vendredi 24 avril 2020

Ricardo, Marx et les inégalités interpersonnelles de revenu

« C’est une question souvent posée : qu’est-ce que Ricardo et Marx ont à dire sur les inégalités interpersonnelles de revenu ? À proprement parler, la réponse est : très peu de choses. Dans leurs écrits, Ricardo Marx ne mentionnent pas du tout les inégalités de revenus personnels et je pense même que le concept que l’on appelle "inégalités interpersonnelles" […] n'y apparaît pas.

La raison en est à la fois simple et révélatrice. Ricardo et Marx s'intéressaient à la distribution fonctionnelle du revenu (entre les facteurs de production), c'est-à-dire à la répartition du produit net entre les travailleurs, les capitalistes et les propriétaires terriens (les trois grandes classes introduites par Adam Smith). Chez Ricardo, cette préoccupation était telle qu'il écrivit, à la première page des Principes, la célèbre phrase selon laquelle le principal problème de l'économie politique est d'étudier la répartition entre "les propriétaires terriens, les propriétaires… de capital et les travailleurs". En fait, l'ouvrage tout entier est organisé autour de cette idée. De même, Marx (à quelques exceptions près) ne traitait que de la distribution fonctionnelle du revenu.

L'omission de la distribution interpersonnelle est révélatrice du type de société que Ricardo et Marx avaient en tête. Pour le comprendre, considérons la décomposition d'une mesure standard des inégalités, comme le coefficient de Gini. Ce coefficient est décomposé en trois composantes : l'écart entre les revenus moyens des différents groupes qui composent une société, les inégalités au sein de chacun de ces groupes et le terme de "chevauchement", qui n’est pas nul lorsque certains membres d'un groupe moyennement pauvre ont des revenus plus élevés que certains membres d'un groupe moyennement riche.

Maintenant, considérons une société qui est strictement divisée en classes de telle façon que, par exemple, les capitalistes sont riches et les travailleurs pauvres. Les inégalités interpersonnelles, analysée au prisme du coefficient de Gini, n'inclura pas le terme de chevauchement, en raison d'une hypothèse tacite partagée par Ricardo et Marx selon laquelle tous les capitalistes sont plus riches que tous les travailleurs (et si l'on inclut les propriétaires terriens, ceux-ci sont plus riches que les deux autres groupes). Si, de plus, tous les travailleurs perçoivent un salaire de subsistance, l'inégalité au sein du groupe sera nulle. Les capitalistes et les propriétaires terriens peuvent être différenciés selon la quantité de capital ou de terres que chacun possède, mais en raison de leur faible population ils n'ajouteront pas beaucoup d'inégalités (le Gini dans chaque groupe est pondéré par le revenu du groupe et les parts de population).

En fin de compte, l’essentiel des inégalités interpersonnelles se résume aux écarts de revenus moyens entre les deux classes (ou les trois classes, si l'on inclut les propriétaires terriens). Étudier seulement cela n’est pas différent de s’intéresser aux parts de revenu des trois groupes, c'est-à-dire à la distribution fonctionnelle du revenu. Ainsi, la question des inégalités de revenu entre individus se dissout dans celle des parts de revenu des propriétaires terriens, des capitalistes et des travailleurs. Dans une telle société, il est en effet peu pertinent d'aller au-delà de la distribution fonctionnelle.

Cette image, qui me semble fondamentalement exacte, est un peu simplifiée, en particulier en ce qui concerne Marx. Chez Ricardo, les travailleurs sont perçus comme une masse homogène faisant face aux capitalistes, de sorte que toute augmentation du salaire implique une réduction directe du profit : "une hausse des salaires, due à une rémunération plus généreuse des travailleurs ou à la difficulté de se procurer les biens de première nécessité pour lesquels les salaires sont dépensés, ne… produit pas de hausse des prix, mais a un effet considérable en réduisant les profits" [Principes, chapitre I, section VII]. Ou, plus clairement encore : "Il n’y a pas d’autre raison valable à une baisse du profit qu’une hausse des salaires, et… on peut ajouter que la seule cause valable et permanente de la hausse des salaires est la difficulté croissante à se procurer de la nourriture et des biens de première nécessité" [chapitre XXI].

Il convient de noter que la hausse du salaire provient soit d'une amélioration du salaire réel […], soit d'un coût plus élevé de la subsistance, ce qui, tout en maintenant le salaire réel inchangé, augmente la part du travail et réduit celle du capital. Partout, non seulement les intérêts des travailleurs et des capitalistes sont directement opposés, mais les travailleurs sont censés percevoir un salaire de subsistance et lorsque, dans des circonstances très inhabituelles, ils perçoivent un salaire supérieur au salaire de subsistance, les freins malthusiens entrent en jeu pour les ramener au niveau du salaire de subsistance [chapitre V].

Chez Marx, l'opposition entre ouvriers et capitalistes est similaire, mais la distinction entre travail simple et travail complexe introduit une certaine variabilité entre les salaires, même si Marx en parle rarement. En fait, les travailleurs plus qualifiés gagneront davantage. La logique est très similaire à l'approche du "capital humain". En principe, les travailleurs reçoivent le montant nécessaire à la reproduction de leur classe. Cela ne peut être le salaire de subsistance que pour les travailleurs non qualifiés, qui sont nombreux ; pour les travailleurs qualifiés, les coûts de reproduction peuvent être supérieurs au salaire de subsistance, car il coûte plus cher de produire un travail qualifié qu'un travailleur non qualifié : la différence de salaire "peut se réduire aux différentes valeurs de la force de travail elle-même, c'est-à-dire à ses coûts de production variables" [Théories de la plus-value] ; ou encore "tout travail d'un caractère plus élevé ou plus complexe que le travail moyen est… une force de travail dont la production a coûté plus de travail et de temps et qui a donc une valeur plus élevée que le travail non qualifié ou simple" [Le Capital, vol. I, chapitre III, section 7]. En termes contemporains, on pourrait dire que le salaire qualifié doit compenser les revenus perdus pendant la période de formation et le coût de l’éducation supplémentaire.

Les inégalités de revenus entre les travailleurs nous éloignent donc un peu plus d'une distribution fonctionnelle étroite du revenu. Si l'on tient compte en outre de la différenciation du stock de capital entre capitalistes, qui est implicitement présente chez Ricardo et Marx, le coefficient de Gini du revenu parmi les capitalistes sera également positif.

La situation présente dans le capitalisme actuel, mais peu courante dans le capitalisme classique, à savoir que (i) un travailleur puisse être plus riche qu'un capitaliste ou (ii) que des personnes puissent avoir à la fois des revenus du travail et des revenus de la propriété (même si les riches dépendent encore principalement des revenus de la propriété), n'est envisagée ni par Ricardo ni par Marx. Ils ont dû considérer ces deux possibilités comme lointaines et donc qu’il était inutile de compliquer l'analyse. La possibilité (i) existait comme certains (peu nombreux ?) membres de professions libérales ou scientifiques, par exemple médecins ou ingénieurs, percevaient probablement des revenus plus élevés que les petits capitalistes. La possibilité (ii) n'existait que parmi les travailleurs indépendants, mais on pouvait à juste titre les considérer comme des vestiges d'un ordre social passé et non représentatifs du capitalisme. Les tableaux sociaux britanniques, qu'ils soient dans leur forme originale ou tels qu'ils ont été retravaillés par Peter Lindert et Jeffrey Williamson, ou plus récemment par Bob Allen, peuvent être lus comme des classements de différentes classes qui ne se chevauchent pas, où la part du lion des inégalités s'explique par les écarts de revenus entre ces classes. En d’autres termes, nous ne perdons pas grand-chose dans notre estimation des inégalités totales si nous ignorons à la fois la composante de chevauchement et supposons que tous les membres d’une classe donnée ont les mêmes revenus.

Il a donc fallu à des gens comme Pareto, qui, à la fin du dix-neuvième siècle, étaient témoins de sociétés moins ségréguées et moins hiérarchisées et qui avaient la chance d’avoir accès aux données fiscales, de déplacer l’étude des inégalités de la répartition fonctionnelle vers la répartition interpersonnel. »

Branko Milanovic, « Ricardo, Marx, and interpersonal inequality », globalinequality (blog), 24 avril 2020. Traduit par Martin Anota 

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