jeudi 18 février 2021

Pourquoi il est légitime de s’inquiéter du plan de relance de Biden

« Les économistes (notamment moi-même) qui ont été d’accord avec la secrétaire du Trésor Janet Yellen à propos du besoin d’"envoyer du lourd" sur un plan de protection et de relance, mais qui expriment des réserves quant à la taille du plan de relance de 1.900 milliards de dollars de l’administration Biden contre le coronavirus, ont fait l’objet de critiques affirmant que préoccupations relatives à la surchauffe et à l’inflation étaient excessives. Un débat constructif s’est engagé. Ce billet de blog se penche sur trois grandes questions de ce débat et explique pourquoi je suis inquiet : premièrement, la taille de l’écart de production (output gap), c’est-à-dire l’écart entre la production potentielle et la production effective dans l’économie ; deuxièmement, la taille des multiplicateurs, c’est-à-dire les effets probables de la relance sur l’activité économique ; et troisièmement, l’inflation qu’une économie en surchauffe peut connaître. 

Concernant l’écart de production

Dans sa discussion un peu plus tôt ce mois avec l’ancien secrétaire du Trésor Lawrence H. Summers, Paul Krugman dit que nous ne savions pas mesurer les écarts de production. Je suis d’accord et j’ai déjà exprimé mes doutes sur leur  mesure. Je les ai déjà vus être manipulés pour montrer par exemple que la situation économique dans certains pays n’était pas si mauvaise et qu’il y avait peu de marge de manœuvre pour les politiques de demande expansionnistes. Dans ce cas, cependant, nous pouvons inférer une limite supérieure plausible pour la taille de l’écart de production. 

En janvier 2020, le taux de chômage était de 3,5 %, c’est-à-dire atteignait le plus faible niveau depuis 1953. On peut raisonnablement penser qu’il était proche de son niveau naturel. Pour le dire autrement, la production était probablement très proche de son potentiel. Le Congressional Budget Office (CBO) a estimé la croissance potentielle réelle pour les toutes prochaines années autour de 1,7 %. Etant donné que le PIB réel effectif au quatrième trimestre 2020 était inférieur de 2,5 % de son niveau une année plus tôt, cette estimation du CBO implique un écart de production au quatrième trimestre 2020 de 1,7 + 2,5 = 4,2 % ou, pour le dire en termes nominaux, d’environ 900 milliards de dollars.

Etant donné les restrictions sur l’offre dues directement ou indirectement à l’épidémie de Covid-19, un montant de 900 milliards de dollars constitue sans doute une surestimation de l’écart qui peut être comblé par une hausse de la demande globale. La pandémie a sévèrement réduit la production potentielle et va continuer de le faire pendant au moins une bonne partie de cette année. Supposons, de façon conservatrice, que la production potentielle sera toujours inférieure de 1 % en 2021 relativement au niveau qu’elle aurait atteint en l’absence de l’épidémie de Covid-19. Alors, l’écart de production doit être comblé en 2021 par une hausse de la demande de seulement 680 milliards de dollars.

Concernant les multiplicateurs budgétaires

Si le programme de 1.900 milliards de dollars est adopté, il s’ajoutera au programme de 900 milliards de dollars qui avait été adopté en décembre 2020, pour un total de 2.800 milliards de dollars. Comme je l’ai affirmé ailleurs, il est aussi probable que l’excès d’épargne accumulé par les ménages en 2020, d’environ 1.600 milliards de dollars, sera en partie dépensé. Soyons de nouveau conservateurs et laissons de côté ce potentiel supplément de demande globale (mais un supplément de demande des consommateurs d’un montant de 600 milliards de dollars ne me paraît pas improbable) et toute hausse des dépenses de l’administration Biden dans le programme d’infrastructures promis.

La façon par laquelle une relance de 2.800 milliards de dollars se traduira en demande globale dépendra des multiplicateurs. Avec un multiplicateur de 1, les programmes combinés génèrent une demande additionnelle de 2.800 milliards de dollars, soit presque trois fois plus que l’estimation très généreuse de l’écart de production de 900 milliards de dollars. Avec un multiplicateur de 0,3, la relance est proche de combler l’écart et il n’y a plus aucune raison de s’inquiéter à propos d’une surchauffe. 

Quelles sont les valeurs raisonnables pour les multiplicateurs budgétaires ? Trois choses expliquent pourquoi les opinions sont si diverses sur ce point. Premièrement, il n’y a pas un unique multiplicateur universel. Les multiplicateurs pour les dépenses publiques, pour les baisses d’impôts, pour les subventions et pour les transferts aux Etats sont tous très différents les uns des autres. Les multiplicateurs dépendent étroitement du degré d’optimisme des agents, de leurs perceptions de leurs contraintes en termes de liquidité, et ainsi de suite. Ces perceptions changent au cours du temps. Deuxièmement, en partie à cause de cette imprévisibilité, nous n’avons pas de bonnes estimations des multiplicateurs ; regardez par exemple la très bonne revue de la littérature de Valerie Ramey. Troisièmement, un point compliqué : les multiplicateurs affectent la propension marginale à consommer d’une façon très non linéaire. Rappelez-vous de la formule des manuels pour les multiplicateurs associés à une baisse d’impôt, k=c/(1-c), où k est le multiplicateur et c la propension marginale à consommer. Si c=0,5, le multiplicateur s’élève à 1. Si c=0,3, le multiplicateur est égal à 0,4. Si c=0,7, le multiplicateur s’élève à 2,3. Il est dur de dire si c sera égal à 0,3 ou 0,5. 

Toutefois, nous pouvons faire quelques suppositions approximatives.

En supposant que les taux d’intérêt restent inchangés (que la Réserve fédérale ne répondra pas au programme proposé) et en ignorant l’effet sur les importations (qui est faible pour les Etats-Unis), toute dépense directe par le gouvernement a un effet direct initial sur les dépenses égal à l’unité et donc un multiplicateur supérieur à l’unité (1/(1-c) dans la formule de manuel). Cela semble être le bon multiplicateur à utiliser pour évaluer la partie du plan qui implique des dépenses directes pour combattre la pandémie. 

Que dire à propos des chèques envoyés aux ménages, des allocations chômage, des crédits à la garde d’enfants et d’autres transferts ? Certains ont affirmé que les bénéficiaires épargneraient la majeure partie de l’argent reçu, de sorte que les multiplicateurs seraient faibles. Je suis sceptique pour deux raisons. Tout d’abord, il y a une tension évidente entre l’affirmation selon laquelle la motivation de ces mesures est d’aider les personnes dans le besoin et l’hypothèse que les personnes qui recevront les chèques les épargneront plutôt qu’ils ne les dépenseront. La proportion de ménages avec enfants qui ont des difficultés à nourrir leur famille a bondi pendant la pandémie ; il est difficile de penser que ces personnes épargneront leurs chèques. Les estimations de la propension marginale à dépenser des chèques ponctuels en temps normal sont d’environ 0,5 ; si les chèques vont en grande partie à des ménages qui ont des contraintes de liquidité ou de revenu, le chiffre est probablement plus élevé. Deuxièmement, l’une des façons par lesquelles les ménages pourraient épargner est de rembourser les loyers dus. La proportion de paiements de loyers en retard a également augmenté de façon substantielle en 2020. Si les locataires le font, ils épargnent effectivement (ils réduisent leur dette), mais le loyer revient à leurs propriétaires, qui sont susceptibles d’en dépenser une bonne partie.

Une analyse détaillée des multiplicateurs associés à diverses dimensions du programme sous les conditions courantes va au-delà de mes capacités. Un exercice utile, cependant, consiste à regarder différents éléments du programme de 1.900 milliards de dollars et d’utiliser les multiplicateurs donnés dans le rapport que le Council of Economic Advisers a publié en 2014 (en ayant bien conscience que les conditions peuvent aujourd’hui être bien différentes de ce qu’elles étaient alors) pour voir ce qu’ils impliquent pour la demande globale.  […]

Le multiplicateur global moyen (le ratio rapportant la demande globale à la taille du plan de relance, en utilisant le multiplicateur moyen) est égal à 2195,5/1845, soit 1,2. Mais le degré d’incertitude est très large : le multiplicateur global, selon les estimations basses du multiplicateur, est de 0,4 ; il est de pratiquement 2,0 selon les estimations hautes. Bref, les multiplicateurs sont vraiment incertains, en particulier dans l’environnement actuel. Mais j’ai du mal à voir pourquoi le multiplicateur global moyen pourrait être proche de 0,3. 

Concernant l’inflation

Ceux qui défendent la taille du plan de relance affirment que même s’il y avait une forte surchauffe, elle n’entraînerait pas de forte inflation et elle n’amènerait donc pas la Fed à fortement relever ses taux d’intérêt.

En effet, les estimations courantes de la courbe de Phillips (qui montre la relation inverse entre les taux d’inflation et de chômage) n’apportent pas de résultats particulièrement inquiétants. Supposons, pour simplifier le raisonnement, que la relance mène à un écart de production positif, donc à un excès de production courante sur la production effective, de 5 %. En utilisant la loi d’Okun reliant la variation du taux de chômage à la croissance du PIB (qui, ces temps-ci, suggère qu’une baisse de la production de 1 % mène à une hausse du taux de chômage d’environ 0,5 point de pourcentage), cet écart de production de 5 % impliquerait un taux de chômage d’environ 2,5 points de pourcentage en-deçà du taux naturel. Donc, si nous prenons un taux naturel d’environ 4 %, le taux de chômage serait de 1,5 %. En supposant que les anticipations d’inflation restent ancrées et donc ne réagissent pas à l’inflation courante et en supposant un effet sur l’inflation d’environ 0,2 % pour chaque baisse d’un point de pourcentage du taux de chômage (pratiquement le coefficient de régression courant dans mes propres régressions), l’inflation s’accroîtrait de 0,5 point de pourcentage, quelque chose qui ne devrait guère nous faire sourciller. En fait, une telle hausse serait désirable, au vu des difficultés que la Fed a depuis longtemps à atteindre sa cible de 2 %. Même en prenant des estimations plus hautes des coefficients de pente, telles que celle d’environ 0,5 obtenue par Emi Nakamura et alii, la hausse de l’inflation serait d’environ 1,25 points de pourcentage, une hausse qui ne serait pas catastrophique.

La question est de savoir si la relation courante entre inflation et chômage subsistera et il y a de bonnes raisons d’en douter. L’histoire de la courbe de Phillips est une histoire de déplacements, largement dus à l’ajustement d’anticipations d’inflation à l’inflation effective. Certes, les anticipations ont été extrêmement visqueuses pendant longtemps, ne réagissant apparemment pas aux mouvements de l’inflation courante. Mais avec une telle surchauffe, les anticipations pourraient bien cessées d’être ancrées. Si elles cessent d’être ancrées, l’accélération de l’inflation pourrait être bien plus forte. 

Il est opportun ici de comparer avec ce qui s’est passé dans les années 1960 (cf. graphique). De 1961 à 1967, les administrations Kennedy et Johnson ont poussé l’économie au-delà de son potentiel, ce qui a entraîné une baisse régulière du taux de chômage à moins de 4 %. L’inflation s’est accrue, mais pas énormément, en passant de 1 % à un peu moins de 3 %, ce qui suggérait à beaucoup un arbitrage permanent entre inflation et chômage. En 1967, cependant, les anticipations d’inflation commencèrent à s’ajuster et, en 1969, l’inflation atteignait déjà les 6 % et apparaissait déjà comme un problème majeur. Les politiques budgétaire et monétaire furent resserrées, ce qui entraîna une récession de la fin de l’année 1969 à la fin de l’année 1970. 

Taux d’inflation et taux de chômage aux Etats-Unis (en %)

On peut affirmer que la situation dans les années 1960 était une longue accumulation qui ne surviendra jamais à nouveau, en particulier si la hausse des dépenses est perçue comme temporaire. Si le chômage chutait à un faible niveau, je serais surpris de voir le coefficient reflétant l’effet du chômage sur l’inflation et le coefficient reflétant l’effet de l’inflation sur l’inflation anticipée rester constants. La même non-linéarité est à l’œuvre comme pour les multiplicateurs et la propension marginale à consommer. Si, par exemple, l’inflation affecte l’inflation anticipée avec un coefficient de 0,5, alors le plein effet du chômage sur l’inflation doublera. Si le coefficient s’accroît à 0,7, l’effet est triplé. 

Si l’inflation accélérait, il y aurait deux scénarii : l’un dans lequel la Réserve fédérale laisserait l’inflation s’accroître, peut-être substantiellement, et un autre (plus probable) dans lequel la Fed resserrerait sa politique monétaire, peut-être substantiellement. Ni l’un, ni l’autre de ces scénarii n’est idéal. Dans le premier, les anticipations d’inflation cesseraient certainement d’être ancrées, ce qui annulerait l’un des accomplissements majeurs de la politique monétaire de ces deux dernières décennies et rendrait la politique monétaire plus difficile à utiliser à l’avenir. Dans le second, la hausse des taux d’intérêt pourrait être très forte, entraînant des problèmes sur les marchés financiers. Je ne m’aventurerais pas sur ce terrain. 

Il y a bien d’autres aspects pertinents à prendre en compte dans le débat sur la proposition de l’administration Biden. Il y a les réalités politiques : une fenêtre d’opportunité qui pourrait se fermer à l’avenir, l’avantage d’une économie en pleine forme pendant la saison des élections de mi-mandat, l’idée qu’envoyer aux Américains un chèque de moins de 1.400 dollars serait un manquement à une promesse ; et il y a d’autres questions économiques que je n’ai pas abordées : quelle aurait été la demande privée en l’absence de ce plan, le calendrier des dépenses des États et des collectivités locales, la marge de manœuvre que le plan de relance laisse pour un programme d’infrastructures, la capacité de la Fed à contrôler l’inflation naissante, etc. Toutes ces questions sont pertinentes et doivent être abordées. Finalement, si le plan est adopté dans son intégralité, il se peut que tout se passe bien, mais ce n’est pas mon scénario central. »

Olivier Blanchard, « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », PIIE, Realtime Economics (blog), 18 février 2021. Traduit par Martin Anota 

 

aller plus loin…

« Comment expliquer le comportement de l’inflation et de l’activité suite à la Grande Récession ? » 

« L’hystérèse, ou comment la politique budgétaire a retrouvé sa légitimité » 

« Retour sur l’efficacité des multiplicateurs budgétaires » 

« Quelle est la taille du multiplicateur budgétaire ? » 

« Multiplicateur budgétaire et politique monétaire » 

« La courbe de Phillips est-elle bien morte ? (édition américaine) »