« Kenneth Rogoff a écrit un article très intéressant sur le mystère entourant la faiblesse des taux d'intérêt. Il commence par remonter à 2005, lorsque Ben Bernanke rendait l’"excès d'épargne mondial" (global saving glut) responsable des taux d'intérêt réels exceptionnellement bas (par rapport aux normes historiques) dans l'économie mondiale. Son commentaire était une réaction à l'hypothèse classique selon laquelle les taux d'intérêt sont déterminés par les banques centrales. Ken Rogoff […] "partage l'instinct de Bernanke selon lequel les banques centrales décident des taux d'intérêt de très court terme, mais n'ont pratiquement aucune influence sur les taux réels (corrigés de l'inflation) de long terme, outre un modeste effet via les politiques de gestion de portefeuille (par exemple, l’assouplissement quantitatif)."
Les taux d'intérêt devraient être considérés comme le prix qui équilibre un marché où l'offre de fonds (l’épargne) rencontre la demande de fonds (l'investissement). Un changement dans l'offre mondiale de fonds en raison […] des suites de la crise asiatique, de la réaction des pays producteurs de pétrole face à la hausse du prix du pétrole ou encore de l’épargne croissante en l'Allemagne et au Japon (résultat d'une faible croissance et d’une compression des dépenses domestiques) a conduit à une baisse des taux d'intérêt dans la période s’écoulant entre 1998 et 2005.
Que s'est-il passé après 2005 ? Les taux d'intérêt se sont stabilisés pendant quelques années, mais ensuite nous avons vu une nouvelle baisse des taux d'intérêt réels à des niveaux proches de zéro, voire même négatifs pendant et après la crise financière. Ken Rogoff estime que c'est un mystère, que le comportement de l'épargne et de l'investissement au cours de ces années ne peut justifier une nouvelle baisse des taux d'intérêt. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas. Un ralentissement est susceptible de réduire les taux d'intérêt. Oui, l'investissement de la Chine est resté fort, mais ce fut également le cas de son épargne. Et dans les économies avancées, nous avons assisté à un effondrement de l'investissement privé ainsi qu’à une forte augmentation de l'épargne privée (qui fut partiellement compensée dans les premières années par les dépenses publiques, mais plus tellement ensuite, à cause des mesures d’austérité budgétaire). Nous avons donc toutes les conditions pour voir une nouvelle baisse des taux d'intérêt au cours de la période 2008-2013.
Taux d'intérêt sur les bons du Trésor indexés sur l'inflation à 30 ans (en %) En particulier, qu’est-il arrivé à l'épargne dans les pays émergents depuis 2005 ? Rogoff affirme qu’"une théorie connexe voudrait que les citoyens des économies émergentes éprouvent une difficulté à diversifier l’énorme risque inhérent à leur environnement, marqué par une croissance rapide mais volatile, et se sentent particulièrement vulnérables en raison de la faiblesse des filets de protection sociale. Par conséquent, ils épargnent massivement. Ces explications ont un certain mérite, mais il faut reconnaître que les banques centrales et les fonds souverains, et non les citoyens privés, sont les acteurs les plus directement responsables des larges excédents d'épargne. Or, il est difficile de croire que les gouvernements répondent aux mêmes motivations que les citoyens privés."
Je ne suis pas sûr de partager les vues de Rogoff. Les banques centrales ou les fonds souverains ne peuvent pas épargner, ils peuvent tout au plus gérer l'épargne que le secteur privé ou bien le gouvernement ont générée. Prenons un exemple extrême : un pays avec un excédent du compte courant où les citoyens privés ne sont pas autorisés à investir dans des actifs étrangers. Dans ce contexte, l'épargne privée va toujours apparaître sous la forme d'une augmentation des réserves en devises de la banque centrale, dans la mesure où les citoyens privés échangent à la banque centrale les devises étrangères qu'ils ont gagnées en exportant contre la monnaie locale. La banque centrale n’épargne pas, c'est tout simplement la destination de tout revenu gagné (et non dépensé) à l'étranger. Cette histoire correspond bien à l'accumulation de réserves de change en Chine et dans d'autres pays émergents à laquelle nous avons assistée ces dernières années. Une histoire similaire vaut pour les fonds souverains : ils sont tout simplement le moyen par lequel l'épargne (privée ou publique) est acheminée dans des actifs étrangers.
Il y a d'autres facteurs qui ont peut-être influé sur les taux d'intérêt réels au cours de ces dernières années : la fuite vers la qualité en raison de la crise ou encore la possible influence de l'assouplissement quantitatif sur l’allocation des portefeuille, mais il me semble qu'une explication aussi simple que les variations de demande et d’offre représentées par l’épargne et l’investissement sur les marchés financiers mondiaux est suffisamment raisonnable pour expliquer en grande partie l'évolution des taux d'intérêt depuis 1998. »
Antonio Fatás, « Savings glut meets the Great Recession », 9 avril 2013. Traduit par Martin Anota
aller plus loin...
« Bernanke et les taux d’intérêt à long terme »
« Déséquilibres globaux, laxisme monétaire et déstabilisation financière »
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