« […] Les Etats-Unis et les systèmes nordiques ont produit des pays prospères et des taux de croissance économique similaires au cours des soixante dernières années. Des différences significatives, cependant, existent entre ces sociétés : les Etats-Unis sont plus riches que le Danemark, la Finlande et la Suède ; ils sont aussi largement perçus comme une économie plus innovatrice ; ils ont joué un rôle de meneur dans de nombreuses technologies transformatives de ces dernières décennies, en partie parce qu’ils fournissent de plus hautes incitations à leurs entrepreneurs et travailleurs qui travaillent davantage d’heures, prennent moins de congés et prennent plus de risques ; les sociétés scandinaves ont des filets de sécurité plus larges, des Etats-providence plus élaborés et des répartitions de revenu plus égalitaires que les Etats-Unis.
La réussite économique et les performances sociales des pays nordiques soulèvent deux questions interdépendantes. D’une part, la voie de la croissance économique américaine n’est pas la seule. Les pays semblent capables d’atteindre la prospérité sans sacrifier leurs programmes de protection sociale et une structure relativement égalitaire. D’autre part, dans la mesure où une inégalité plus limitée est valorisée pour des raisons de cohésion sociale ou de partage des risques, le bien-être moyen pourrait facilement être plus élevé dans les pays nordiques malgré leur revenu par habitant plus faible.
Pourquoi n’adoptons pas tous des institutions de type nordique ? Plus largement, dans un monde interdépendant, pouvons-nous tous choisir le même type de capitalisme et, en particulier, combiner un capitalisme dynamique avec une forte emphase sur l’égalitarisme et la protection sociale ?
Une réponse à cette question vient de la littérature sur les "variétés de capitalisme" (varieties of capitalism) en économie politique comparée [Hall et Soskice, 2001]. Cette littérature établit une distinction entre une économie de marché coordonnée ayant les caractéristiques saillantes des pays nordiques et une économie de marché libérale qui se rapproche d'une économie comme celle des Etats-Unis.
Cette littérature suggère que les deux types d'économies peuvent atteindre des revenus élevés et des taux de croissance similaires, mais les économies de marché coordonnées ont généralement plus de protection sociale et moins d'inégalités. Une économie capitaliste prospère n'a pas besoin de renoncer à la protection sociale pour atteindre une croissance rapide. En outre, cette littérature suggère également que différentes sociétés ont développé ces arrangements pour des raisons historiques et qu'une fois établis ces arrangements ont tendance à persister (peut-être en raison de complémentarités institutionnelles ou en raison des difficultés habituelles qu’il y a à changer les institutions).
Il y a une vision implicite derrière cette analyse. Étant donné que les résultats économiques sont similaires mais que les économies de marché coordonnées fournissent une meilleure protection sociale à leurs citoyens, les citoyens des économies de marché libérales qui sont devenues des économies de marché coordonnées y gagneraient en termes de bien-être social. En outre, un tel changement est faisable même si le poids de l'histoire le rend non trivial.
Dans une récente analyse [Acemoglu et al., 2012], nous suggérons que dans un monde interconnecté, la réponse pourrait être assez différente. En présence de liens économiques internationaux, les choix institutionnels de différentes sociétés sont aussi enchevêtrés. D’une part, les pays commercent entre eux et cela les pousse à se spécialiser. S’il y a certaines complémentarités entre les décisions de spécialisation et certains accords institutionnels, l’équilibre mondial peut être asymétrique. Certains pays vont choisir la voie "libérale" et se spécialiser dans des secteurs dans lesquels elle leur procure un avantage comparatif, tandis que d’autres choisissent la route coordonnée et se spécialisent dans d’autres secteurs.
Un autre lien international est de nature technologique et c’est celui que notre étude développe formellement. Nous considérons un modèle dynamique canonique de progrès technologique endogène au niveau mondial avec trois aspects fondamentaux. Premièrement, il y a une interdépendance technologique entre les pays, avec les innovations technologiques des pays les plus avancés technologiquement qui contribuent à repousser la frontière technologique mondiale, sur laquelle les autres pays peuvent à leur tour se baser pour innover et connaître de la croissance économique. Deuxièmement, nous considérons que l’effort d’innovation exige des incitations qui dépendent de la structure de récompenses en place. Par conséquent, un plus grand écart de revenu entre les entrepreneurs fructueux et les entrepreneurs infructueux accroît l’effort entrepreneurial et donc la contribution d’un pays à la frontière technologique mondiale. Enfin, nous supposons que, dans chaque pays, la structure de récompenses et l’étendue de la protection sociale qui façonne les incitations au travail et à l’innovation sont déterminées par les planificateurs sociaux nationaux (prospectifs).
Le fait que le progrès technologique exige des incitations pour les travailleurs et entrepreneurs se traduit par de plus fortes inégalités de revenu et une plus grande pauvreté (et un filet de protection plus limité) pour une société qui incite à innovation une plus intense. […] Dans un monde avec des interdépendances technologiques, lorsque l’une (ou un sous-ensemble limité) des sociétés est à la frontière technologique et contribue disproportionnellement à la repousser, les incitations pour les autres pays à en faire autant vont être plus faibles. En particulier, les incitations à innover pour les économies à la frontière technologique mondiale vont générer une plus forte croissance économique en repoussant la frontière, tandis que les fortes incitations à innover par les suiveurs vont seulement accroître leurs revenus aujourd’hui puisque la frontière technologique mondiale est déjà repoussée par les économies à la frontière.
Cette logique implique que l’équilibre mondial avec transferts technologiques endogènes est typiquement asymétrique avec certains pays qui ont de plus grandes incitations à innover que d’autres. A un tel équilibre, les pays les plus avancés technologiquement optent pour des institutions de type libéral (ce que nous appelons le capitalisme "acharné", "cut-throat") avec de puissantes incitations, peu d’assurance sociale et d’importantes inégalités de revenus, tandis que les pays suiveurs adoptent des institutions de type coordonné (ce que nous appelons un capitalisme "généreux", "cuddly") comme meilleure réponse à la contribution du meneur technologique de la frontière technologique mondiale, en assurant par conséquent une meilleure assurance à leur population et de moindres inégalités. […]
Nous ne pouvons pas tous être comme les pays nordiques, n’est-ce pas ?
Le principal résultat de cette enquête théorique est qu’à long terme tous les pays tendent à avoir des taux de croissance économique similaires, mais ceux qui ont des structures de récompenses "généreuses" sont strictement plus pauvres. Néanmoins, ces pays peuvent avoir un bien-être plus élevé que le meneur acharné ; en fait, si l’écart initial entre l’économie-frontière et les suiveurs est suffisamment faible, les suiveurs généreux vont nécessairement avoir un bien-être plus élevé grâce à l’assurance sociale plus développée que fournissent leurs institutions. Notre analyse confirme donc l’intuition selon laquelle tous les pays pourraient vouloir ressembler aux pays nordiques, avec un filet de sécurité plus étendu et une structure moins inégalitaire.
Pourtant, la principale implication de notre cadre théorique est que nous ne pouvons pas tous être comme les populations nordiques ! En effet, être généreux n’est pas un choix d’équilibre pour le meneur acharné, en l’occurrence les Etats-Unis. Compte tenu des choix institutionnels des autres pays, si le meneur acharné adoptait un tel capitalisme généreux, cela réduirait le taux de croissance de l’économie mondiale, en décourageant l’adoption d’une structure de récompenses plus égalitaire. En effet, ce choix, bien qu’il les rende plus pauvres, ne réduit pas de manière permanente leurs taux de croissance, grâce aux externalités technologiques positives créées par le meneur technologique acharné. Ce raisonnement suggère par conséquent que dans un monde interconnecté, il se peut que ce soit précisément l’existence d’une société américaine acharnée, avec ses inégalités croissantes, qui rende possible l’existence de sociétés nordiques plus généreuses. […] »
Daron Acemoglu, James A. Robinson & Thierry Verdier, « Choosing your own capitalism in a globalised world? », 21 novembre 2012. Traduit par Martin Anota
Références
Acemoglu, Daron, James A. Robinson & Thierry Verdier (2012), « Can’t we all be more like Nordics? Asymmetric growth and institutions in an interdependent world », NBER, working paper, n° 18441.
Hall, Peter, & David Soskice (2001), Varieties of Capitalism: The Institutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford University Press.
aller plus loin...
« Transferts technologiques, Etat-providence et diversité des capitalismes »
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