vendredi 19 octobre 2012

L’égalité est essentielle pour le bonheur

« Le roi du Bhoutan veut que nous soyons tous plus heureux. Les gouvernements, dit-il, devraient chercher à maximiser le bonheur national brut de leur population plutôt que leur produit national brut. Cette nouvelle insistance sur le bonheur représente-t-elle un vrai changement ou juste une mode passagère ?

Il est facile de comprendre pourquoi les gouvernements devraient minimiser l’importance de la croissance économique alors qu’elle s’avère si difficile à atteindre. La zone euro ne devrait pas croître du tout cette année. L’économie britannique se contracte. L’économie grecque se contracte depuis des années. On s’attend même à ce que la Chine ralentisse. Pourquoi ne pas renoncer à la croissance et jouir de ce que nous avons ?

Il ne fait aucun doute que cette tendance s’estompera lorsque la croissance reviendra, ce qui est inévitable. Néanmoins, un changement d’attitude plus profond à l’égard de la croissance s’est produit, ce qui devrait en faire un indicateur moins important à l’avenir, en particulier dans les pays riches.

Le premier facteur qui sape la poursuite de la croissance a été l’inquiétude quant à sa soutenabilité. Pouvons-nous continuer à croître à son rythme habituel sans mettre en danger notre futur ? 

Lorsque les gens ont commencé à parler des limites "naturelles" de la croissance dans les années 1970, ils avaient en tête l’épuisement imminent des produits alimentaires et des ressources naturelles non renouvelables. Récemment, le débat s’est déplacé vers les émissions de carbone. Comme le rapport Stern de 2006 l’a souligné, nous devons sacrifier une partie de la croissance aujourd’hui pour nous assurer que nous ne serons pas tous brûlés demain.

Curieusement, le seul sujet tabou dans ce débat est la population. Moins il y a d’habitants, moins nous risquons de réchauffer la planète. [...]

Une préoccupation plus récente se focalise sur les résultats décevants de la croissance. Il est de plus en plus clair que la croissance n’augmente pas nécessairement notre sentiment de bien-être. Alors pourquoi continuer à croître ?

Les bases de cette question ont été posées il y a quelques temps déjà. En 1974, l’économiste Robert Easterlin publia un article célèbre, "Does Economic Growth Improve the Human Lot? Some Empirical Evidence" [c’est-à-dire la croissance économique améliore-t-elle le sort de l’humanité ?]. Après avoir relié le revenu par habitant aux niveaux de bonheur déclarés par les individus pour un certain nombre de pays, il a abouti à une conclusion surprenante : probablement pas. 

Au-dessus d’un niveau plutôt faible de revenu (suffisant pour satisfaire les besoins fondamentaux), Easterlin ne décela pas de corrélation entre le bonheur et le PNB par tête. En d’autres termes, le PNB est une pauvre mesure de la satisfaction de vivre. 

Ce constat a renforcé les efforts visant à concevoir des indices alternatifs. En 1972, deux économistes, William Nordhaus et James Tobin, ont introduit une mesure qu’ils ont appelée "bien-être économique net", obtenue en déduisant du PNB les "mauvaises" productions, comme la pollution, et en y ajoutant les activités non marchandes, comme les loisirs. Ils ont montré qu’une société avec plus de loisirs et moins de travail pouvait avoir autant de bien-être qu’une société avec plus de travail (et donc plus de PNB) et moins de loisirs.

Des mesures les plus récentes ont tenté d’incorporer un éventail plus large d’indicateurs de "qualité de vie". Le problème est que l’on peut mesurer la quantité de choses, mais pas la qualité de vie. La manière dont on combine quantité et qualité dans un indice de "satisfaction de vie" est une question de morale plutôt que d’économie, il n’est donc pas surprenant que la plupart des économistes s’en tiennent à leurs mesures quantitatives du "bien-être".

Mais une autre découverte a aussi commencé à influencer le débat sur la croissance : les gens pauvres dans un pays sont moins heureux que les riches. En d’autres termes, au-dessus d’un faible niveau de satisfaction, les niveaux de bonheur des individus sont bien moins déterminés par leur revenu absolu que par leur revenu relatif par rapport à un certain groupe de référence. Nous comparons constamment notre sort avec celui des autres, nous sentant soit supérieurs, soit inférieurs, quel que soit notre niveau de revenu ; le bien-être dépend plus de la manière par laquelle les fruits de la croissance sont répartis plutôt que de leur montant absolu. 

En d’autres termes, ce qui compte pour la satisfaction de vie, ce n’est pas la croissance du revenu moyen, mais celle du revenu médian, c’est-à-dire du revenu de la personne typique. Prenons une population de dix personnes (par exemple, une usine) dans laquelle le directeur général gagne 150.000 euros par an et les neuf autres, tous des ouvriers, 10.000 euros chacun. La moyenne de leurs revenus s’élève à 25.000 euros, mais 90 % gagnent 10.000 dollars. Avec ce type de distribution des revenus, il serait surprenant que la croissance augmente le sentiment de bien-être de l’individu typique.

Ce n’est pas un exemple anodin. Dans les sociétés riches, au cours des trois dernières décennies, les revenus moyens ont augmenté régulièrement, mais les revenus typiques ont stagné, voire baissé. En d’autres termes, une minorité (une très petite minorité dans des pays comme les États-Unis et la Grande-Bretagne) a capté l’essentiel des gains de la croissance. Dans de tels cas, ce n’est pas davantage de croissance que nous voulons, mais plus d’égalité.

Une baisse des inégalités produirait non seulement le contentement qui découle d’une plus grande sécurité et d’une meilleure santé, mais aussi la satisfaction qui découle du fait d’avoir plus de loisirs, plus de temps passé avec la famille et les amis, plus de respect de la part de ses semblables et une plus grande liberté de choix dans le style de vie. De grandes inégalités nous rendent plus avides de biens que nous ne l’aurions été autrement, en nous rappelant constamment que nous avons moins que les autres. Nous vivons dans une société autoritaire, avec des pères survoltés et des mères "tigres", qui poussent constamment eux-mêmes et leurs enfants à "aller de l’avant".

Le philosophe du dix-neuvième siècle John Stuart Mill avait une vision plus civilisée : "J’avoue que je ne suis pas séduit par l’idéal de vie prôné par ceux qui pensent… que le piétinement, l’écrasement, le coup de coude et le fait de se marcher sur les talons, qui constituent le type actuel de vie sociale, sont le sort le plus désirable de l’espèce humaine… Le meilleur état pour la nature humaine est celui dans lequel, bien que personne ne soit pauvre, personne ne désire être plus riche, ni n’a aucune raison de craindre d’être repoussé par les efforts des autres pour se faire avancer".

Cette leçon a échappé à la plupart des économistes d’aujourd’hui, mais pas au roi du Bhoutan. Ni aux nombreuses personnes qui ont fini par reconnaître les limites de la richesse quantifiable. »

Robert Skidelsky, « Happiness Is Equality », 19 octobre 2012. Traduit par Martin Anota

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