« Nous sommes désolés de dire que nous pensons que les économistes universitaires laissent tomber le monde. La science économique a apporté une contribution étonnamment limitée aux discussions sur le changement climatique. Pour prendre un exemple, le Quarterly Journal of Economics, qui actuellement la revue la plus citée dans le domaine de la science économique, n'a jamais publié d'article sur le changement climatique.
Dans cette colonne, nous présentons d'autres données bibliométriques, pour un éventail de revues d'économie "généralistes", pour illustrer un échec majeur de notre profession. Nous suggérons qu'une certaine forme d’intervention urgente, de la part des éditeurs et des professeurs confirmés, est désormais nécessaire pour sortir de ce qui semble être un mauvais équilibre de Nash. Sinon, l'histoire jugera sévèrement notre profession. Et malheureusement, elle le devra.
L’action sur le changement climatique constitue sans doute le plus grand défi de politique publique de notre époque. Depuis au moins cinquante ans [Benton, 1970 ; Madden et Ramanathan, 1980], les données scientifiques confirment l'idée que la planète se réchauffe et qu’elle se réchauffe à cause de l'activité humaine. Les chercheurs en sciences naturelles ont fait leur travail.
C’est désormais principalement d'un problème de sciences sociales. Les forces économiques sont en grande partie à l'origine du problème du dioxyde de carbone et pourtant notre discipline est actuellement peu visible. Comme nous le montrerons, les articles publiés dans nos principales revues sont étonnamment rares et loin d'être à la hauteur de l'ampleur du problème et de la contribution potentielle et nécessaire de la science économique. Nous sommes désolés de dire que nous pensons que les économistes laissent tomber la civilisation humaine, y compris leurs propres petits-enfants et arrière-petits-enfants.
Il est temps (comme nous le soutenons dans Oswald et Stern [2019]) pour notre discipline de s’engager dans une discussion sérieuse sur ses priorités et ce que peut être sa contribution. Nous tentons ici de résumer quelques idées issues de notre article.
Les concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone dépassent désormais les 400 parties par million (ppm) et la dernière fois que cela s'est produit la température moyenne à la surface de la planète était d'environ 3 °C supérieure à celle de la fin du dix-neuvième siècle (le point de référence habituel). Le niveau de la mer était alors de 10 à 20 mètres plus élevé qu'aujourd'hui. C'était il y a environ trois millions d'années ; l'Homo sapiens est présent sur Terre depuis environ 250.000 ans. Nos civilisations fondamentales, avec la culture des céréales et les peuplements humains et excédents associés, se sont développées pendant l'Holocène, depuis le réchauffement qui a suivi la dernière période glaciaire, couvrant pratiquement les 10.000 dernières années. Cette période bénigne a connu approximativement plus ou moins 1 °C. Nous sommes maintenant, à 1 °C, à la limite supérieure. De plus, nous ajoutons 2 ppm de CO2 par an et nous nous dirigeons donc probablement vers une hausse des températures 3 °C ou plus au cours du siècle prochain, à moins que nous n'apportions des changements radicaux et rapides à nos processus de production et de consommation.
GRAPHIQUE Température mondiale moyenne à la surface de la terre et des océans (relativement à la moyenne enregistrée entre 1951 et 1980) Le rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) d'octobre 2018 a montré que la différence d'impact entre 1,5 °C et 2 °C était très large. Cette hausse de 0,5 °C impliquerait, par exemple, que la durée des sécheresses doublerait, que la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes ferait plus que doubler et que tous les coraux disparaîtraient. C'est pourquoi l'Accord de Paris de la CCNUCC (COP21) de décembre 2015, auquel plus de 190 pays ont souscrit, a judicieusement fixé l'objectif de contenir la hausse des températures "bien en dessous de 2 °C" avec des efforts pour la limiter à 1,5 °C.
Pour avoir une chance raisonnable de maintenir la hausse des températures en dessous de 2 °C, nous devons absolument réduire nos émissions de gaz à effet de serre d'environ 40 % au cours des deux prochaines décennies. Des réductions bien plus importantes sont nécessaires pour la maintenir en dessous de 1,5 °C.
Ces chiffres simples illustrent clairement l'ampleur et l'urgence du changement nécessaire. Les investissements des deux prochaines décennies sont décisifs pour la planète et l'avenir de nos enfants et de leurs enfants. Ces investissements seront déterminés par les décisions prises dans ces prochaines années. Une bonne science économique peut et doit jouer un rôle fondamental pour guider le cadre politique qui influencera ces décisions. C'est pourquoi il est si important que notre profession accélère son action dès maintenant.
Le changement requis doit être radical, mais il peut entraîner, au cours des toutes prochaines décennies, une croissance forte et inclusive et une réduction de la pauvreté. Il peut stimuler la production (dans un monde contraint par la demande) et accroître l'offre à court et moyen terme. Il déclenche déjà une vague de progrès technique schumpétérien, qui sera puissante au cours des prochaines décennies. Et nous savons qu'il n'existe pas de scénario de croissance à long terme à forte intensité de carbone. Elle s'autodétruirait dans l'environnement très hostile qu'elle créerait.
Rien de tout cela ne se produit sans une politique efficace. C'est là où la science économique a son rôle à jouer. De plus, il doit être clair que nous avons besoin de contributions analytiques de tous les horizons de notre sujet. L’essentiel portera sur la volonté politique et les institutions ; l'économie politique est centrale. Et le changement comportemental est fondamental. Malheureusement, la modélisation économique a trop souvent traité le problème de cette manière. Nous ne devrions pas considérer une question au travers des structures familières simplement parce qu'elles nous sont familières. Cette approche ne permet tout simplement pas de saisir les enjeux. De plus, nous devons prendre au sérieux l'éthique et la philosophie morale.
Nous avons assurément le devoir de nous impliquer. Parallèlement, les questions et les analyses sont fascinantes. Ce n'est pas seulement leur importance qui les rend passionnantes, mais aussi leur contenu analytique. Des preuves empiriques convaincantes des implications causales de l'environnement naturel pour le bien-être humain commencent à émerger (par exemple, Luechinger [2009], Levinson [2012]). Il y a de nouvelles façons d'attribuer une valeur explicite aux influences environnementales. Voir également, par exemple, les articles implicitement listés dans le Tableau, qui inclut de nombreux articles de contributeurs importants tels que William Nordhaus et Martin Weitzman, ainsi que les travaux récents d'Atkinson et al. [2012], Maddison et al. [2019], Clayborn et Brooks [2019] et Stern [2015, 2018].
Si l'on regarde les principales revues universitaires de science économique, il est difficile d'échapper à l'idée que les économistes laissent tomber le monde. Le tableau donne quelques chiffres et a de troublantes implications. Notamment, le Quarterly Journal of Economics, qui est actuellement la revue la plus citée de notre discipline, n'a publié pour l’instant aucun article sur le changement climatique. Le tableau fournit également des données pour l'Economic Journal, le Journal of Political Economy, la Review of Economic Studies, l'American Economic Review, Economica, Econometrica, l'American Economic Journal – Applied Economics et le Journal of the European Economic Association. […]
Nous acceptions l’idée qu’il pourrait y avoir de petites erreurs et, parfois, des aspects discutables dans notre système de classification. Mais nous espérons que les lecteurs conviendront que ces erreurs n'auront probablement aucune incidence sur la validité de notre raisonnement.
Ce manque de recherche sur les questions entourant le changement climatique de la part des économistes et des chercheurs des sciences sociales a été souligné de manière plus générale il y a dix ans dans un article de Goodall [2008]. Goodall et Oswald [2019] ont également noté que depuis 2000 les 50 revues classées dans le classement du FT Research Rank n'ont publié que 11 articles sur le déclin des espèces et la biodiversité (sur un total de 47.000 articles).
Nous soupçonnons que la science économique moderne est coincée dans une sorte d'équilibre de Nash. Les économistes universitaires sont obsédés par la publication en tant que telle et par la satisfaction des potentiels référents. Si peu d'économistes écrivent d’articles sur le changement climatique, c'est, selon nous, parce que les autres économistes n'en écrivent pas.
En conclusion
Il est temps que notre profession prenne ses responsabilités. Les économistes sont restés trop silencieux sur le plus grand problème de notre époque. Si nous n'agissons pas rapidement, nous pensons que la discipline sera jugée sévèrement par les humains de demain, y compris par nos propres enfants.
Nous devons sortir du mauvais équilibre de Nash qui prévaut. Une action de la part des rédacteurs de revues et des professeurs d'université est nécessaire. De nouvelles incitations sont nécessaires. Maintenant, pas demain. »
Nicholas Stern & Andrew Oswald, « Why are economists letting down the world on climate change? », 17 septembre 2019. Traduit par Martin Anota
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