« La théorie monétaire standard suggère que le taux d’intérêt nominal de court terme doit être réduit pour stimuler l’économie lorsque la demande globale est insuffisante, que la production est inférieure à son potentiel et que l’inflation est faible, c’est-à-dire lorsque les ressources économiques (notamment la main-d’œuvre) ne sont pas pleinement utilisées. Cependant le taux d’intérêt nominal est borné ; il peut difficilement aller en-deçà de zéro. En théorie, Eggertsson et Woodford (2003) ont montré que lorsque les taux d’intérêt nominaux sont contraints par leur borne zéro (zero lower bound), il est opportun pour la banque centrale de laisser l’inflation aller au-delà de sa cible pour accélérer la reprise de l’activité économique réelle.
Au cœur du raisonnement d’Eggertsson et de Woodford, il y a l’idée que l’activité économique est d’autant plus déprimée que le taux d’intérêt réel (le taux d’intérêt nominal de court terme moins le taux d’inflation future anticipé) est élevé. Si les prix et les salaires étaient capables de s’ajuster instantanément aux conditions économiques, alors la production pourrait revenir rapidement à son niveau potentiel et il n’y aurait pas d’insuffisance de la demande globale. Cependant, dans des conditions normales, les prix et les salaires prennent un certain temps pour répondre aux changements des conditions économiques, ce qui conduit à une sous-utilisation des ressources économiques. Si l’insuffisance de la demande globale est importante et la production est bien en-deçà de son niveau potentiel (par exemple, suite à une crise financière qui restreint l’accès au crédit et qui déprime les dépenses de consommation et d’investissement), alors, selon la prescription habituelle de politique économique, les autorités monétaires devraient réduire le taux d’intérêt nominal de court terme. Cet assouplissement devrait alors réduire le taux d’intérêt réel de court terme, ce qui stimule l’économie et rapproche l’économie de son potentiel (c’est-à-dire referme l’écart de production, l’output gap).
Cependant cette prescription de politique économique ne peut plus être suivie si le taux d’intérêt nominal atteint sa borne inférieure zéro. En raison de cette contrainte, les autorités monétaires ne peuvent pousser davantage leurs taux d’intérêt nominaux pour réduire le taux d’intérêt réel de court terme et ainsi stimuler l’économie, si bien que l’économie s’éloigne davantage de son potentiel et que l’insuffisance de la demande globale s’aggrave. En d’autres termes, le taux d’intérêt réel sera trop élevé. Pour aggraver les choses, une insuffisance persistante de la demande déprime en retour l’inflation et les anticipations d’inflation, ce qui pousse le taux d’intérêt réel à la hausse et déprime davantage la demande globale.
Malgré la borne inférieure zéro, les autorités monétaires peuvent réduire plus amplement le taux d’intérêt réel de court terme si elles parviennent à pousser les anticipations d’inflation à la hausse. Une manière de le faire consiste pour la banque centrale à afficher son intention de garder son taux d’intérêt nominal de court terme à un faible niveau plus longtemps que ne l’exigent les conditions économiques ; cet argument a notamment incité la Fed à adopter une politique de forward guidance ces dernières années. Si les agents anticipent une politique monétaire plus expansionniste que nécessaire dans le futur, ils anticipent par là même une accélération de l’inflation future et révisent ainsi à la hausse leurs anticipations d’inflation, ce qui pousse alors le taux d’intérêt réel de court terme à la baisse. Par conséquent, si la banque centrale laisse l’inflation future excéder temporairement sa cible, alors elle peut davantage pousser le taux d’intérêt réel à la baisse et stabiliser plus rapidement l’activité économique. […]
Il y a d’autres arguments justifiant que la banque centrale laisse l’inflation aller au-delà de sa cible. L’un de ces arguments concerne les effets de long terme d’une hausse du chômage, c’est-à-dire les effets d’hystérèse (hystérésis). Une persistance des taux de chômage à des niveaux élevés peut entraîner une dépréciation des qualifications, ce qui réduira les chances des chômeurs de retrouver un emploi et accroîtra de façon permanente le taux de chômage naturel. Laisser l’inflation aller au-delà de sa cible peut accélérer la reprise sur le marché du travail et empêcher par là ces effets de long terme de se manifester. Selon un autre argument, le rythme de la reprise n’est pas le même sur les différents segments du marché du travail, si bien qu’il peut être avantageux d’avoir une inflation plus forte pour accélérer la reprise sur l’ensemble du marché du travail. Erceg et Levin (2014) ont discuté des bénéfices d’une inflation supérieure à sa cible afin d’accroître le taux d’emploi, qui a fortement décliné aux Etats-Unis depuis la crise financière. Rudebusch et Williams (2015) se sont focalisés sur la distinction entre chômage de long terme et chômage de court terme, ce qui les a amenés à suggérer qu’une inflation supérieure à sa cible accélèrerait le déclin du nombre de chômeurs de longue durée.
Bien sûr, il y a également des arguments amenant à penser que laisser l’inflation aller au-delà de sa cible n’est pas une bonne idée. Si l’inflation reste trop longtemps au-dessus de sa cible, les anticipations d’inflation risquent de ne plus être ancrées à leur cible. La banque centrale risque alors de perdre de sa crédibilité, ce qui l’empêchera de stabiliser efficacement l’inflation et l’activité économique dans le futur. En outre, il est possible que nous jugions mal le degré d’insuffisance de la demande globale (ou l’écart de production). En particulier, il est peut-être moins nécessaire de laisser l’inflation aller au-delà de sa cible si le degré d’insuffisance (ou l’écart de production) est plus faible qu’estimé. »
Vasco Cúrdia, « Is there a case for inflation overshooting? », FRBSF Economic Letter, n° 2016-04, 16 février 2016. Traduit par Martin Anota
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