dimanche 31 juillet 2016

N’est-il pas temps de laisser tomber Rawls ?

« Le Droit des gens (The Law of Peoples) de John Rawls constitue un ouvrage majeur en philosophie politique à l’ère de la mondialisation. Il a été écrit en 1993. Il m’a absorbé au début des années 2000, lorsque je travaillais déjà sur les inégalités mondiales, une question qui était alors totalement nouvelle, entièrement ignorée, en économie. La seule chose en économie qui s’en rapprochait le plus était le théorème Heckschler-Ohlin-Samuelson (HOS) dans l'économie du commerce international, théorème selon lequel les inégalités salariales doivent diminuer dans les pays pauvres et augmenter dans les pays riches quand ils s’engagent dans les échanges commerciaux. Mais ce n’est qu’une facette des mondialisations, qui ne prend en compte que les salaires et néglige d’autres formes de revenu : elle laisse de côté les mouvements de capitaux, l’aide au développement, les mouvements migratoires, les délocalisations, etc. Rien de cela n’était vraiment discuté en économie (et beaucoup de ces thèmes ne le sont toujours pas) dans un cadre mondial et non simplement dans une cadre très limité, par exemple une modélisation à 2 biens et 2 pays. Mais les philosophes politiques avaient beaucoup de choses à dire à propos de tout cela. 

A la fin des années 1990, John Rawls ne se focalisait plus sur la façon par laquelle un Etat-nation devait être organisé (comme il le faisait dans sa Théorie de la Justice). Il avait tourné son attention sur la façon par laquelle le monde devait être organisé. Evidemment, cela doit être fait à un niveau très abstrait et […] ce niveau abstrait était très proche de la situation à laquelle Rawls (mais aussi le monde) semblait faire face au cours des années 1990. Mais, et ce sera mon point clé ici, cette situation a profondément changé au cours des deux dernières décennies, au point que la description abstraite du monde que propose Rawls n’est plus compatible avec ce que nous voyons aujourd’hui et les recommandations que Rawls a pu tirer de sa description ont perdu par là même de leur pertinence. 

Dans Le Droit des gens, Rawls a abandonné la métaphore des individus se rencontrant derrière le voile d’ignorance pour s’accorder a priori sur les principes de justice devant régner dans leur société. Cette règle tient toujours, selon Rawls, dans les sociétés prises individuellement, mais pas dans le monde d’Etats-nations dont les représentants (et non les individus eux-mêmes) se rencontrent pour s’accorder sur les principes qui encadrent leurs relations (inter-sociétales). 

Rawls identifie cinq types de sociétés : les sociétés libérales (c’est-à-dire précisément celles dont il est question dans sa Théorie de la justice), les sociétés hiérarchiques consultatives, les sociétés "accablées", les Etats hors-la-loi (notez que Rawls n’utilise pas le terme de "sociétés" les concernant) et les absolutismes bienveillants. Nous pouvons écarter cette dernière catégorie parce qu’elle n’a jamais joué de rôle dans Le Droit des gens. (Je n’ai jamais compris pourquoi. Peut-être que Rawls ne savait pas quoi faire avec elle.) Les sociétés libérales et les hiérarchies consultatives sont des sociétés "bien ordonnées" (ce qui signifie que dans chacune d’entre elles les principes sur lesquels elles se fondent sont renforcés par les actions quotidiennes des peuples) ; elles se respectent mutuellement, elles respectent les principes (différents) sur lesquels chacune est fondée. Les sociétés accablées ne peuvent devenir libérales parce qu’elles sont freinées par leur pauvreté. Les Etats hors-la-loi font tout le temps la guerre (et ce sans réel motif ; comme dans un film d’Hollywood, ils semblent juste adorer jouer les fauteurs de désordres). 

Donc les règles deviennent alors relativement simples et certains diraient même simplistes. Les sociétés bien ordonnées, bien que différentes en termes de structure interne, peuvent coexister en paix parce qu’elles se respectent l’une l’autre et les sociétés libérales n’essayent pas d’imposer leurs normes sur les hiérarchies consultatives. Elles n’essayent pas d’exporter la démocratie. Deuxièmement, les sociétés libérales ont le devoir d’aider les sociétés accablées, mais pas plus qu’il ne le faut pour que ces dernières deviennent libérales, ce qui, selon Rawls, survient à un très faible niveau de vie. Au-delà de ce point, même de larges écarts en termes de revenu dans le groupe des sociétés bien ordonnées ne justifient pas une poursuite de l’aide internationale. En d’autres mots, il n’y a pas de raison pour que la Norvège aide le Bangladesh dans la mesure où ils sont tous deux bien ordonnés. Enfin, Rawls rejette l’idée que la migration soit un droit, contre l’idée d’utiliser la migration pour alléger la pauvreté et les inégalités mondiales. Les pays (autrement dit, les populations organisées) ont le contrôle de leur territoire et eux seuls décident des personnes qu’ils acceptent. Ils peuvent accepter les réfugiés qui fuient la persécution, mais pas les migrants économiques (ce qui est d’ailleurs cohérent avec le fait que Rawls sous-estime l’importance que revêt le revenu pour notre bonheur). 

Résumons : les sociétés libérales réaffirment quotidiennement leurs principes libéraux, elles vivent en paix avec les sociétés hiérarchiques, elles n’exportent pas la démocratie, elles aident seulement les pays les plus pauvres et en l’occurrence très modestement, et elles refusent la migration économique. 

Comme vous pouvez le comprendre, cela explique pourquoi j'ai pu être intéressé par Rawls par le passé : à la différence des économistes, il présente une description cohérente du monde et des règles économiques. Mais alors pourquoi ai-je aujourd’hui un problème avec la taxinomie de Rawls ? 

Rappelons quelques changements qui sont survenus durant les deux dernières décennies et pour lesquels je ne trouve pas de place dans la taxinomie de Rawls. Les démocraties libérales n’affirment pas les principes du libéralisme, comme Rawls s’y attendrait, ni au niveau domestique, ni au niveau international. Il est inconcevable pour Rawls, si ces sociétés fonctionnent bien, qu’elles puissent rendre mécontent un tiers de la population, voire plus, comme aux Etats-Unis aujourd’hui, qu’autant de leurs résidents puissent ne pas croire dans les principes libéraux, ni ne vouloir les affirmer dans leur vie quotidienne. […] Cela, plus l’importance proéminente de l’argent dans la politique électorale, les plus faibles taux d’imposition pour le capital que pour le travail, une désaffection de l’éducation publique, etc., impliquent qu’au niveau domestique les sociétés soi-disant libérales sont très éloignées de l’idée de libéralisme de Rawls. […] Ces sociétés appartiennent à une catégorie entièrement différente. En outre, en politique étrangère, comme cela a pu apparaître manifestement avec la guerre d’Irak, ils agissent comme les Etats hors-la-loi puisqu’ils enfreignent les règles fondamentales sur lesquelles la communauté internationale est fondée, à savoir l’absence de guerres d’agression. Donc, les sociétés "libérales" sont non-libérales (dans le sens rawlsien du terme) au niveau domestique et agissent comme des Etats hors la loi. 

Les bienveillantes hiérarchies consultatives que Rawls avait probablement en tête de façon à intégrer les sociétés islamiques dans son schéma n’existent pas en pratique. Le Moyen-Orient est soit plongé dans un chaos total, soit en grippes avec des dictatures absolutistes comme l’Egypte, l’Arabie saoudite et les émirats du Golfe. Donc ce ne sont pas des sociétés "bien ordonnées" dans le sens qu’en donne Rawls. 

Il n’y a pas de place dans sa taxinomie pour des organisations non étatiques opérant dans plusieurs pays comme l’Etat islamique. Une théorie générale qui n’a pas de place pour des organisations qui n’acceptent pas les frontières étatiques actuelles est clairement incomplète. (C’est une question sur laquelle Rawls se montre particulièrement faible parce qu’il considère les frontières comme données, ce qui est plutôt étrange, sachant qu’il écrivait suite à l’éclatement de l’URSS, de la Tchécoslovaquie, de l’Ethiopie et de la Yougoslavie). 

Il n’y a aussi pas de place pour ce que l’on appelle aujourd’hui une "démocratie illibérale", à savoir une société qui a essentiellement l’aspect d’une société libérale (élections, partis politiques, ONG) et où pourtant seul un parti ou un meneur remporte systématiquement les élections et où les médias et le système judiciaire sont contrôlés, directement ou indirectement. 

Les migrations, conduites par des raisons économiques et donc par les inégalités mondiales, n’ont pas de place chez Rawls. Mais elles existent dans le monde réel, où il y a des millions de migrants économiques qui partent d’Afrique et d’Asie pour aller en Europe ou bien qui partent du Mexique et d’Amérique centrale pour aller aux Etats-Unis. Mais une théorie qui déclare que ces choses ne surviennent pas se révèle inutile quand elles surviennent. 

Enfin, Rawls sous-estime nettement l’importance que les gens attachent au revenu et à la richesse pour leur bien-être. Or l’importance des incitations pécuniaires s’est accrue avec la mondialisation puisque les écarts de revenu sont alors devenus plus manifestes. 

Les changements que l’on a pu observer au cours des deux dernières décennies ont été, je crois, si profonds que la typologie proposée par Rawls a perdu de sa pertinence. Mais si la typologie ne colle pas à la réalité, alors les relations entre les sociétés qu’il recommande en se basant sur cette typologie n’ont aucune pertinence. C’est pourquoi je pense qu’il est temps soit d’abandonner Rawls, soit de le réviser en profondeur. C’est une tâche pour les philosophes politiques. » 

Branko Milanovic, « Time to ditch Rawls? », globalinequality (blog), 31 juillet 2016. Traduit par Martin Anota

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