« Jusqu’à présent, la sévère récession que tout le monde évoquait au lendemain du référendum du Brexit ne semble pas se matérialiser en Grande-Bretagne, ce qui ne doit pas vraiment surprendre, parce que, comme je l’ai expliqué dans un précédent billet, les arguments économiques justifiant l’idée d’une telle récession sont très fragiles. (Aïe ! Je viens de me faire claquer un muscle en me félicitant !) Mais nous sommes les témoins d’une large chute de la livre, qui s’est accélérée lorsqu’il est devenu de plus en plus manifeste que la sortie de l’Union européenne ne se fera pas sans heurts. Que devons-nous en penser ?
A l’origine, les histoires que l’on entend à propos de la chute de la livre sont souvent associées à la prédiction d’une récession en Grande-Bretagne : la demande d’investissement domestique s’effondrerait, ce qui pousserait durablement les taux d’intérêt à un faible niveau et par là même entraînerait une fuite des capitaux. Mais l’effondrement de la demande ne semble pas avoir lieu. Donc que se passe-t-il ?
Jusqu'à maintenant, j’ai abordé cette question sous l’angle du commerce, en particulier du commerce de services financiers. Il me semble que l'on peut en parler en termes d’"effet de taille de marché" (home market effect), une vieille histoire dans le commerce international, mais qui n’a été formalisée qu’à partir des années quatre-vingt.
En voici une version informelle : imaginez un bien ou service qui soit sujet à des économies d’échelle dans la production tellement larges que, s’il est consommé dans deux économies, vous voulez le produire dans un seul pays et l’exporter vers l’autre, même s’il y a des coûts de transport. Où cette production sera-t-elle localisée ? Toute chose égale par ailleurs, vous choisirez le plus grand marché, notamment pour minimiser les coûts de transport. Bien sûr, toute chose n’est pas égale, mais cet effet de taille de marché va être un élément important, dépendant du niveau des coûts de transport.
Dans l’un des modèles que j’ai développés dans ce vieil article, la totalité de la production ne quitte pas le plus petit pays ; ce dernier verse de plus faibles salaires, ce qui lui permet de gagner en compétitivité ce qu’il a perdu en termes d’accès au marché. En effet, il a utilisé un taux de change plus faible pour compenser l’étroitesse de son marché.
Dans le cas de la Grande-Bretagne, je suggère que nous considérions les services financiers comme le secteur en question. De tels services sont sujets à des économies d’échelle aussi bien internes qu’externes, ce qui tend à les concentrer dans une poignée de grands centres financiers autour du monde, notamment la City de Londres. Mais nous faisons désormais face à la perspective d’une hausse significative des coûts de transaction entre la Grande-Bretagne et le reste de l’Europe, ce qui génère une incitation à déplacer ces services de la plus petite économie (la Grande-Bretagne) vers la plus grande économie (le reste de l’Europe). La Grande-Bretagne a par conséquent besoin d’un taux de change plus faible pour compenser cet impact négatif. Est-ce que cela appauvrit la Grande-Bretagne ? Ce n’est pas seulement l’effet d’efficience associé aux barrières aux échanges, il y a aussi un effet sur les termes de l’échange, dans la mesure où le taux de change réel se déprécie.
Mais il est important d’être conscient que tout le monde en Grande-Bretagne ne sera pas affecté de la même façon. Avant le Brexit, la Grande-Bretagne a évidemment connu une version de ce qu’on qualifie de "maladie hollandaise" (Dutch disease). Dans sa forme traditionnelle, celle-ci désigne la façon par laquelle l’exploitation et l’exportation de ressources naturelles évincent l’industrie en poussant le taux de change à la hausse. Dans le cas du Royaume-Uni, les exportations financières de la City jouent le rôle que peuvent jouer les ressources naturelles dans d’autres pays. Donc l’affaiblissement du secteur financier est bénéfique à l’industrie britannique, mais aussi peut-être aux revenus des personnes qui vivent loin de la City et qui dépendent toujours, directement ou indirectement, de l’industrie pour leurs revenus. Ce n’est pas une coïncidence si ce sont certaines régions d’Angleterre (et non d’Ecosse !) qui se sont prononcées en faveur d’une sortie de l’Union européenne.
Y a-t-il une morale pour la politique économique ? Fondamentalement, une dépréciation de la livre sterling ne doit pas être perçue comme un coût additionnel du Brexit, elle fait juste partie intégrante de l’ajustement. Et ce serait une grande erreur de chercher à soutenir la livre sterling : les vieilles notions de taux de change d’équilibre ne s’appliquent plus. »
Paul Krugman, « Notes on Brexit and the pound », The Conscience of a Liberal (blog), 11 octobre 2016. Traduit par Martin Anota

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