lundi 14 octobre 2013

Fama, Hansen et Shiller : un Nobel pour l’analyse empirique des prix d’actifs


« Il est impossible de prédire si le prix des actions et des obligations va augmenter ou baisser au cours des prochains jours ou des prochaines semaines. Mais il est tout à fait possible d'anticiper l'évolution générale des prix de ces actifs sur des périodes plus longues, par exemple les trois à cinq prochaines années. Ces constats, qui peuvent paraître à la fois surprenants et contradictoires, ont été établis et analysés par Eugene Fama, Lars Peter Hansen et Robert Shiller, les lauréats du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel de cette année.

 

Fama, Hansen et Shiller ont développé de nouvelles méthodes pour étudier les prix des actifs et les ont utilisées dans leurs analyses de données détaillées sur les prix des actions, des obligations et d'autres actifs. Leurs méthodes sont devenues des outils standards dans la recherche universitaire et leurs intuitions guident le développement de la théorie aussi bien que la pratique professionnelle de l'investissement. Bien que nous ne comprenions pas encore parfaitement comment les prix d’actifs sont déterminés, les travaux des lauréats ont révélé un certain nombre de régularités importantes qui nous aident à mieux les expliquer.

L'évolution des prix d’actifs est essentielle pour de nombreuses décisions importantes, non seulement pour les investisseurs professionnels, mais aussi pour la plupart des gens dans leur vie quotidienne. Le choix du mode d'épargne (sous forme de liquidités, de dépôts bancaires, d'actions, voire d'une logement) dépend de ce que l’on pense des risques et des rendements associés à ces différentes formes d'épargne. Les prix d’actifs sont également d'une importance fondamentale pour la macroéconomie, car ils fournissent des informations cruciales pour les décisions économiques clés concernant la consommation et les investissements en capital physique, tels que les bâtiments et les machines. Alors que les prix d’actifs semblent souvent refléter assez bien les valeurs fondamentales, l'histoire fournit des exemples frappants du contraire, avec des événements communément qualifiés de bulles et de krachs. Une mauvaise évaluation (mispricing) des actifs peut contribuer aux crises financières et, comme l'illustre la récente récession mondiale, ces crises peuvent nuire à l'économie dans son ensemble. Aujourd'hui, le champ de la valorisation empirique des actifs est l'un des domaines les plus vastes et les plus actifs en science économique.


La prévisibilité…

La prévisibilité des prix d’actifs est étroitement liée au fonctionnement des marchés et c'est pourquoi les chercheurs sont si intéressés par cette question. Si les marchés fonctionnent bien, les prix devraient être très peu prévisibles. Cette affirmation peut paraître paradoxale, mais considérez ce qui suit : supposons que des investisseurs puissent prédire qu'une action prendra beaucoup de valeur au cours de l'année suivante. Ils achèteraient alors l'action immédiatement, faisant grimper son prix jusqu'à ce qu'il atteigne un niveau si élevé qu'il ne soit plus attractif. Il ne reste alors qu’une évolution du prix imprévisible, avec des mouvements aléatoires qui reflètent l'arrivée de nouvelles informations. En jargon technique, les prix suivent alors une "marche aléatoire" (random walk).

Il y a toutefois des raisons pour lesquelles les prix peuvent suivre des évolutions relativement prévisibles, même sur un marché fonctionnel. Le risque est un facteur clé. Les actifs risqués sont moins attractifs pour les investisseurs, donc un actif risqué devra, en moyenne, offrir un rendement plus élevé. Un rendement plus élevé pour un actif risqué signifie que l’on peut prédire que son prix devra augmenter plus rapidement que celui d'un actif sûr. Pour détecter un dysfonctionnement du marché, il est alors nécessaire d'avoir une idée de ce que devrait être une compensation raisonnable du risque. La question de la prévisibilité et celle des rendements normaux qui compensent le risque sont étroitement liées l’une à l’autre. Les trois lauréats ont montré comment démêler ces questions et les analyser empiriquement.

… est absente à court terme…

Il y a plusieurs façons d'aborder la prévisibilité. L'une d'elles consiste à déterminer si les prix des actifs au cours des derniers jours ou des dernières semaines peuvent être utilisés pour prédire les prix de demain. La réponse est non. Suite aux nombreux travaux statistiques minutieux menés par Fama dans les années 1960, les chercheurs s'accordent aujourd'hui à dire que les prix passés sont peu utiles pour prédire les rendements dans le futur immédiat.

Une autre façon consiste à examiner comment les prix d’actifs réagissent à l'information. Dans une étude phare, Fama, Fisher, Jensen et Roll [1969] ont étudié les fluctuations du cours des actions après l'annonce de fractionnements d'actions. À leur grande surprise, ils ont constaté que le marché semblait intégrer l'information très rapidement. Si le cours de l'action de l'entreprise n'avait réagi que lentement et mollement à l'annonce, la trajectoire du prix aurait été prévisible. Or, les chercheurs n'ont pas constaté une telle tendance. Leur étude a été rapidement suivie par de nombreuses autres, examinant différents types d'événements et confirmant les observations initiales : après la réaction initiale à un événement, le cours d'une action est extrêmement difficile à prévoir.


… mais il y a une prévisibilité à long terme

Si les cours des actions sont quasiment impossibles à prévoir sur plusieurs jours ou plusieurs semaines, ne devraient-ils pas l'être encore plus à plus long terme ? On pourrait le croire, mais les travaux empiriques de Shiller ont démontré que cette conjecture était erronée. Ses études sur la volatilité des cours boursiers et leur prévisibilité à long terme ont fourni des intuitions clés. Premièrement, Shiller [1981] a démontré que les cours des actions fluctuent bien davantage que ce qui peut être expliqué par les flux de dividendes. La théorie de base dit que la valeur d'une action devrait être égale à la valeur anticipée des dividendes futurs, donc la volatilité des cours qu'il a observée lui a semblé excessive.

L'une des implications des fluctuations excessives des cours boursiers est qu'un ratio cours/dividendes élevé au cours d’une année aura tendance à être suivi d'une baisse des cours relativement aux dividendes les années suivantes, et inversement. Cela signifie que les rendements suivent une tendance prévisible à plus long terme. Shiller et ses collaborateurs ont démontré cette prévisibilité aussi bien sur les marchés boursiers que sur les marchés obligataires, et d'autres chercheurs ont ultérieurement retrouvé ce résultat sur de nombreux autres marchés.

Interprétations du modèle de l'investisseur rationnel

Comment interpréter la prévisibilité à long terme des rendements des actifs ? Une façon d'aborder cette question est de s'appuyer sur la théorie standard, selon laquelle les investisseurs calculent rationnellement la valeur des actifs. Ainsi, la valeur d'un actif devrait tenir aux anticipations quant au flux de paiements qu'il génèrera dans le futur. Une hypothèse raisonnable est que ces paiements sont actualisés : autrement dit, les paiements dans un avenir lointain ont moins de poids que les paiements plus immédiats. Dans son étude originelle, Shiller a supposé que le facteur d'actualisation était constant et il a conclu que l’observation de fortes fluctuations des prix d’actifs n’était pas cohérente avec la théorie. Cependant, l'actualisation pourrait varier au fil du temps. Si c’est le cas, même des flux de dividendes relativement stables pourraient s’accompagner de fortes variations du cours des actions. Mais pourquoi l'actualisation varierait-elle au fil du temps ? Et pourquoi varierait-elle de telle matière que cela pourrait expliquer de si fortes fluctuations des prix d’actifs ?

Pour répondre à ces questions, il faut un modèle théorique qui relie les prix d’actifs aux décisions en matière d'épargne et de prise de risque que prennent des individus rationnels. Le modèle le plus basique et le plus connu est le modèle d'évaluation des actifs basé sur la consommation (CCAPM), développé dans les années 1970 par plusieurs chercheurs. Bien que ce modèle soit bien établi théoriquement, il est resté difficile de le tester pendant de nombreuses années. En 1982, Hansen a présenté une méthode statistique, la méthode des moments généralisés (MMG), qui était particulièrement adaptée pour traiter les propriétés particulières des données relatives aux prix d’actifs. Hansen a ensuite utilisé la MMG pour vérifier si les données historiques relatives aux cours boursiers étaient cohérentes avec la forme standard du CCAPM. Il a conclu que le modèle devait être rejeté, parce qu’il ne pouvait pas expliquer les données. Ces constats ont confirmé ceux obtenus auparavant par Shiller : les prix des actifs fluctuent trop, même lorsque l’on tient compte des taux d'actualisation variables dans le temps qui découlent du CCAPM.

L'échec de la version de base du CCAPM, qui a aussi été confirmé par de nombreux autres chercheurs, a inspiré une vague de nouvelles théories et de nouveaux travaux empiriques. Un axe de recherche vise à améliorer les mesures du risque et les attitudes face au risque. Cette littérature développe des extensions théoriques du CCAPM, en se focalisant sur la façon par laquelle les investisseurs en période difficile peuvent être beaucoup plus sensibles au risque que dans le modèle de base. Cette combinaison de nouvelles théories et de tests empiriques basés sur la MMG a eu une influence considérable au-delà de la recherche sur l'évaluation des actifs et a généré de nombreuses nouvelles intuitions sur le comportement humain plus généralement.

Les interprétations des modèles comportementaux

Une autre façon d'interpréter la prévisibilité à long terme consiste à abandonner la notion d'investisseurs pleinement rationnels. Dépasser cette hypothèse a ouvert un nouveau champ de recherche appelé "finance comportementale". Ici, les anticipations erronées sont au centre : des prix d'actifs élevés peuvent refléter une surestimation des flux de paiements futurs. Autrement dit, un optimisme excessif ou d'autres mécanismes psychologiques peuvent contribuer à expliquer pourquoi les prix d’actifs s'écartent des valeurs fondamentales.

L'un des principaux défis pour l'approche comportementale a été d'expliquer pourquoi les investisseurs les plus rationnels n'éliminent pas les fluctuations excessives des prix d’actifs en pariant contre les investisseurs moins rationnels. Une réponse fréquente est que les investisseurs rationnels peuvent faire face à diverses limites institutionnelles, telles que les contraintes de crédit, qui les empêchent d'aller contre le marché à une échelle suffisamment importante.

Par conséquent, la nouvelle approche comportementale se focalise sur les contraintes institutionnelles et les conflits d'intérêts, tandis que la nouvelle approche rationnelle se concentre sur le risque et les attitudes face au risque. Chacune de ces approches a apporté d’importants éclairages. Ensemble, elles contribuent largement à expliquer la volatilité et la prévisibilité à long terme des marchés d'actifs.

La coupe transversale des rendements des actifs

Les travaux empiriques présentés jusqu'à présent explorent les différences de rendement global des actifs au fil du temps. Une importante question connexe concerne les différences de rendement entre les actifs. Pour le dire brièvement : la sélection d’actions (stockpicking) est-elle rentable ? Si oui, quels facteurs un investisseur devrait-il prendre en compte pour sélectionner ses actions ? Le modèle d'évaluation des actifs financiers (MEDAF) fournit un cadre permettant d'évaluer les différences de rendement entre différentes actions. Le MEDAF prédit que les actions qui ont des rendements élevés lorsque le rendement global du marché est élevé devraient, en moyenne, générer un rendement relativement élevé en compensation du risque. De même, les actions qui affichent des rendements élevés lorsque le rendement global du marché est faible devraient, en moyenne, générer des rendements relativement faibles. Ces actions peuvent servir de couverture et sont donc intéressantes pour l'investisseur averse au risque, même si elles ne génèrent pas un rendement moyen élevé.

Fama a développé des méthodes permettant de tester si la corrélation d'une action avec le marché est effectivement un indicateur avancé clé de sa performance future. Avec d'autres chercheurs, il a constaté que ce n'était pas le cas, parce que d'autres facteurs étaient bien plus importants dans la prévision des rendements. En particulier, la "taille" d'une action (la valeur boursière totale d'une entreprise) et le "book-to-market ratio" (rapportant la valeur comptable sur la valeur de marché) ont un fort pouvoir explicatif : les grandes entreprises, ou les entreprises avec un faible book-to-market ratio, ont en moyenne de faibles rendements ultérieurs. Ce résultat rejoint celui de Shiller sur la prévisibilité à long terme. De même qu'une faible valorisation générale des actions par rapport aux dividendes prédit des rendements futurs élevés, les actions dites de valeur (avec un book-to-market ratio élevé) ont tendance à générer des rendements élevés par rapport aux actions dont un faible book-to-market ratio.

Pourquoi ces facteurs supplémentaires contribuent-ils à expliquer les cours des actions, contrairement au MEDAF ? De nouveau, certaines explications se basent sur le comportement rationnel des investisseurs, tandis que d'autres explorent des modèles comportementaux. Grâce aux recherches approfondies menées dans ce domaine par Fama et d'autres, les propriétés transversales des prix d’actifs sont bien mieux comprises aujourd'hui qu'il y a trois décennies.

Un impact sur les pratiques d’investissement…

Les travaux des lauréats ont influencé non seulement la recherche universitaire, mais aussi les pratiques de marché. Le fait que les marchés boursiers soient très difficiles à prédire à court terme et que la sélection d’actions est très difficile à la fois à court terme et à long terme a conduit à un examen attentif de la performance des fonds communs de placement. La recherche n'a généralement pas permis d'établir que les fonds communs de placement génèrent des rendements positifs supérieurs à ce que peut justifier le niveau de risque ; une fois les frais de gestion pris en compte, leur gestion d'actifs génère souvent des rendements excédentaires négatifs. La récente croissance des fonds indiciels, qui collectent toutes les actions dans des portefeuilles à gestion passive, suit cette intuition. De plus, les rares fonds spécialisés performants que nous observons sont souvent motivés par de nouveaux facteurs (la "taille" et "book-to-market ratio") qui sont inclus dans la version étendue du MEDAF.

Les études d'événements ne fournissent pas seulement des informations sur la prévisibilité (ou le manque de prévisibilité), mais elle fournit aussi des estimations sur la manière par laquelle le marché évalue […] les fractionnements de marchés boursiers, les émissions d'actions ou les offres publiques d’acquisition (OPA). Cette information est précieuse pour l'évaluation des performances et pour les entreprises qui envisagent de telles actions.

L'approche comportementale a également eu un impact direct sur la pratique. Shiller a très tôt suggéré que les risques importants auxquels font face les investisseurs sont parfois difficiles à mesurer et ne sont donc pas assurables par les instruments de marché existants. L'indice Case-Shiller des prix de l'immobilier a été construit pour aider les investisseurs à jauger les tendances et les mouvements des prix de l'immobilier et à constituer des actifs permettant de s’assurer contre les fluctuations de leurs prix.

… et sur la recherche

Les constats sur la prévisibilité sont frappants et continuent de générer de nombreuses recherches complémentaires, caractérisées par une interaction fructueuse entre travail empirique et développement théorique. L'intérêt pour la finance et l'évaluation des actifs est tirée en grande partie par des questions fondamentales : dans quelle mesure la volatilité des marchés est-elle le signe que les marchés ne fonctionnent pas aussi bien que cela ? quelles mesures peuvent être prises pour limiter les conséquences négatives ? Les premiers constats (la difficulté de prévoir les prix à court terme et la précision et la rapidité des réactions des prix dans les études d'événements) indiquaient qu'au moins une condition fondamentale d'efficience des marchés était satisfaite. Mais les résultats ultérieurs sur la prévisibilité à plus long terme ont certainement modifié les convictions de nombreux chercheurs. Il est trop tôt pour dire dans quelle mesure la prévisibilité reflète les fluctuations naturelles du montant et de la perception (rationnelle) des risques et dans quelle mesure elle reflète une mauvaise évaluation. Comprendre comment les erreurs d'évaluation des actifs apparaissent et quand et pourquoi les marchés financiers ne reflètent pas efficacement les informations disponibles est l'une des tâches les plus importantes des travaux futurs. Les réponses pourraient dépendre fortement des contextes et des cadres institutionnels particuliers, mais elles seront sans aucun doute extrêmement précieuses pour les décideurs politiques aussi bien que pour les praticiens. »

Académie royale des sciences de Suède, « Trendspotting in asset markets », 14 octobre 2013. Traduit par Martin Anota

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