« Traditionnellement, la théorie économique a été pour l’essentiel une théorie des marchés ou, plus précisément, des prix de marché. Cependant, il y a au moins deux raisons pour lesquelles la science économique doit aller au-delà de la théorie des prix. Premièrement, les marchés ne fonctionnent correctement que si des contrats appropriés peuvent être formulés et appliqués. Il est donc nécessaire de comprendre les institutions qui soutiennent les marchés. Deuxièmement, une activité économique considérable se déroule en dehors des marchés : au sein des ménages, des entreprises, des associations, des agences et d'autres organisations. Nous avons donc besoin de théories pour expliquer pourquoi ces entités existent et comment elles fonctionnent.
Les lauréats de cette année ont joué un rôle déterminant dans l'établissement de la gouvernance économique comme domaine de recherche. Elinor Ostrom a réalisé des études empiriques sur les règles et mécanismes d'application qui gouvernent l'exploitation de ressources communes (common pools) par des associations d'utilisateurs. Oliver Williamson a proposé une théorie visant à expliquer pourquoi certaines transactions ont lieu au sein des firmes et non sur les marchés. Ces deux chercheurs ont grandement amélioré notre compréhension des institutions non marchandes.
Gouverner les communs
De nombreuses ressources naturelles, telles que les stocks de poissons, les pâturages, les forêts, les lacs et les bassins d’eau souterraine, sont gérées comme une propriété commune. Autrement dit, de nombreux utilisateurs ont accès à la ressource en question. Si nous voulons stopper la dégradation de notre environnement naturel et éviter que ne se reproduisent les nombreux effondrements des stocks de ressources naturelles que l’on a pu observer par le passé, nous devons tirer les leçons des succès et échecs des régimes de propriété commune. Les travaux d'Ostrom nous enseignent de nouvelles leçons sur les mécanismes profonds qui soutiennent la coopération au sein des sociétés humaines.
Il a souvent été suggéré que la propriété commune entraîne une surexploitation des ressources et qu'il est conseillé de réduire cette exploitation soit en imposant des régulations gouvernementales, telles que des taxes ou des quotas, soit en privatisant la ressource en question. L'argument théorique est simple : chaque utilisateur aurait tendance à comparer ses gains privés et ses coûts privés, négligeant ainsi l'impact négatif de ses décisions sur les autres agents.
Cependant, en s'appuyant sur de nombreuses études empiriques sur la gestion des ressources naturelles, Elinor Ostrom a conclu que la propriété commune est souvent étonnamment bien gérée. Ainsi, l'argument théorique standard contre la propriété commune est excessivement simpliste. Il néglige le fait que les utilisateurs eux-mêmes peuvent à la fois créer et appliquer des règles qui atténuent la surexploitation. L’argument standard néglige aussi les difficultés pratiques liées à la privatisation et à la régulation gouvernementale.
Des collectivisations et privatisations inefficaces
Pour illustrer les préoccupations d'Ostrom, prenons l’exemple de la gestion des prairies à l'intérieur de l'Asie. Des scientifiques ont étudié des images satellite de la Mongolie et des régions voisines de Chine et de Russie, où le bétail se nourrit sur de vastes prairies depuis des siècles. Historiquement, la région était dominée par des nomades, qui déplaçaient leurs troupeaux au rythme des saisons. En Mongolie, ces traditions étaient largement intactes au milieu des années 1990, tandis que les régions voisines de Chine et de Russie, aux conditions initiales très proches, avaient été soumises à des régimes de gouvernance radicalement différents. Le gouvernement central y a imposé des coopératives agricoles d'État, où la plupart des utilisateurs étaient installés de manière permanente. En conséquence, les terres ont été fortement dégradées en Chine et en Russie.
Au début des années 1980, pour tenter de stopper la dégradation, la Chine a dissous les communes populaires et privatisé une grande partie des prairies de Mongolie intérieure. Des ménages ont acquis la propriété de parcelles de terre spécifiques. De nouveau, comme dans le cas des collectivités, cette politique a encouragé l'installation permanente plutôt que les déplacements pastoraux, ce qui a entraîné de nouvelles dégradations des terres. Comme le montrent clairement les images satellite, le socialisme et la privatisation ont tous deux été associés à des conséquences à long terme pires que celles observées dans la gouvernance traditionnelle basée sur le groupe.
Une modernisation inefficace
Il y a de nombreux autres exemples montrant que la gestion des ressources locales par les usagers s'est avérée plus efficace que la gestion par des acteurs extérieurs. Un exemple frappant est celui des systèmes d'irrigation au Népal, où les systèmes d'irrigation gérés localement ont permis d’allouer efficacement l'eau entre les usagers pendant longtemps. Cependant, les barrages (construits avec des pierres, de la terre et des arbres) étaient souvent primitifs et de petite taille.
En divers endroits, le gouvernement népalais, avec l'aide de donateurs étrangers, a donc construit des barrages modernes, en béton et en acier. Malgré une ingénierie impeccable, plusieurs de ces projets se sont soldés par des échecs. Cela s’explique par le fait que la présence de barrages durables a rompu les liens entre les utilisateurs en amont et ceux en aval. Puisque les barrages étaient durables, il y avait moins besoin de coopération entre les utilisateurs pour leur entretien. Ainsi, les utilisateurs en aval ont pu prélever une part disproportionnée de l'eau sans craindre de perdre du travail d'entretien en aval. En fin de compte, le rendement total des cultures a souvent été plus élevé autour des barrages primitifs qu'autour des barrages modernes.
Les deux échecs mentionnés ci-dessus concernent des régions économiquement pauvres du monde. Cependant, les enseignements ne s’appliquent pas qu’à elles. La première étude d'Ostrom portait sur la gestion des eaux souterraines dans certaines régions de Californie et mettait également en lumière le rôle des usagers dans la création d'institutions efficaces.
La participation active est importante
Bien qu’Ostrom ait elle-même effectué des travaux sur le terrain, sa principale réussite a été de recueillir des informations pertinentes à partir d’un ensemble diversifié de sources sur la gouvernance (réussie et ratée) d’un grand nombre de gisements de ressources à travers le monde et de tirer des conclusions éclairées en se basant sur des comparaisons systématiques.
La leçon à tirer n'est pas que la gestion par les utilisateurs soit toujours préférable à toutes les autres solutions. Il y a de nombreux cas où la privatisation ou la régulation publique donnent de meilleurs résultats que la gestion par les utilisateurs. Par exemple, dans les années 1930, l'échec de la privatisation des gisements pétroliers au Texas et en Oklahoma a entraîné un gaspillage massif. La principale leçon à tirer est plutôt que la propriété commune est souvent gérée selon des règles et des procédures qui ont évolué au fil du temps. En conséquence, celles-ci sont plus adéquates et plus subtiles que ce que les acteurs extérieurs (les politiciens et chercheurs en sciences sociales) ont eu tendance à croire. Au-delà de démontrer que l'autogouvernance peut être possible et efficace, Ostrom éclaire aussi les caractéristiques clés d'une gouvernance réussie. Par exemple, la participation active des utilisateurs à la création et à l'application des règles apparaît essentielle. Les règles imposées de l'extérieur ou dictées unilatéralement par des acteurs locaux ont moins de légitimité et sont plus susceptibles d'être violées. De même, la surveillance et l'application sont plus efficaces lorsqu'elles sont menées par des acteurs locaux que par des acteurs extérieurs. Ces principes contrastent fortement avec l’idée courante selon laquelle la surveillance et les sanctions relèvent de la responsabilité de l’État et doivent être effectuées par des fonctionnaires.
Un résultat intéressant de ces études de terrain concerne la volonté des utilisateurs individuels de s'engager dans la surveillance et les sanctions, malgré des récompenses modestes. Afin de mieux comprendre les motivations des individus à prendre part à l'application des règles, Ostrom a mené des expériences de laboratoire innovantes sur la coopération dans des groupes. L’un des constats majeurs est que de nombreuses personnes sont prêtes à subir des coûts privés pour sanctionner les passagers clandestins.
Marché versus hiérarchie
De nos jours, une grande partie de l'activité économique se déroule au sein des entreprises. Oliver Williamson nous a permis de mieux comprendre les raisons pour lesquelles c’est le cas. Plus généralement, il nous a appris à regarder les marchés, les entreprises, les associations, les agences et même les ménages sous l'angle de leur contribution à la résolution des conflits.
Pourquoi y a-t-il de grandes entreprises ? Ne pourrions-nous pas tous être des travailleurs indépendants, échangeant nos biens et services sur le marché ? Une réponse générale à cette question a été proposée il y a plus de soixante-dix ans par Ronald Coase, lauréat du prix en sciences économiques en 1991. Selon Coase, les entreprises ont tendance à émerger lorsque les coûts de transaction, c'est-à-dire les coûts d'échange de biens, de services et de monnaie, sont plus faibles au sein d'une firme que sur le marché correspondant. Mais quels sont exactement ces coûts de transaction qui sont susceptibles de faire pencher la balance entre les marchés et les hiérarchies ? Bien que Coase ait suggéré des réponses, la question restait ouverte.
Une réponse appropriée devrait expliquer pourquoi certaines entreprises croissent en intégrant de nombreuses étapes de production, tandis que d'autres du même secteur se concentrent sur une unique ou quelques étapes de production, laissant ainsi les autres étapes aux fournisseurs ou aux clients. Prenons l'exemple du secteur de l'énergie, où certaines entreprises exploitent à la fois des mines de charbon et des centrales électriques au charbon, tandis que d'autres mines et centrales similaires sont exploitées comme des entreprises distinctes.
Résolution efficace des conflits
Au début des années 1970, Oliver Williamson a affirmé que les organisations hiérarchiques dominent parfois les marchés car elles offrent un moyen moins coûteux de résoudre les conflits. Si deux salariés se disputent sur la répartition des tâches ou sur celle des revenus, le directeur général est en position de trancher. Sur un marché, d’un autre côté, les négociations doivent se poursuivre jusqu'à ce que les deux parties parviennent à un accord. Les coûts de négociation peuvent être importants et rien ne garantit que l'accord final sera immédiat ou efficient.
Cet argument pourrait sembler suggérer que toutes les transactions devraient être réalisées au sein d'une seule et même entreprise géante. Mais ce n'est clairement pas une description exacte du monde tel que nous le connaissons. La dernière décennie a été marquée par l’opposé. De nombreuses externalisations ont eu lieu, parfois par la simple vente d'une partie d'une société, tandis que les activités se poursuivaient dans toutes les unités comme auparavant. Autrement dit, l'externalisation crée une transaction de marché remplaçant une transaction interne. Pour que ce type de sous-traitance ait un sens, il faut aussi que l'organisation hiérarchique présente aussi des inconvénients.
Une idée répandue était que l'organisation hiérarchique était coûteuse parce qu’elle impliquait des coûts administratifs. Williamson a pris conscience que cette vision ne satisfaisait pas, car il est tout à fait possible de déplacer les frontières des entreprises sans modifier les procédures administratives. Au contraire, Williamson a soutenu que la principale raison pour laquelle les hiérarchies sont problématiques est que le pouvoir exécutif de connaître des abus, par exemple en extrayant des excédents aux subordonnés de façon improductive.
La dépendance mutuelle derrière les organisations hiérarchiques
Comment transformer ces affirmations plutôt générales en une théorie de la gouvernance ait des implications non triviales et falsifiables ? L’intuition clé de Williamson est que la valeur de la résolution des conflits dépend principalement de deux facteurs. Premièrement, il ne sert à rien d’être capable de résoudre des conflits qui ne surviennent jamais. S'il est facile et peu coûteux de réguler les transactions futures via un contrat, il n’y a pas besoin de firme. Ainsi, aucune entreprise n’apparaitra, à moins qu’il y ait des limitations à la contractualisation. Deuxièmement, il n'y a pas de raison d’être à même de résoudre des conflits si le désaccord n’est pas coûteux. Si le vendeur et l'acheteur peuvent facilement trouver d'autres partenaires commerciaux appropriés, la firme est de nouveau superflue.
En d'autres termes, Williamson s'attend à ce que des organisations hiérarchiques émergent lorsque les transactions sont complexes ou non standards et lorsque les parties sont mutuellement dépendantes l’une de l’autre. Le cas le plus courant de dépendance mutuelle est peut-être celui où les parties ont des actifs (physiques ou immatériels) qui n'ont de valeur qu’à travers une relation.
Voyons si cette théorie peut expliquer les limites des entreprises sur le marché de l'énergie décrit ci-dessus. La valeur d'une mine de charbon, dans le cas où son propriétaire ne peut pas s'entendre sur les conditions commerciales avec une centrale électrique voisine, dépend de la distance qui le sépare du deuxième acheteur de charbon le plus proche, qui est généralement une autre centrale électrique. De même, la valeur d'une centrale au charbon, dans le cas où elle ne peut pas commercer avec la mine de charbon voisine, dépend de la distance qui la sépare de la deuxième mine la plus proche. Plus les distances sont grandes, plus la dépendance mutuelle est grande et, selon la théorie, plus la mine et la centrale sont susceptibles d'être intégrées verticalement. C'est précisément ce qui est observé. Lorsqu'il y a d'autres mines et centrales électriques à proximité, les entreprises sont généralement constituées séparément et font affaires dans le cadre de contrats relativement courts et simples. Plus la distance avec d'autres partenaires commerciaux augmente, plus la durée et la complexité des contrats augmentent également. Selon l'une des études, une centrale au charbon située à proximité d'une mine de charbon a environ six fois plus de chances d'être totalement intégrée que toute autre centrale au charbon.
Les implications politiques
La théorie de la firme de Williamson a aussi été largement testée dans de nombreux autres secteurs et elle est assez solidement soutenue par l’analyse empirique. Les activités sont davantage susceptibles d'être organisées au sein des entreprises lorsque les transactions sont complexes et que les actifs sont spécifiques à la relation. En outre, le cadre général de Williamson s'est avéré efficace pour analyser toute sorte de contrats incomplets, allant des contrats implicites entre les membres d'un même ménage aux contrats financiers entre entrepreneurs et investisseurs.
Selon la théorie de Williamson, les grandes entreprises privées existent principalement parce qu’elles sont efficaces. Elles sont établies parce qu'elles améliorent la situation de leurs propriétaires, de leurs salariés, de leurs fournisseurs et de leurs clients qu’elles ne l’auraient fait dans d’autres arrangements institutionnels. Quant les entreprises ne parviennent pas à réaliser des gains d'efficacité, leur existence est remise en question.
Les grandes entreprises peuvent bien sûr abuser de leur pouvoir. Elles peuvent par exemple participer à des activités de lobbying indésirables et adopter des comportements anticoncurrentiels. Cependant, selon l'analyse de Williamson, il est préférable de réguler directement ces comportements plutôt que via des politiques limitant la taille des entreprises. »
Académie royale des sciences de Suède, « Economic governance: The organization of cooperation », 12 octobre 2009. Traduit par Martin Anota
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