Recension du Capital au XXIe siècle
« Un ami qui a récemment lancé à Belgrade un nouveau magazine en anglais, intitulé Horizons, m'a demandé si j'accepterais de publier dans ce magazine soit une version révisée de ma critique de Piketty parue dans le numéro de juin du Journal of Economic Literature (une version presque identique est disponible ici), soit d'écrire une recension entièrement nouvelle. J'ai choisi la deuxième option. Voici le texte.
Cela fait plus d'un an que Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty est paru en français. Grâce à cet ouvrage, le monde de la science économique et des commentateurs économiques a été transformé. Il s'agit peut-être du plus grand succès d'un ouvrage d'économie depuis la Théorie générale de Keynes, il y a huit décennies. Bien sûr, une question se pose légitimement : le sera-t-il encore dans dix ou vingt ans ? J'essaierai d'y répondre ci-dessous. Ma recension de l'ouvrage, qui est aussi un bilan de ce que nous avons appris en un an depuis sa publication, s'articulera autour de trois axes : pourquoi Le Capital a-t-il connu un tel succès ? Quelles sont les potentiels problèmes ou critiques ? Et comment devrions-nous considérer les recommandations du Capital ?
Pourquoi ce livre a-t-il été si populaire ? Comme toujours, dans ce type de jugement, il faut distinguer les facteurs "objectifs" des facteurs "subjectifs". Seuls les premiers, en principe, assurent la pérennité et l'influence d'un ouvrage à long terme. Mais pour connaître l'immense succès à court terme qu’a connu Le Capital, il faut la confluence des deux types de facteurs.
D'un point de vue objectif, le livre a été écrit par un économiste reconnu, déjà distingué par quinze années d'articles et d'ouvrages de premier plan. De plus, le livre propose un modèle relativement simple, mais puissant, qui "unifie" l'économie de la croissance, l’économie de la répartition fonctionnelle des revenus (travail versus capital) et l’économie de la répartition personnelle des revenus (les inégalités entre les individus). Ce modèle ne pouvait que séduire les économistes amateurs de grandes synthèses. Et en effet, très peu de personnes avant Piketty, dans l'histoire récente de la science économique, ont été capables ou assez courageuses pour rassembler ces choses à une telle échelle. Les économistes ont perdu l'habitude de la pensée "systémique" (c'est-à-dire de considérer le capitalisme comme un "système"). Poussés par la parcellisation générale du champ de la science économique, ils ont préféré se concentrer sur des questions plutôt restreintes (le salaire minimum réduit-il le nombre d'emplois ? les droits de douane nuisent-ils à la production ? comment les subventions distordent-elles les incitations ? etc.).
De plus, cette large réflexion systémique offerte par Piketty s’appuyait sur une base de données historiques volumineuse et détaillée. Ainsi, le modèle et les données sous-jacentes ont rendu plus difficile la tâche aux détracteurs de Piketty. Ils pouvaient éventuellement être en désaccord avec son modèle et ses implications, mais ne pouvaient pas infirmer ses données. Ou bien, ils pouvaient pinailler sur tel ou tel point de données, mais ne pouvaient proposer une vision du monde alternative. Finalement, parmi les raisons "objectives", je voudrais souligner que l'ouvrage est très bien écrit. Il peut être lu comme un livre d'histoire. Il n'hésite pas à prendre des positions tranchées, ni à critiquer de célèbres économistes. Il a été écrit avec conviction et sans crainte. Les lecteurs peuvent le ressentir.
Du côté "subjectif", je pense que l'on peut évoquer le calendrier. Avec la récession qui durait alors depuis six ans, le mécontentement à propos de la stagnation des salaires réels aux États-Unis et en Europe, l'inégalité galopante des revenus due à la hausse considérable des revenus des plus aisés, tout livre prétendant sérieusement expliquer ces phénomènes était assuré d'un bon accueil. Et bien plus encore, un excellent ouvrage, imprégné d'histoire et écrit par l'un des plus grands économistes. Certes, si Le Capital avait été publié en 2006, je suis convaincu qu'il aurait rencontré un franc succès auprès des économistes, mais qu’il n'aurait eu aucune chance de devenir un best-seller du New York Times.
Parmi les facteurs subjectifs, on peut curieusement citer le fait que le livre ait été initialement publié en français. Normalement, ce serait un inconvénient, le marché mondial des idées étant essentiellement monopolisé par les publications anglophones. (C'est pourquoi vous lisez cette recension en anglais.) Mais ici, Piketty a eu de la chance. La renommée de son livre s'est rapidement répandue aux États-Unis (malgré un premier accueil plutôt mitigé en France). Le fait que le livre ne soit pas disponible en anglais pendant six mois a rendu l'attente insoutenable et d'autant plus intense : la réponse finale, ultime à tous nos problèmes a été trouvée et seule la barrière de la langue nous empêche de la trouver maintenant ! Je m'attendais presque (et je pense que dans certains cas, c'est effectivement arrivé) à ce que des cercles d'études étudiants se forment pour apprendre le français et lire Piketty simultanément. Cela m'a rappelé l'histoire des étudiants russes en Europe qui se sont réunis en 1867 pour apprendre l'allemand afin de lire Le Capital de Marx. Cette anticipation a fait de la publication du livre en anglais, merveilleusement traduit par Arthur Goldhammer (l’un des principaux traducteurs américains de non-fiction française), une véritable explosion dans les mondes de la science, de l'expertise et de la culture populaire.
Pour finir, je ne peux ignorer que plusieurs personnes ont estimé que la beauté de Piketty, son franc-parler, son accent français et l’engouement général des Américains pour les penseurs français ont également contribué à séduire le public américain. Et une fois que vous avez le public américain de votre côté, le monde est à vous.
C’est pourquoi le livre est devenu un succès.
Aura-t-il une influence durable et quelles sont ses éventuelles faiblesses ? Etre un succès de l’année ne suffit pas pour qu’un livre ait une influence durable. Le Capital, selon moi, restera parmi nous très longtemps. (Lorsque je suis le plus optimiste, je pense même que Piketty a peut-être commis une erreur en inscrivant si clairement "21e siècle" dans son titre. L’importance de ce livre pourrait perdurer au-delà de ce siècle et les lecteurs du 22e siècle pourraient être réticents à lire un ouvrage dont la validité semble limitée dans le temps. Le Capital aujourd’hui et demain ou L’Essor du capitalisme patrimonial auraient peut-être été des titres plus durables.)
L'influence de ce livre perdurera pour toutes les raisons "objectives" qui ont fait son succès et parce que le conflit fondamental entre le revenu tiré de la propriété (qui ne nécessite pas de travail) et le revenu tiré du travail perdurera dans un avenir prévisible. En effet, les sociétés capitalistes sont structurées de telle sorte que c’est un conflit central, même si certains tentent de le cacher. De plus, ce conflit sera, ironie du sort, d'autant plus aigu, comme le montre Piketty, que la société sera riche. Car être une société riche signifie essentiellement avoir plus de capital. Ainsi, les ratios capital sur revenu des sociétés riches (le désormais fameux bêta de Piketty) sont plus élevés, ce qui signifie que le revenu tiré de la propriété est relativement plus élevé (par rapport au travail) que dans les sociétés plus pauvres. La propriété du capital ayant toujours été, et restera probablement, très concentrée, la question d'avoir un pourcentage significatif de la population à la fois riche et qui ne tire aucun revenu du travail (les rentiers) ou seulement une partie de son revenu du travail (les capitalistes travailleurs) restera un problème de première importance, sur le plan politique et sur le plan éthique. C'est pourquoi les messages de ce livre perdureront.
Mais le livre a-t-il des problèmes que, un an après sa publication, littéralement des centaines de critiques ont révélés ? Effectivement, et j'aimerais en souligner quelques-uns. L'un des problèmes techniques réside dans l'utilisation par Piketty du capital et de la richesse (wealth) comme s'il s'agissait de la même chose. En français, on parle de "patrimoine", de "richesse" et de "capital" et, comme l'écrit Piketty, ces mots sont tous utilisés de façon interchangeable. Or, il est parfaitement logique de se concentrer sur la richesse et de considérer comme richesse tout ce qui génère un revenu explicite ou implicite sur une période donnée, des actions aux logements, en passant par les brevets. C'est ce que fait Piketty lorsqu'il définit la part du revenu lié à la richesse dans le revenu total courant (son alpha). Le problème se pose lorsque cette richesse est, pour ainsi dire, introduite dans la fonction de production néoclassique (et Piketty en a besoin pour combiner sa théorie de la distribution des revenus avec la théorie de la croissance), où elle prend véritablement la place du capital productif (le K de l'économie). En d'autres termes, W a été confondu avec (ou traité comme similaire à) K. Les résultats obtenus concernant le taux de croissance de la production ou le rôle du progrès technologique sont dérivés du monde où K représente le capital productif, mais appliqués au monde où un revenu "non gagné" est obtenu à partir de la richesse (W), un concept bien plus large que K. Ainsi, par exemple, la condition cruciale qui garantit que le taux de rendement du capital r ne diminue pas beaucoup lorsque le ratio K/Y augmente (de sorte que r puisse être traité comme plus ou moins fixe), à savoir que l'élasticité de substitution entre le capital et le travail est supérieure à l’unité, est dérivée du monde de K. Mais elle est appliquée au monde W. Ce problème pourrait devenir similaire au "problème de la transformation" marxiste : non pas en substance, mais en remettant en question les fondements logiques de l'analyse. Il est déjà débattu et il le sera, j'en suis sûr, encore plus.
Le deuxième problème majeur est la focalisation exclusive sur le monde riche. À l'ère de la mondialisation, nous avons besoin d'ouvrages qui traitent du monde dans son ensemble. On pourrait en effet soutenir que nous nous concentrons sur le monde riche car ses évolutions sont celles que les économies pauvres (ou émergentes) devront traverser à mesure qu'elles se développent. C’est une conception linéaire de l'histoire économique, qui pourrait toutefois s’avérer erronée. De plus, les écarts de revenus entre des pays comme la Chine et le monde riche se réduisent rapidement. L'ouvrage de Piketty a-t-il beaucoup à dire sur la Chine ? Il semble que non, et c'est une omission majeure. Considérons simplement le fait suivant, entièrement formulé dans le cadre pikettien. Si la mondialisation signifie la libre circulation des capitaux, alors nous pouvons nous attendre à une égalisation mondiale de r. Dans le monde riche, où la croissance économique (g) sera faible, une relation r>g impliquera, selon Piketty, une hausse des inégalités de revenus. Mais, en Chine, un taux de croissance beaucoup plus élevé renversera cette relation, et r<g devrait y entraîner une diminution des inégalités. Donc, le monde futur pourrait être caractérisé par une partie (les pays riches) où les inégalités augmentent et une autre partie (les économies émergentes) où elles diminuent, sa croissance étant, comme dans l'Europe occidentale d'après-guerre, tirée par la convergence. En outre, dans le monde émergent ou pauvre, la célèbre recommandation de Piketty concernant la taxation du capital pourrait ne pas avoir beaucoup de sens. Nous y reviendrons.
Que penser de l'impôt mondial sur le capital ? Cette proposition a manifestement suscité une grande attention, même de la part de ceux qui n'ont jamais lu une seule page du livre. Piketty appelle à un impôt mondial sur le capital de 1 % sur les patrimoines supérieurs à 1 million d'euros et de 2 % sur les patrimoines privés supérieurs à 5 millions d'euros. Cette proposition est pleinement cohérente avec son principal message. Si la croissance galopante du capital et sa forte concentration entre quelques mains sont les principales causes des inégalités, alors taxer le capital et réduire r est un moyen de lutter contre les inégalités. Mais cette recommandation ne s'applique guère à la Chine, à l'Inde et aux autres économies émergentes. Premièrement, le taux de croissance de l'économie de ces pays pourrait y être, comme nous venons de le voir, supérieur à r et, deuxièmement, les ratios capital/production y sont faibles et, si r < g , ils continueront de diminuer. Les ratios K/Y, calculés à partir du Global Wealth Report 2013, sont d’environ 5 pour les pays riches comme les États-Unis et la Suisse, mais de seulement 2,7 pour la Chine, de 2 pour l'Inde et de 1,5 pour l'Afrique du Sud et le Brésil. Ainsi, la "menace des inégalités" posée par le capital est bien moindre dans ces pays : les inégalités pourraient y augmenter, mais si c'est le cas, cela serait dû à d'autres facteurs que la propriété privée du capital. Les recommandations de Piketty ne semblent guère pertinentes pour le monde émergent. Mais c’est pire. Pour que la taxe de Piketty fasse sens, une coordination internationale est nécessaire et, si cette coordination internationale n'est pas assurée par la Chine, l'Inde, l'Afrique du Sud et le Brésil, une taxe mondiale sur le capital est vouée à l'échec. Même si l'OCDE accepte de l'imposer, les capitaux pourraient fuir vers le monde émergent. Et ce seul fait suffira pour que le monde riche n’impose pas cette taxe.
Mais un tel impôt sera-t-il aussi onéreux que certains le prétendent ? En réalité, non : il ne touchera pas tant de personnes que cela, mais il couvrira bel et bien un gros morceau du capital. Selon le Global Wealth Report pour 2013, 32 millions d'adultes dans le monde possèdent un patrimoine net supérieur à 1 million de dollars et détiennent collectivement près de 100 000 milliards de dollars de richesse. On peut supposer (au dos de l’enveloppe) que le taux d'imposition moyen sera d'environ 1,6-1,7 % (pour simplifier, je suppose que 1 dollar = 1 euro), car la répartition des richesses parmi les très riches est extrêmement inégale : il y a bien moins de 32 millions de personnes possédant un patrimoine net supérieur à 5 millions de dollars, mais beaucoup d'entre elles sont extraordinairement riches et seraient imposées au taux plus élevé de 2 %. Les recettes totales de cet impôt peuvent donc être estimées à 1.500 milliards de dollars, soit environ 2 % du PIB mondial. Ou bien, même si le nombre de personnes soumises à l'impôt est faible (moins de 1 % de la population adulte mondiale), son rendement serait énorme. Cela n'est pas surprenant, car cela reflète simplement les immenses différences de richesse qui existent entre le sommet de la pyramide et pratiquement tous les autres. Pour rappel, même dans les pays les plus riches du monde, comme les États-Unis [Wolff, 2010] ou l'Allemagne [Grabka et Westermeier, 2014], respectivement 20 et 30 % des ménages ont un patrimoine net nul ou négatif. Mais le fait que relativement peu de personnes seraient soumises à l'impôt semble suggérer, à première vue, que cet impôt pourrait être politiquement viable. Cependant, ce n'est pas tout. La raison pour laquelle il est peu probable que cet impôt soit imposé est qu'il ne serait pas du tout attrayant pour les économies de marché émergentes et que ceux qui seraient soumis à cet impôt sont politiquement assez puissants pour le bloquer. Par conséquent, l'impôt échouerait pour d'autres raisons politiques.
Que conclure ? Une année est suffisamment longue pour que l’on ait une idée de l'accueil réservé à un livre et peut-être même de son impact à long terme. Pour l'ouvrage de Piketty comme pour beaucoup d'autres, il faut distinguer ses analyses, ses recommandations et ses prévisions. On peut approuver les analyses sans pour autant approuver les recommandations, ou inversement. À mon avis, les analyses proposées dans l'ouvrage, parce qu'elles reflètent assez bien l'évolution probable du monde riche dans les décennies à venir, seront influentes pendant de nombreuses années. Il sera difficile d’enseigner l'économie sans mentionner Le Capital. Ce dernier influencera non seulement notre conception de la répartition des revenus et du capitalisme du futur, mais aussi celle de l'histoire économique, de la Rome antique à la France prérévolutionnaire. (Nous pouvons déjà observer certains de ces développements). Il orientera notre réflexion économique dans des directions qui n'étaient même pas envisagées dans l'ouvrage. Par exemple, si la concentration du capital est le principal coupable derrière l'accroissement des inégalités, une propriété du capital beaucoup plus répandue (sous la forme de la propriété par les travailleurs) pourrait être une solution.
Mais en ce qui concerne les recommandations et les politiques, je ne pense pas que le livre aura un impact comparable à celui de la Théorie générale de Keynes. Les deux ouvrages ont été écrits avec des objectifs différents. Celui de Keynes était en réalité le dernier grand traité "caméraliste" destiné à convaincre les décideurs politiques de la marche à suivre (aussi bien que le premier ouvrage de macroéconomie). Le Capital de Piketty s'inscrit bien davantage dans la tradition de l'économie politique classique : une description et une analyse du système capitaliste. Et tant que ce système sera là, je ne pense pas que le livre de Piketty tombera dans l'oubli. »
Branko Milanovic, « One year later: a few reflections on Thomas Piketty’s “Capital in the 21st century” », Global Inequality (blog), 17 novembre 2014. Traduit par Martin Anota
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