« Dani Rodrik a tweeté une bonne question l’autre jour : pourquoi y a-t-il autant de rejet vis-à-vis le libre-échange, mais si peu vis-à-vis de la finance ? Au Royaume-Uni, il reste à déterminer s’il y a eu un rejet vis-à-vis du libre-échange, mais il n’y en a certainement pas eu vis-à-vis de la finance, donc la question de Dani reste valide.
Il y a trois choses qui rendent cette absence particulièrement intrigante. La première est que les coûts des crises financières sont bien plus grands que les estimations des coûts de l’appartenance à l’Union européenne et pourtant il y a bien plus d’hostilité vis-à-vis de cette dernière. La deuxième est que le scepticisme à propos du secteur financier est dans une certaine mesure non partisan. Dans son livre Adam Smith: What He Thought and Why It Matters, le conservateur Jesse Norman accuse les banques d’une extraction de rentes "suralimentées" et dit que "le secteur bancaire pourrait générer peu ou pas de valeur économique réelle nette". Et il y a d’innombrables petits entrepreneurs (et d’anciens hommes d’affaires) dont l’opinion ferait rougir des marxistes endurcis. Et troisièmement, l’escroquerie du système financier ne se résume pas seulement à la "subvention trop grosse pour faire faillite". […] Les gens choisissent en fait d’être arnaqués, par exemple en ayant affaires avec des fonds de gestion active réalisant de piètres performances, mais ayant des frais d’entrée élevés. […]
Donc, pourquoi n’y a-t-il pas eu de rejet vis-à-vis de la finance ? Voici cinq explications possibles non exclusives. L’une est la pleine complaisance. Nous respectons davantage les profiteurs et les fraudeurs lorsqu’ils sont riches et bien habillés que lorsqu’ils sont pauvres et en survêtements.[…]
Une deuxième possibilité est la résignation. Quand les inégalités sont grandes et enracinées, nous nous y habituons et nous ne nous rebellons pas.
Troisièmement, nous ne voyons tout simplement pas les scénarii contrefactuels. S’il n’y avait pas eu la crise de 2008, non seulement nous aurions de plus hauts revenus, mais nous aurions aussi une société plus tolérante sans les fractures sociales et la crise politique que le Brexit a provoquées. Mais nous ne voyons pas ce monde. Nous ne voyons donc pas clairement les dommages que le secteur financier a provoqués.
C’est exact d’une autre façon. Même s’il n’y avait pas eu de crise, le secteur financier laisserait beaucoup à désirer. D’un côté, il est exploiteur et non concurrentiel. Comme Thomas Philippon et Guillaume Bazot l’ont montré, le coût de la finance n’a pas changé depuis plusieurs décennies, malgré beaucoup d’avancées techniques. De l’autre, le secteur financier a échoué à développer des produits utiles qui puissent nous aider à répartir le risque, tels que des futures de prix de l’immobilier, de l’assurance sociale de soins ou des macro-marchés liés au PIB, aux profits agrégés ou aux revenus professionnels. Parce que nous ne voyons pas le monde alternatif dans lequel la finance est concurrentielle et offre des innovations utiles, nous ne saisissons pas à quel point elle est dysfonctionnelle.
Quatrièmement, comme David Leiser l’a montré, les gens ont du mal à connecter les faits économiques. Ils ne lient pas l’effondrement des banques avec une décennie de stagnation des salaires réels. […]
Ce qui m’amène à quelque chose d’autre. Pendant des décennies, le débat politique à propos de l’économie a eu pour présomption que le capitalisme est fondamentalement sain et que le rôle de l’Etat est de fournir le cadre de politique stable et de régulation souple qui puisse libérer son dynamisme sous-jacent. La question a été "comment l’Etat peut servir le capital ?" plutôt que "qu’est-ce qui doit être fait pour réparer ou remplacer un système pourri ?" Parce que les idées peuvent demeurer même si leur base factuelle s’est érodée, nous sommes coincés dans ce paradigme. C’est pourquoi les conservateurs ont réussi à convaincre que les travaillistes, plutôt que les banquiers, étaient responsables des déficits publics d’après-crise. [...]
Nos perceptions de systèmes complexes sont perturbées par des biais cognitifs. Parfois, ces distorsions contribuent à légitimer les inefficacités et l’exploitation. L’économie comportementale et les théories marxistes de l’idéologie sont bien plus compatibles entre elles qu’on a tendance à le croire. »
Chris Dillow, « The missing backlash », Stumbling & Mumbling (blog), 2 août 2019. Traduit par Martin Anota
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« Quel est l'impact de la Grande Récession sur la production potentielle ? »
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