« Aux États-Unis, la part du revenu total avant impôts revenant aux 1 % les mieux rémunérés a plus que doublé, en passant de moins de 10 % dans les années 1970 à plus de 20 % aujourd'hui [CBO, 2011 ; Piketty et Saez, 2003]. Une tendance similaire est observée dans d'autres pays anglophones. Contrairement à une opinion répandue, la mondialisation et le progrès technique ne sont pas en cause. D'autres pays de l'OCDE, comme ceux d'Europe continentale ou le Japon, ont connu une bien moindre concentration des revenus parmi les ultra-riches [World Top Incomes Database, 2011].
Parallèlement, les taux d'imposition des revenus les plus élevés ont significativement diminué depuis les années 1970 dans plusieurs pays de l'OCDE, de nouveau tout particulièrement dans les pays anglophones. Par exemple, aux États-Unis ou au Royaume-Uni, les taux marginaux d'imposition des revenus les plus élevés dépassaient les 70 % dans les années 1970, avant que les révolutions Reagan et Thatcher ne les réduisent drastiquement de 40 points de pourcentage en une décennie.
À l’heure où la plupart des pays de l'OCDE enregistrent d'importants déficits budgétaires et une forte dette publique, une question cruciale de politique publique est de savoir si les gouvernements devraient imposer davantage les hauts revenus. Les recettes fiscales potentielles en jeu sont désormais très importantes. Par exemple, doubler le taux moyen d'imposition sur le revenu des particuliers aux États-Unis pour les 1 % les mieux rémunérés, en le passant de 22,5 % à 45 %, augmenterait les recettes fiscales de l’équivalent de 2,7 % du PIB par an, soit autant que laisser expirer toutes les réductions d'impôts de Bush. Mais, bien sûr, ce calcul simple est statique et une augmentation aussi importante des impôts pourrait bien affecter le comportement économique des riches et leurs revenus avant impôts, l'économie dans son ensemble et finalement les recettes fiscales générées. Dans une étude récente [Piketty et al., 2011], nous avons analysé cette question à la fois conceptuellement et empiriquement en utilisant des données internationales sur les hauts revenus et les taux d'imposition supérieures depuis les années 1970.
Le graphique 1 montre qu'il y a effectivement une forte corrélation entre les réductions des taux d'imposition supérieurs et les augmentations de la part du revenu avant impôt des 1 % les mieux rémunérés de 1975-1979 à 2004-2008 dans 18 pays de l'OCDE pour lesquels des informations sur la part du revenu le plus riche sont disponibles. Par exemple, les États-Unis ont connu une réduction de 35 points de pourcentage de leur taux d'imposition supérieur et une très forte hausse de 10 points de pourcentage de la part du revenu avant impôt des 1 % les mieux rémunérés. En revanche, la France et l'Allemagne ont très peu changé leurs taux d'imposition supérieurs et leurs parts du revenu du 1 % le plus riche au cours de la même période. Par conséquent, l'évolution des taux d'imposition les plus élevés est un bon prédicteur des changements dans la concentration du revenu avant impôt. Trois scénarios peuvent expliquer la forte réaction des revenus avant impôt aux taux d'imposition supéireurs. Ils ont des implications politiques très différentes et ils peuvent être testés dans les données.
GRAPHIQUE 1 Variations des parts de revenu avant impôts des 1 % les mieux rémunérés et des taux marginaux d'imposition supérieurs Premièrement, des taux d'imposition supérieurs plus élevés pourraient décourager l'effort de travail et la création d'entreprise parmi les plus talentueux ; c'est ce que l'on appelle l'"effet du côté de l’offre" (supply-side effect). Dans ce scénario, une baisse des taux d'imposition supérieurs stimulerait l'activité économique des riches et donc la croissance économique. Si toute la corrélation entre la part des plus hauts revenus et les taux d'imposition supérieurs, illustrée dans le graphique 1, était due à ces effets d'offre, le taux d'imposition supérieur maximisant les recettes serait de 57 %. Cela impliquerait que les États-Unis disposent encore d'une certaine marge de manœuvre pour augmenter les impôts des riches, mais que la limite supérieure a déjà été atteinte dans de nombreux pays européens.
Deuxièmement, des taux d'imposition supérieurs plus élevés peuvent favoriser l’évitement fiscal. Dans ce scénario, augmenter les taux supérieurs dans un système fiscal truffé de brèches et de possibilités d'évasion fiscale n'est pas non plus productif. Cependant, une meilleure politique consisterait à supprimer d'abord les brèches afin d'éliminer la plupart des possibilités d'évasion fiscale, puis à augmenter les taux supérieurs. Avec assez de volonté politique et un minimum de coopération internationale pour faire respecter l'impôt, il est possible d'éliminer la plupart des possibilités d'évasion fiscale, qui sont bien connues et bien documentées. Avec une assiette fiscale large n'offrant pas de possibilités d'évasion fiscale significatives, seules de véritables réponses du côté de l'offre limiteraient le niveau du taux d'imposition supérieur qui peut être fixé avant de devenir contre-productif.
Troisièmement, alors que les modèles économiques standars supposent que la rémunération reflète la productivité, il y a de solides raisons d'être sceptique, en particulier en ce qui concerne le sommet de l'échelle des revenus, où la contribution économique réelle des dirigeants travaillant dans des organisations complexes est particulièrement difficile à mesurer. Dans ce scénario, les hauts revenus pourraient être en mesure de fixer en partie leur propre rémunération en négociant plus durement ou en influençant les comités de rémunération. Naturellement, les incitations à une telle "recherche de rente" sont bien plus fortes lorsque les taux d'imposition supérieurs sont bas. Dans ce scénario, les baisses des taux d'imposition supérieurs peuvent encore accroître la part des revenus les plus élevés (ce qui est cohérent avec la tendance observée dans le graphique 1), mais l'augmentation des revenus des 1 % les mieux rémunérés se fait désormais au détriment des 99 % restants. Autrement dit, la baisse des taux supérieurs stimule la recherche de rente au sommet, mais pas la croissance économique globale ; c’est la principale différence avec le premier scénario, celui du côté de l'offre.
GRAPHIQUE 2 Taux de croissance du PIB par tête et taux d'imposition marginaux supérieurs depuis les années 1970 Pour tester ces différents scénarios, nous devons analyser dans quelle mesure les baisses des taux d'imposition supérieurs entraînent une croissance économique plus élevée. Le graphique 2 montre qu'il n’y a aucune corrélation entre les baisses des taux d'imposition supérieurs et la croissance annuelle moyenne du PIB réel par habitant depuis les années 1970. Par exemple, les pays qui ont procédé à d'importantes baisses de leurs taux d'imposition supérieurs, comme le Royaume-Uni ou les États-Unis, n'ont pas connu une croissance significativement plus rapide que ceux qui ne l'ont pas fait, comme l'Allemagne ou le Danemark. Par conséquent, une part substantielle de la réaction des revenus les plus élevés avant impôts aux taux d'imposition supérieurs, illustrée sur le graphique 1, pourrait être due à une plus forte recherche de rente au sommet plutôt qu'à une intensification de l’effort productif.
Naturellement, les comparaisons entre pays sont forcément fragiles et les résultats exacts varient selon les spécifications, les années et les pays. Mais globalement, le constat est que les pays riches ont tous crû à un rythme à peu près identique au cours des 30 dernières années, malgré d'importantes variations dans les politiques fiscales. En utilisant notre modèle et des valeurs de paramètres intermédiaires, où la réponse des hauts revenus aux baisses du taux d'imposition supérieur est due en partie à une intensification du comportement de recherche de rente et en partie à une intensification du travail productif, nous constatons que le taux d'imposition supérieur pourrait potentiellement atteindre 83 %, contre 57 % dans le modèle de purs effets du côté de l’offre.
Jusqu'aux années 1970, les décideurs politiques et l'opinion publique considéraient probablement, à tort ou à raison, qu'au sommet de l'échelle des revenus les augmentations de salaire reflétaient principalement la cupidité ou d'autres activités socialement inutiles plutôt qu’un surcroît d'effort productif. C'est pourquoi ils ont pu fixer des taux marginaux d'imposition supérieurs allant jusqu'à 80 % aux États-Unis et au Royaume-Uni. La révolution Reagan-Thatcher a depuis rendu impensables de tels taux d'imposition. Mais après des décennies de creusement des inégalités de revenu, qui ont entraîné une croissance médiocre depuis les années 1970, et une Grande Récession déclenchée par les excès du secteur financier, une remise en question des révolutions Reagan-Thatcher est peut-être en cours. Le Royaume-Uni a relevé son taux d'imposition supérieur de 40 % à 50 % en 2010, en partie pour freiner les excès des hauts salaires. Aux États-Unis, le mouvement Occupy Wall Street et son célèbre slogan « nous sommes les 99 % » reflètent également l'idée que le 1 % les mieux rémunérés auraient pu s’enrichir aux dépens des 99 % restants.
En fin de compte, l'avenir des taux d'imposition supérieurs dépend de la perception du public quant à savoir si les salaires les plus élevés reflètent fidèlement la productivité ou s'ils résultent, de façon plutôt injuste, d'une recherche de rente. Avec une plus forte concentration des revenus, les hauts revenus disposent de davantage de ressources économiques pour influencer les croyances sociales (par le biais des think tanks et des médias) et les politiques (par le lobbying), créant ainsi une certaine causalité inverse entre les inégalités de revenus, les perceptions et les politiques. Nous espérons que les économistes pourront éclairer ces croyances avec des analyses théoriques et empiriques convaincantes. »
Emmanuel Saez, Stefanie Stantcheva & Thomas Piketty, « Taxing the 1%: Why the top tax rate could be over 80% », CEPR, 8 décembre 2011.
Références
Congressional Budget Office (2011), « Trends in the Distribution of Household Income Between 1979 and 2007 », US government Printing Press: Washington DC.
Piketty, Thomas, & Emmanuel Saez (2003), « Income Inequality in the United States, 1913-1998 », Quarterly Journal of Economics, vol. 118, n° 1.
Piketty, Thomas, Emmanuel Saez & Stefanie Stantcheva (2011), « Optimal Taxation of Top Labor Incomes: A Tale of Three Elasticities », CEPR Discussion Paper 8675.
The World Top Incomes Database (F. Alvaredo, T. Atkinson, T. Piketty & E. Saez)
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