jeudi 2 octobre 2014

Le monde de l'étrange : r peut-il être supérieur à g sans que les inégalités augmentent ?

« J’ai récemment discuté du livre de Piketty (encore une fois) avec mon ami Mario Nuti. Je lui ai dit qu'il est possible, selon moi, d'avoir un taux de rendement du capital (r) supérieur au taux de croissance du revenu (g) sans pour autant que les inégalités n’augmentent, dans les conditions les plus simples et dans les limites très étroites du modèle de Piketty. Après mon explication, Mario m'a encouragé à la publier sur un blog. C'est donc ce que je fais à présent : je retranscris essentiellement les notes que j'ai prises lors de ma lecture du Capital au XXIe siècle.

Non, ne vous enfuyez pas en imaginant que je vais essayer de le prouver en utilisant une équation différentielle du second ordre et un modèle de croissance très sophistiqué (je ne saurais pas comment m'y prendre de toute façon). Ni même en supposant (comme on peut le faire) que tant que r>g, la répartition du capital devient plus égalitaire et compense ainsi, voire annule, l'effet inégalitaire de la hausse de la part du capital dans le revenu total. Non, rien de tout cela. C'est bien plus simple ; en fait, c’est d'une simplicité décevante… 

Un rappel : comme nous le savons tous maintenant, r>g implique que le stock de capital augmente plus vite que le revenu net. Ainsi, si le taux de rendement du capital ne baisse pas proportionnellement (et Piketty pense qu'il pourrait ne pas baisser du tout), la part du revenu du capital dans le revenu total augmentera et, comme les capitalistes sont généralement les plus riches, les inégalités interpersonnelles augmenteront également. Voilà donc l'histoire de base que nous connaissons tous. 

Mais passons maintenant derrière le miroir et supposons que le taux de rendement tombe à 0 alors que le taux de croissance de l'économie est négatif (une situation assez similaire à celle que connaissent les pays de la zone euro aujourd'hui). Que se passe-t-il alors ? Évidemment, le stock de capital n'augmentera pas puisque l'épargne nette est nulle. Mais le ratio capital/revenu (le β de Piketty) augmentera car le revenu (le dénominateur) diminue. La part du revenu du capital dans le revenu total (α) restera inchangée à zéro. Ainsi, nous pouvons avoir (1) r>g, et (2) un β croissant tandis que (étrangement) (3) α est constant. 

C'est intéressant parce que l'interprétation générale à laquelle nous sommes habitués, peut-être parce que nous sommes habitués à vivre ou à gérer des économies en croissance, est que r>g implique une augmentation de β et de α. Ce n'est pas le cas dans une économie en déclin. Le dernier morceau ne tient pas. 

Il s'agit bien d'un cas dégénéré, dû au fait que α est borné par le bas. Mais, en règle générale, il est cependant vrai que nous pouvons avoir un β croissant, un r constant, une répartition stable des actifs et, étonnamment, une part du capital stable et, vraisemblablement, des inégalités interpersonnelles qui n’augmentent pas.

(Dans une certaine mesure, cette question remonte au grand chapitre de Keynes dans La Théorie générale traitant de la nature particulière de la monnaie. Elle est la seule parmi toutes les "marchandises » à ne pas avoir de "coût de transport" (une diminution de sa valeur due au simple passage du temps), si bien que son "taux de rendement propre" le plus bas est zéro. S'il pouvait descendre en dessous de zéro, il y aurait un ratio capital/revenu décroissant, un α négatif et un creusement des inégalités interpersonnelles. Le "paradoxe" que nous avons souligné plus haut aurait disparu.) » 

Branko Milanovic, « The world of the weird: r is greater than g and inequality is not increasing? Can it happen? », Global Inequality (blog), 2 octobre 2014. Traduit par Martin Anota


Aller plus loin...

« Le retour du capital » 

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