lundi 30 janvier 2017

L'impact économique du colonialisme

« Les immenses inégalités économiques que nous observons aujourd’hui dans le monde ne sont pas apparues du jour au lendemain, ni même au cours du siècle dernier. Elles sont le résultat d’une multitude de processus historiques dépendants de la trajectoire suivie (path-dependent), dont l’un des plus importants a été le colonialisme européen. Si nous revenons cinq cents ans en arrière, c’est-à-dire à l’aube de ce projet colonial, nous voyons peu d’inégalités et de faibles différences entre pays pauvres et pays riches (les seconds étaient 4 fois plus riches que les premiers). Aujourd’hui, les pays les plus riches sont plus de 40 fois plus riches que les pays les plus pauvres du monde. Quel rôle le colonialisme a-t-il joué dans tout cela ?

Dans nos travaux avec Simon Johnson, nous avons montré que le colonialisme a façonné les inégalités modernes de plusieurs manières fondamentales, mais hétérogènes. En Europe, la découverte des Amériques et l’émergence d’un projet colonial de masse, tout d’abord dans les Amériques, puis ensuite en Asie et en Afrique, ont potentiellement contribué à stimuler le développement institutionnel et économique, en mettant en place certaines des conditions préalables à ce qui allait devenir la Révolution industrielle [Acemoglu et al., 2005]. Mais la manière par laquelle cela fonctionné était conditionnée par les différences institutionnelles au sein de l’Europe. Dans des pays comme la Grande-Bretagne, où une lutte antérieure contre la monarchie avait donné le dessus au Parlement et à la société, la découverte des Amériques a conduit à une plus grande autonomisation des groupes commerciaux et industriels, qui furent capables de tirer profit des nouvelles opportunités économiques que présentèrent les Amériques et bientôt l’Asie et faire pression pour de meilleures institutions politiques et économiques. La conséquence en a été la croissance économique. Dans d’autres pays, comme l’Espagne, où les institutions politiques et l’équilibre des pouvoirs étaient initialement différents, le résultat a été différent. La monarchie dominait la société, le commerce et les opportunités économiques, ce qui a eu pour conséquence l'affaiblissement des institutions politiques et le déclin de l'économie. Comme l'ont écrit Marx et Engels dans le Manifeste communiste : "La découverte de l’Amérique, le passage du Cap, ont ouvert un nouveau terrain à la bourgeoisie montante".

C'est ce qui s'est produit, mais seulement dans certaines circonstances. Dans d'autres, cela a entraîné un retard de la bourgeoisie. En conséquence, le colonialisme a favorisé le développement économique dans certaines parties de l'Europe et l'a retardé dans d'autres.

Le colonialisme n’a cependant pas eu d’impact uniquement sur le développement des sociétés qui ont recouru à la colonisation. Il a aussi eu des répercussions sur les sociétés qui ont été colonisées. Dans nos travaux [Acemoglu et al., 2001, 2002], nous avons montré que ces effets étaient hétérogènes. En effet, le colonialisme a fini par créer des types de sociétés très différents selon les endroits. En l’occurrence, le colonialisme a laissé des héritages institutionnels très différents dans différentes parties du monde, avec des conséquences profondément divergentes sur le développement économique. La raison sous-jacente n’est pas que les différentes puissances européennes ont transplanté différents types d’institutions, si bien que l’Amérique du Nord aurait réussi grâce à l’héritage des institutions britanniques, tandis que l’Amérique latine aurait échoué à cause de ses institutions espagnoles. En fait, les données suggèrent que les intentions et les stratégies des différentes puissances coloniales étaient très similaires [Acemoglu et Robinson, 2012].

Les conséquences ont été très différentes en raison de la variation des conditions initiales dans les colonies. Par exemple, en Amérique latine, où il y avait d’importantes populations indigènes, une société coloniale a pu être créée sur la base de l’exploitation de ces populations. En Amérique du Nord, où de telles populations n’existaient pas, une telle société était infaisable, même si les premiers colons britanniques ont essayé de la mettre en place. En réponse, la société nord-américaine a pris une direction complètement différente : les premières entreprises de colonisation, comme la Virginia Company, devaient attirer les Européens et les empêcher de fuir vers la frontière ouverte et les inciter à travailler et à investir. Les institutions qui y parvenaient, telles que les droits politiques et l’accès à la terre, étaient même radicalement différentes de celles du pays colonisateur. Quand les colons britanniques ont trouvé des conditions similaires à celles de l’Amérique latine, par exemple en Afrique du Sud, au Kenya ou au Zimbabwe, ils étaient parfaitement capables et intéressés à mettre en place ce que nous avons appelé des "institutions extractives", fondées sur le contrôle et l’extraction de rentes auprès des peuples autochtones. Dans Acemoglu et Robinson (2012), nous affirmons que les institutions extractives, qui privent la vaste majorité de la population de motivations ou d’opportunités, sont associées à la pauvreté. Ce n’est pas non plus une coïncidence si des sociétés africaines sont aujourd’hui aussi inégalitaires que les pays d’Amérique latine.

Ce n’est pas seulement la densité des populations autochtones qui importait pour le type de société qui s’est formé. Comme nous l’avons montré dans Acemoglu et al. (2001), l’environnement pathologique auquel étaient confrontés les potentiels colons européens était également important. Un élément qui a encouragé la colonisation de l’Amérique du Nord était l’environnement pathologique relativement bénin qui a facilité la stratégie de création d’institutions pour garantir la migration européenne. Un élément qui a encouragé la création d’institutions extractives en Afrique de l’Ouest était le fait que cette région était le "cimetière de l’homme blanc", décourageant la création "d’institutions économiques inclusives" qui ont encouragé la colonisation et le développement de l’Amérique du Nord. Ces institutions inclusives, contrairement aux institutions extractives, ont créé des incitations et des opportunités pour la grande majorité de la population.

Si nous nous focalisons sur l’environnement pathologique comme une source de variation dans les sociétés coloniales, ce n’est pas parce que nous considérons qu’il s’agit de la seule ou même de la principale source de variation dans la nature de ces sociétés. C’est pour une raison scientifique particulière : nous avons affirmé que les facteurs historiques qui ont influencé l’environnement pathologique pour les Européens et donc leur propension à migrer vers une colonie donnée ne sont pas eux-mêmes une source significative de variation du développement économique actuel. Plus techniquement, cela signifie que les mesures historiques de la mortalité des colons européens peuvent être utilisées comme variable instrumentale pour estimer l’effet causal des institutions économiques sur le développement économique (mesuré par le revenu par habitant).

Le principal problème auquel est confrontée cette approche est que les facteurs qui ont historiquement influencé la mortalité européenne peuvent être persistants et influencer le revenu aujourd’hui, peut-être via des effets sur la santé ou l’espérance de vie contemporaine. Il y a cependant plusieurs raisons pour lesquelles cela n’est probablement pas le cas. Premièrement, nos mesures de la mortalité européenne dans les colonies datent d’il y a environ 200 ans, avant la fondation de la médecine moderne ou la compréhension des maladies tropicales. Deuxièmement, il s’agit de mesures de la mortalité à laquelle sont confrontés les Européens qui n’étaient pas immunisés contre les maladies tropicales, ce qui est très différent de la mortalité à laquelle sont confrontés les peuples autochtones aujourd’hui, ce qui est sans doute ce qui est pertinent pour le développement économique actuel de ces pays. Juste pour vérifier, nous avons également montré que nos résultats restent robustes après le contrôle économétrique de diverses mesures modernes de la santé, telles que le risque de paludisme et l’espérance de vie.

Donc, tout comme le colonialisme a eu des effets hétérogènes sur le développement en Europe, le favorisant dans des pays comme la Grande-Bretagne, mais le retardant en Espagne, il a eu des effets très hétérogènes dans les colonies. Dans certains pays, comme en Amérique du Nord, il a créé des sociétés dotées d’institutions bien plus inclusives que dans le pays colonisateur lui-même et a semé les graines de l’immense prospérité que connaît actuellement la région. Dans d’autres, comme en Amérique latine, l’Afrique ou l’Asie du Sud, il a créé des institutions extractives qui ont conduit à de très médiocres performances de développement à long terme.

Le fait que le colonialisme ait eu des effets positifs sur le développement dans certains contextes ne signifie pas qu’il n’a pas eu d’effets négatifs dévastateurs sur les populations et la société autochtones. Il en a eu.

De nombreux autres éléments empiriques vont dans le sens de l’idée selon laquelle le colonialisme au début de l’époque moderne et à l’époque moderne a eu des effets hétérogènes. Par exemple, Putnam (1994) a suggéré que c’était la conquête normande du sud de l’Italie qui a créé le manque de "capital social" dans la région, la pénurie de vie associative qui a conduit à une société manquant de confiance et de capacité à coopérer. Pourtant, les Normands ont également colonisé l’Angleterre, ce qui a mené à une société qui a donné naissance à la Révolution industrielle. La colonisation normande a donc eu elle aussi des effets hétérogènes.

Le colonialisme a joué un rôle important dans le développement parce qu’il a façonné les institutions de différentes sociétés. Mais plusieurs autres facteurs ont également influencé ces dernières et, du moins au début de l'époque moderne et à l’époque moderne, un certain nombre de pays ont réussi à éviter le colonialisme. Il s’agit notamment de la Chine, de l’Iran, du Japon, du Népal et de la Thaïlande, entre autres, et les résultats en matière de développement sont très variables au sein de ces pays, sans parler des grandes variations au sein même de l’Europe. Cela soulève la question de l’importance quantitative du colonialisme européen en comparaison avec d’autres facteurs. Acemoglu et al. (2001) calculent que, selon leurs estimations, les différences dans les institutions économiques expliquent environ les deux tiers des différences de revenu par habitant dans le monde. Dans le même temps, Acemoglu et al. (2002) montrent que, à elles seules, la mortalité historique des colons et la densité de population autochtone en 1500 expliquent environ 30 % de la variation des institutions économiques dans le monde d’aujourd’hui. Si l’on ajoute à cela l’urbanisation historique de 1500, qui peut aussi expliquer la variation de la nature des sociétés coloniales, la variation atteint plus de 50 %. Si c’est effectivement le cas, alors un tiers des inégalités de revenus dans le monde d’aujourd’hui peut s’expliquer par l’impact variable du colonialisme européen sur les différentes sociétés. Un gros morceau.

Il est évidemment plausible que le colonialisme ait façonné les institutions historiques des colonies. Par exemple, nous savons que dans le Pérou des années 1570, le vice-roi espagnol Francisco de Toledo a mis en place un vaste système de travail forcé pour extraire l’argent de Potosí. Mais ce système, la Mita de Potosí, a été aboli dans les années 1820, lorsque le Pérou et la Bolivie sont devenus indépendants. Prétendre qu’une telle institution ou, plus largement, les institutions créées par les puissances coloniales du monde entier influencent le développement aujourd’hui, c’est prétendre que le colonialisme a influencé l’économie politique de ces sociétés d’une manière qui a conduit ces institutions à perdurer directement ou à laisser un héritage dépendant de la trajectoire suivie. Le travail forcé des peuples autochtones a perduré directement jusqu’à au moins la révolution bolivienne de 1952, lorsque le système connu sous le nom de "pongueaje" a été aboli. Plus généralement, Acemoglu et Robinson (2012, chapitres 11 et 12) et Melissa Dell (2010) examinent de nombreux mécanismes via lesquels cela a pu se produire.

En conclusion, soulignons que nos constats empiriques ont d’importantes implications pour les théories alternatives du développement comparatif. Certains affirment que les différences géographiques sont prédominantes pour expliquer les schémas de développement à long terme. Au contraire, nous avons montré qu’une fois le rôle des institutions pris en compte, les facteurs géographiques ne sont pas corrélés aux résultats du développement. Le fait qu’il existe, par exemple, une corrélation entre la latitude et la géographie n’indique pas une relation de cause à effet. Elle est simplement due au fait que le colonialisme européen a créé un modèle d’institutions corrélé à la latitude. Une fois ce facteur contrôlé, les variables géographiques ne jouent plus aucun rôle causal.

D’autres affirment que les différences culturelles sont primordiales dans le développement. Nous n’avons trouvé aucun rôle pour les différences culturelles mesurées de plusieurs manières. Premièrement, la composition religieuse des différentes populations. Deuxièmement, comme nous l’avons souligné, l’identité de la puissance coloniale. Troisièmement, la proportion de la population d’un pays d’ascendance européenne. Il est vrai, bien sûr, que les États-Unis et le Canada se sont remplis d’Européens, mais dans notre raisonnement cela a été dû au fait que ces pays avaient de bonnes institutions. Ce n’est pas la domination numérique des populations d’origine européenne qui est aujourd’hui le moteur du développement. »

Daron Acemoglu & James A. Robinson, « The economic impact of colonialism », 30 janvier 2017. Traduit par Martin Anota

 

Références

Acemoglu, Daron, S. Johnson & James A. Robinson (2001), « The colonial origins of comparative development: An empirical investigation », in American Economic Review, vol. 91. 

Acemoglu, Daron, S. Johnson & James A. Robinson (2002), « Reversal of fortune: Geography and institutions in the making of the modern world income distribution », in Quarterly Journal of Economics, vol. 118. 

Acemoglu, Daron, S. Johnson & James A. Robinson (2005), « The rise of Europe: Atlantic trade, institutional change and economic growth », in American Economic Review, vol. 95. 

Acemoglu, Daron, & James A. Robinson (2012), Why Nations Fail, Crown. Traduction française, Prospérité, Puissance et Pauvreté, Markus Haller. 

Dell, Melissa (2010), « The persistent effects of Peru’s mining Mita », in Econometrica, vol. 78. 

Putnam, Robert H., Robert Leonardi & Raffaella Y. Nanetti (1994), Making Democracy Work, Princeton University Press.

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