jeudi 20 novembre 2014

Un guide (sceptique) aux institutions (2/3)

« C’est le deuxième billet d’une série sur la littérature empirique sur les institutions que je couvre dans mon cours sur la croissance et le développement. Dans le premier billet, j’ai examiné comment la première génération de cette littérature a mal utilisé les mesures transnationales (cross-country) des institutions dans leurs régressions mal identifiées.

La deuxième génération de travaux empiriques sur les institutions a tenté de surmonter le problème d’endogénéité dans la régression standard "régressant le revenu par habitant sur les institutions" de la première génération.

La ligne de démarcation entre les études de première et celles de deuxième génération n’est pas très nette. J’ai utilisé Mauro (1995) comme exemple de travail des institutions de première génération, mais cet article utilise la fractionnalisation ethnolinguistique comme instrument de corruption. Hall et Jones (1999) examinent des mesures de la qualité institutionnelle instrumentées par la latitude et le pourcentage de la population qui parle des langues d’Europe occidentale. Ces stratégies de variables instrumentales sont généralement rejetées, pour la raison que peu de gens croient que la fractionnalisation ethnolinguistique, la latitude ou la langue européenne parlée ont des effets sur le revenu par habitant uniquement par le biais des institutions. En d’autres termes, ces articles semblent échouer quant à la deuxième exigence d’une variable instrumentale, qui est que l’instrument ne doit pas avoir de corrélation séparée avec la variable dépendante.

L’événement majeur de la deuxième génération de littérature fut l’arrivée de l’article d’Acemoglu, Johnson et Robinsons (2001), qui utilisa la "mortalité des colons" comme instrument de la qualité des institutions. Ils suggéraient que la qualité des institutions d’une colonie était fonction de la mortalité de cette colonie pour les colons européens. L’idée était que dans les endroits où les Européens mouraient rapidement (l’Afrique subsaharienne, l’Amérique centrale), ils ne voulaient pas rester et ils ont donc installé des institutions extractives pour extraire le plus de ressources possible de la colonie avant d’attraper une maladie mortelle. Dans des endroits comme les États-Unis ou la Nouvelle-Zélande, où ils ne mouraient pas, les Européens sont restés, si bien qu’ils y ont installé de bonnes institutions inclusives.

Le cœur du raisonnement ici est que les institutions des colonies ont été déterminées de manière exogène par les Européens et que nous disposons ainsi d’une "expérience naturelle" empirique propre qui permet de donner une bonne estimation de l’effet des institutions sur le développement économique. L’article d’Acemoglu, Johnson et Robinson est largement cité et l’instrument de mortalité des colons a été utilisé dans de nombreux autres articles (j’en ai moi-même évalué au moins cinq ou six au cours des dix dernières années) depuis la parution de leur article.

Mais il y a d’importants problèmes avec cette stratégie empirique. Il y a quatre problèmes avec leurs estimations auxquels je pense généralement :

1. Ils utilisent toujours une mesure arbitraire des institutions comme une variable continue. La mesure des institutions dans Acemoglu, Johnson et Robinson (2001) est le "risque d’expropriation" et chaque pays est codé de 0 (risque élevé) à 10 (aucun risque). Souvenez-vous : mon précédent billet expliquait pourquoi un indice d’institutions comme celui-ci est inutile. En bref, les chiffres n’ont aucune signification, mais Acemoglu, Johnson et Robinson les traitent comme s’ils en avaient une. Un 10 ne signifie pas qu’un citoyen américain a deux fois moins de chances d’être exproprié qu’un Bangladais (indice de 5,14). Passer du Honduras (indice de 5,32) à la Tunisie (indice de 6,45) n’est pas nécessairement la même chose que passer du Mexique (7,50) à l’Inde (8,27). Leur mesure des institutions ne mesure pas les "institutions".

2. Il est presque impossible de croire que leur instrument (la mortalité des colons) n’a pas de corrélation séparée avec la variable dépendante (en l’occurrence, le revenu par habitant). La mortalité des colons résulte du fait que les Européens ne sont pas adaptés à des climats différents. Comme les Européens viennent tous d’une zone climatique assez similaire, cela signifie que la mortalité des colons augmente essentiellement l’intensité de l’environnement pathologique tropical. Alors que les Africains, les Asiatiques ou les Américains qu’ils ont colonisés aient pu être adaptés à ces maladies dans le sens où elles ne leur étaient plus mortelles, cela ne signifie pas que ces maladies n’ont eu aucun effet sur ces populations. Les endroits où les Européens mourraient sont également des endroits qui ont tendance à avoir des conditions agricoles incroyablement mauvaises (manque de gel, pluies trop fortes et sols pauvres). Le taux de mortalité alarmant des Européens est simplement un indicateur de mauvaises conditions géographiques. Et non, le fait que Acemoglu, Johnson et Robinson contrôlent la latitude, la température et l’humidité n’est pas la même chose que le contrôle des conditions agricoles. Vous pouvez maintenir ces trois choses constantes et obtenir des résultats très différents selon le sol, l'altitude, les régimes de vent, les régimes de précipitations, etc. 

3. L’effet estimé des institutions n’a pas de sens. Leurs résultats tirés de leur méthode de variable instrumentale montrent un coefficient pour les institutions qui est deux fois plus élevé que le coefficient des moindres carrés ordinaires. C’est problématique. La raison pour laquelle nous voulons des estimations avec variable instrumentale est que nous pensons qu’il existe une sorte d’endogénéité entre le revenu par habitant et les institutions, en particulier que des revenus plus élevés conduisent à de meilleures institutions. Cela implique que la corrélation de base entre les institutions et le revenu par habitant est biaisée vers le haut ou que les résultats des moindres carrés ordinaires sont trop élevés. Mais lorsqu’ils appliquent leur méthode de variable instrumentale, ils obtiennent des effets encore plus importants pour les institutions. Cela implique que le revenu par habitant a un effet négatif sur les institutions, ce qui est difficile à croire.

Qu’en est-il de l’erreur de mesure ? Nous savons que si les institutions sont mesurées avec du bruit, le coefficient des moindres carrés ordinaires sera atténué ou biaisé vers zéro. Mais une erreur de mesure classique  implique qu’il existe un véritable "risque d’expropriation" dans le monde et que nous avons la valeur réelle plus une certaine erreur aléatoire. Mais vous ne pouvez pas avoir ce genre d’erreur de mesure lorsque les chiffres du risque d’expropriation sont absolument arbitraires. Il n’y a pas de vrai chiffre à mesurer. Le "risque d’expropriation" est mesuré avec précision dans le sens où il mesure précisément l’indice arbitraire établi par les Political Risk Services. Je ne crois donc pas à l’argument de l’erreur de mesure.

En fin de compte, l'explication la plus simple pour laquelle les résultats tirés de leur méthode de variable instrumentale sont plus élevés qu’avec les moindres carrés ordinaires est qu'il existe une corrélation entre leur instrument et le terme d'erreur. Nous savons que la mortalité des colons est négativement liée au risque d'expropriation. Si la mortalité des colons est indépendamment et négativement liée au revenu par habitant, alors les résultats tirés de la méthode de variable instrumentale seront plus élevés qu’avec les moindres carrés ordinaires. (Pour les mathématiciens, β(IV) = β (MCO) + Cov(error,mort)/Cov(inst,mort) et ce ratio de covariances est positif car les deux termes sont négatifs.)

4. Les données sont probablement erronées. L'article de David Albouy est la référence centrale ici. Permettez-moi de passer en revue les principaux problèmes. Tout d'abord, sur les 64 observations, ils ne disposent pas de données sur la mortalité des colons pour 36 d'entre elles. Pour ces 36 observations, ils déduisent une valeur d'un autre pays. Cette déduction pourrait être plausible, mais dans de nombreux cas, elle ne l'est pas. Par exemple, ils utilisent les données de mortalité du Mali pour déduire les valeurs de mortalité du Cameroun, de l'Ouganda, du Gabon et de l'Angola. Le Gabon est principalement constitué de forêts tropicales et à environ 3.700 km du Mali, un désert ou une steppe.

Deuxièmement, les sources varient en fonction du type d’individus utilisés pour estimer la mortalité. Plus particulièrement, dans certains pays, ce sont les taux de mortalité des soldats en campagne qui ont été utilisés et, dans d’autres, ce sont les taux de mortalité des ouvriers sur les chantiers. Dans les deux cas, les taux de mortalité sont aberrants par rapport à ce que les colons ont connu. Plus important encore, l’utilisation de taux de mortalité plus élevés parmi les soldats en campagne ou les ouvriers est corrélée à la médiocrité des institutions. En d’autres termes, Acemoglu, Johnson et Robinson utilisent des taux de mortalité artificiellement élevés pour les endroits où les institutions sont actuellement mauvaises. Par conséquent, leurs résultats sont déjà cuits avant même qu’ils n’aillent dans les régressions.

L'article d'Albouy montre que l'application d'un certain nombre d'hypothèses tout aussi plausibles sur la manière de coder les données éliminera les résultats globaux. La première étape (la relation entre la mortalité et les institutions) et la deuxième étape (la relation entre les institutions et le revenu par habitant) deviennent toutes deux insignifiantes quel que soit le nombre de modifications raisonnables apportées aux données d’Acemoglu, Johnson et Robinson.

En définitive, les analyses empiriques basées sur la mortalité des colons suggérant que les institutions importent ne tiennent pas la route. Elles ne présentent certainement pas les caractéristiques robustes et reproductibles que nous souhaiterions pour établir l’importance des institutions pour le développement. Si vous voulez affirmer que les institutions importent, n’hésitez pas à le faire, mais les analyses empiriques d’Acemoglu, Johnson et Robinson ne sont pas quelque chose que vous devriez citer pour étayer votre propos.

Dans un prochain billet, je parlerai des raisons pour lesquelles les études empiriques de troisième génération sur des institutions spécifiques ne portent en fait pas réellement sur les institutions, mais sur les pièges de la pauvreté. »

Dietrich Vollrath, « The skeptics guide to institutions – Part 2 », 20 novembre 2014. Traduit par Martin Anota 

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