lundi 10 octobre 2011

Sargent et Sims, ou l’art de distinguer la cause de l’effet dans l'économie


« Comment le PIB et l'inflation sont-ils affectés par une hausse temporaire des taux d'intérêt ou une baisse d'impôt ? Que se passe-t-il si une banque centrale modifie définitivement sa cible d'inflation ou si un gouvernement modifie son objectif de solde budgétaire ? Les lauréats en sciences économiques de cette année, Thomas J. Sargent et Christopher A. Sims , ont développé des méthodes pour répondre à ces questions et à bien d'autres encore concernant la relation causale entre la politique économique et différentes variables macroéconomiques telles que le PIB, l'inflation, l'emploi et l’investissement.

 

L'économie est constamment affectée par des événements imprévus. Le prix du pétrole augmente de manière inattendue, la banque centrale fixe un taux d'intérêt imprévu par les emprunteurs et les prêteurs ou la consommation des ménages chute brutalement. Ces événements non anticipés sont généralement appelés "chocs". L'économie est aussi affectée par des changements à plus long terme, tels qu'une réorientation de la politique monétaire vers des mesures désinflationnistes plus strictes ou une réorientation de la politique budgétaire avec des règles budgétaires plus strictes. L'un des principales tâches de la recherche macroéconomique est de comprendre comment les chocs et les changements de politique économique systématiques affectent les variables macroéconomiques à court et à long terme. Les contributions de Sargent et Sims ont été indispensables à ces travaux. Sargent nous a principalement aidés à comprendre les effets des changements systématiques de politique économique, tandis que Sims s'est focalisé sur la façon par laquelle les chocs se propagent dans l'ensemble de l'économie.

Des relations à double sens et les anticipations

L'une des difficultés que l’on rencontre lorsque l’on cherche à comprendre comment l'économie fonctionne est que les relations sont souvent réciproques. Est-ce la politique économique qui influence le développement économique ou y a-t-il une causalité inverse ? Cette ambiguïté s'explique notamment par le fait que les agents, privés et publics cherchent activement à anticiper l'avenir. Les anticipations du secteur privé en ce qui concerne la politique future influencent les décisions courantes en matière de salaires, de prix et d'investissement, tandis que les décisions de politique économique sont guidées par les anticipations concernant l'évolution du secteur privé.

Un exemple clair de relation à double sens est l'évolution économique du début des années 1980, lorsque de nombreux pays ont modifié leur politique économique afin de lutter contre l'inflation. Ce changement était principalement une réaction aux événements économiques des années 1970, lorsque le taux d'inflation a augmenté en raison de la hausse des prix du pétrole et d'une croissance de la productivité plus faible. En conséquence, il est difficile de déterminer si les changements économiques subséquents dépendaient de ce changement de politique économique ou de facteurs sous-jacents hors du contrôle des politiques monétaire et budgétaire qui ont, à leur tour, donné lieu à une politique différente. Une façon d'étudier les effets de la politique économique serait de réaliser des expériences contrôlées. En pratique, cependant, des politiques différentes ne peuvent pas être attribuées aléatoirement à différents pays. La recherche macroéconomique est donc obligée d'utiliser des données historiques. La principale contribution des lauréats a été de montrer que les relations macroéconomiques causales peuvent effectivement être analysées à l'aide de données historiques, même dans les cas avec des relations à double sens.

Il y a de bonnes raisons de croire que des changements non anticipés de politique économique peuvent avoir des effets autres que ceux anticipés. Il n'est cependant pas évident de distinguer les résultats d'une politique anticipée de ceux d'une politique non anticipée. Une variation du taux d'intérêt ou du taux d'imposition n'est pas tout à fait un choc, dans le sens où une partie de la variation peut être anticipée. C'est une intuition obtenue depuis longtemps dans le contexte de la Bourse. Une entreprise qui annonce une amélioration de ses bénéfices et des bénéfices prévus plus élevés pourrait néanmoins subir une baisse du cours de son action, simplement parce que le marché anticipait des résultats encore plus solides. De plus, les effets d'un changement de politique non anticipé pourraient varier selon qu'il a été mis en œuvre indépendamment d'autres chocs dans l’économie ou en réaction à ceux-ci.

Les recherches primées de Sargent portent sur des méthodes utilisant des données historiques pour comprendre comment des changements systématiques de politique économique affectent l'économie au cours du temps. Celles de Sims s'attachent plutôt à distinguer les variations non anticipées de variables, telles que le prix du pétrole ou les taux d'intérêt, de leurs variations anticipées, afin de suivre leurs effets sur d’importantes variables macroéconomiques. Les questions traitées par les lauréats sont évidemment interdépendantes. Bien que Sargent et Sims aient mené leurs recherches indépendamment l’un de l’autre, leurs contributions sont complémentaires à bien des égards.

Sargent : les effets systématiques de la politique économique

Que se passe-t-il dans la macroéconomie lorsque la politique monétaire suit systématiquement une règle de Taylor, c'est-à-dire lorsque le taux d'intérêt réagit aux variations de l'inflation et du cycle d’affaires selon un schéma prédéterminé ? Ou bien que se passe-t-il si une banque centrale se voit confier le mandat de maintenir l'inflation à un niveau proche de 2 % ? L'analyse de Sargent porte sur les effets de telles règles de politique monétaire systématiques et sur les conséquences de leur modification sur la politique monétaire. Les anticipations font partie intégrante de cette approche analytique.

Est-il possible de déterminer si les changements dans l’économie dépendent de changements de politique économique ? Ces changements pourraient-ils plutôt dépendre de fluctuations de l'économie globale qui inciteraient les décideurs à adopter une politique différente ? Sargent a examiné ces questions à l'aide d'une méthode en trois étapes.

Sa première étape consiste à développer un modèle macroéconomique structurel, c'est-à-dire une description mathématique précise de l'économie. Un certain nombre de paramètres, qui déterminent les relations entre différentes variables, sont introduits dans le modèle. Par exemple, si l'on sait que la demande agrégée des consommateurs en biens et services est affectée par le taux d'intérêt réel anticipé, cette relation doit être intégrée au modèle. Les paramètres gouvernant ces relations fondamentales ne doivent pas être affectés par les changements de politique économique. Cela inclut les paramètres de préférences, qui décrivent la manière par laquelle les individus choisissent entre épargne et consommation en fonction des taux d'intérêt et des revenus.

La deuxième étape consiste à résoudre le modèle mathématique. La méthode de Sargent se focalise sur les anticipations portant sur l'évolution des variables macroéconomiques. Par exemple, les anticipations d'inflation future sont-elles affectées par les changements de politique économique ? Un prérequis raisonnable pour résoudre le modèle est que les anticipations d'inflation des individus dans le modèle correspondent à l'inflation prévue générée par le modèle lui-même. Imposer une telle exigence est néanmoins plus facile à dire qu'à faire et la deuxième étape de l'analyse de Sargent montre comment trouver une solution.

La troisième et dernière étape est entièrement statistique. Les données historiques sont utilisées pour estimer les paramètres fondamentaux qui ne changent pas après un changement de politique économique. Pour le dire simplement, cela implique que les valeurs des paramètres soient choisies de manière à ce que le modèle décrive au mieux les événements historiques. De cette manière, des valeurs numériques sont obtenues pour les paramètres qui décrivent la structure économique. Le modèle complet peut ensuite être utilisé comme "laboratoire" pour étudier les effets de différentes expériences hypothétiques, comme un changement de la politique monétaire.

Dans une série d'articles écrits dans les années 1970, Sargent a montré comment construire, résoudre et estimer des modèles macroéconomiques structurels. Son approche s'est avérée particulièrement utile dans l'analyse des politiques économiques, mais elle est aussi utilisée dans d'autres domaines de la recherche macroéconométrique et économique.

Certaines contributions de Sargent étaient purement méthodologiques, bien qu'il ait également appliqué les nouvelles méthodes à des recherches empiriques très influentes. Par exemple, il a analysé des épisodes historiques d'hyperinflation dans différents pays européens. Il a également examiné le déroulement des événements des années 1970, mentionnés plus haut, lorsque de nombreuses économies ont initialement adopté une politique inflationniste, puis sont revenues à un taux d'inflation plus faible. Sargent a montré que la façon par laquelle les anticipations du grand public sont formées, aussi bien que la compréhension du processus d'inflation par les banques centrales reposaient sur un apprentissage graduel. Cela pourrait expliquer pourquoi la baisse de l'inflation a pris du temps.

Sims : l’identification et l’analyse des chocs macroéconomiques

Sims partageait les critiques de Sargent à l'égard des grands modèles macroéconométriques qui étaient auparavant utilisés par les chercheurs, les banques centrales et les ministères des Finances. Dans son article "Macroeconomics and reality" [1980], Sims a introduit une nouvelle façon d'analyse des données macroéconomiques. Il rejoignait également Sargent en soulignant l'importance des anticipations. Sims a proposé une nouvelle méthode d'identification et d'interprétation des chocs économiques dans les données historiques et d'analyse de la transmission progressive de ces chocs à différentes variables macroéconomiques. Son approche a eu un énorme impact sur la recherche. Elle a également été largement utilisée comme base pour la prise de décision en matière de politique économique. La méthodologie de Sims peut également être décrite en trois étapes.

Dans une première étape, l'analyste fait une prévision pour les variables macroéconomiques à l'aide d'un modèle vectoriel autorégressif (vector-autoregression model) ou modèle VAR. Il s'agit d'un modèle relativement simple pour les séries chronologiques statistiques, où les valeurs précédemment observées des variables d'intérêt sont utilisées pour obtenir la meilleure prévision possible. La différence entre la prévision et le résultat (l'erreur de prévision) pour une variable spécifique peut être considérée comme un type de choc, mais Sims a montré que de telles erreurs de prévision n'ont pas d'interprétation économique univoque. Par exemple, soit une variation non anticipée du taux d'intérêt est une réaction à d'autres chocs simultanés, tels que le chômage ou l'inflation, soit la variation du taux d'intérêt peut avoir eu lieu indépendamment d'autres chocs. Ce type de changement indépendant est appelé “choc fondamental” (fundamental shock).

La deuxième étape consiste à extraire les chocs fondamentaux auxquels l'économie a été exposée. C'est un prérequis pour l’étude des effets, par exemple, d'une variation indépendante des taux d'intérêt sur l'économie. L'une des contributions majeures de Sims a d'ailleurs été de clarifier comment les chocs fondamentaux peuvent être identifiés à partir d'une compréhension globale du fonctionnement de l'économie. Sims et les chercheurs qui l’ont suivi ont développé différentes méthodes d'identification des chocs fondamentaux dans les modèles VAR.

Une fois que les chocs fondamentaux ont été identifiés à partir des données historiques, la troisième étape de la méthode de Sims est une analyse impulsion-réponse (impulse-response analysis). Celle-ci illustre l'impact au fil du temps des chocs fondamentaux sur les variables macroéconomiques.

Les graphiques ci-dessous montrent comment une impulsion, sous la forme d'une hausse du taux d'intérêt fixé par la banque centrale, induit des réponses de variables macroéconomiques avec des profils temporels différents. Les graphiques sont basés sur une analyse VAR de données américaines d'après-guerre [Christiano, Eichenbaum et Evans, 1999], où les chocs ont été identifiés à l'aide d'une méthode proposée par Sims.

Effets d'une hausse des taux d'intérêt sur le PIB et le niveau des prix

L'exemple illustre les réponses de deux variables du modèle VAR, en l’occurrence le PIB et le niveau des prix. Le PIB baisse continûment pendant plusieurs trimestres après la hausse du taux d'intérêt et ne repart à la hausse qu'après six trimestres. Le niveau des prix, en revanche, n'est pratiquement pas affecté au cours des six premiers trimestres qui suivent la hausse du taux d’intérêt […].

L'analyse impulsion-réponse a amélioré notre compréhension des propriétés dynamiques de la macroéconomie et a ainsi influencé la conduite de la politique monétaire. Il est désormais courant pour les banques centrales ayant un objectif d'inflation d'ajuster le taux d'intérêt afin d'atteindre leur cible sur un horizon d'un à deux ans, soit le décalage temporel indiqué par la figure. Les graphiques illustrent également qu'une politique monétaire restrictive est confrontée à un arbitrage entre une baisse de l'inflation après un à deux ans et une réduction immédiate du PIB. Des analyses VAR analogues de la politique budgétaire ont montré comment une hausse des dépenses publiques peut contrebalancer un ralentissement temporaire du cycle économique. Aujourd'hui, les modèles VAR sont des outils indispensables pour les banques centrales et les ministères des Finances dans leurs analyses de l'impact de divers chocs sur l'économie et de la manière par laquelle l'économie est affectée par différentes mesures de politique économique.

La recherche macroéconomique empirique aujourd'hui

L'analyse de Sargent des séries chronologiques macroéconomiques fondée sur des données historiques a ouvert un champ riche à la recherche macroéconomique et a mené à de nouvelles intuitions à propos du fonctionnement de la politique économique. Les travaux de Sims, entrepris un peu plus tard, ont également eu une influence extraordinaire, à la fois en macroéconomie et dans d'autres domaines de recherche. Aujourd'hui, les axes de recherche inspirés par les contributions de Sargent et de Sims ont beaucoup en commun. Dans la recherche moderne, la solution des modèles développés en utilisant les méthodes de Sargent est souvent exprimée sous la forme d'un système VAR et évaluée par analyse impulsion-réponse.

Les stratégies empiriques proposées par Sargent et Sims sont comparables. Pour étudier l'impact des changements systématiques de politique économique, la méthode de Sargent requiert des hypothèses spécifiques à propos de la structure de l'économie, des hypothèses qui peuvent être contestables. Les hypothèses sous-jacentes à un modèle VAR, en revanche, sont plus générales et valables pour une large gamme de modèles économiques. Les chercheurs ont le choix de la méthode en fonction de l'application. Avec une connaissance détaillée de la structure de l'économie, la méthode de Sargent peut être préférable, en particulier parce qu'elle permet une analyse contrefactuelle des changements systématiques de politique économique. Lorsque la connaissance du domaine est moins précise, la méthode de Sims peut être plus sûre.

Grâce aux contributions scientifiques de Sargent et Sims, la recherche en macroéconomie et l'analyse des politiques économiques ont connu de substantielles avancées. Leurs travaux, combinés, constituent une base solide pour l'analyse macroéconomique moderne. Il est difficile d'envisager la recherche aujourd’hui sans cette base. »

Académie royale des sciences de Suède, « The art of distinguishing between cause and effect in the macroeconomy », 10 octobre 2011. Traduit par Martin Anota 

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