mercredi 24 février 2016

Les vagues de Kuznets… ou comment les inégalités de revenu croissent et décroissent à très long terme

« En 1955, lorsque Simon Kuznets écrivait à propos de l’évolution des inégalités dans les pays riches (et un couple de pays pauvres), les Etats-Unis et le Royaume-Uni connaissaient alors l’une des plus fortes baisses des inégalités de revenu que l’on ait pu enregistrer au cours de l’histoire, couplée à une croissance rapide. Il semblait alors évident qu'il fallait parvenir à identifier les facteurs derrière la baisse des inégalités et Kuznets a pour sa part mis en avant le rôle joué par le développement de l’éducation, par la baisse des écarts de productivité entre les secteurs (donc par l’égalisation des composantes des salaires correspondant à des rentes), par la baisse du rendement du capital et par les pressions politiques en faveur d’une plus grande redistribution des revenus. Il se pencha alors sur l’évolution des inégalités au cours du siècle passé et estima que les inégalités avaient augmenté, et ce en raison de la réallocation de la main-d’œuvre du secteur agricole vers l’industrie, puis qu’elles avaient atteint un pic dans le monde développé quelque part autour du début du vingtième siècle. Il conçut alors ce qu’on appela par la suite la "courbe de Kuznets" (Kuznets curve).

La courbe de Kuznets a été le principal outil utilisé par les économistes des inégalités lorsqu’ils réfléchissaient à la relation entre développement ou croissance et inégalités au cours du dernier demi-siècle. Mais la courbe de Kuznets a peu à peu été délaissée, parce que ses prédictions d’une baisse continue des inégalités dans les pays avancés ne collaient pas avec la hausse soutenue des inégalités que l’on a pu observer à partir de la fin des années 1960 dans pratiquement tous les pays développés (cf. les graphiques à long terme pour les Etats-Unis et le Royaume-Uni ci-dessous). Beaucoup l’ont donc rejetée. 

Dans un nouveau livre [Milanovic, 2016], j’affirme cependant que nous devons voir l’actuelle hausse des inégalités comme la seconde courbe de Kuznets des temps modernes, tirée essentiellement, comme la première, par la révolution technologique et le transfert de main-d’œuvre de l’industrie plus homogène vers des services hétérogènes en termes de compétences (et donc produisant probablement un déclin de la capacité des travailleurs à se mobiliser), mais aussi (comme durant la première vague) par la mondialisation, qui tend à comprimer les classes moyennes dans les sociétés occidentales, tout en poussant à la baisse les taux d’impositions sur le capital et les travailleurs très qualifiés. Les éléments que je viens d’évoquer ne sont pas nouveaux. Mais les relier (en particulier considérer le progrès technologique et la mondialisation comme pratiquement indissociables, même s’ils sont conceptuellement différents) et les considérer comme faisant partie des "vagues de Kuznets" (Kuznets waves) régulières est une nouveauté. Cela a des implications évidentes pour l’avenir, notamment en suggérant que cette poussée de croissance des inégalités atteindra un pic comme la précédente et celles-ci finiront par diminuer.

Mais avant que j’évoque cela, considérons les travaux importants qui ont été récemment réalisés par des historiens économiques comme van Zayden (1995), Nogal et Prados (2013), Alfani (2014) et Ryckbosch (2014), qui ont repéré des périodes d’accroissement et de décroissement des inégalités dans l’Europe préindustrielle. Ce qui est intéressant, c’est que les vagues de Kuznets dans les sociétés préindustrielles répliquent fondamentalement les cycles malthusiens, parce qu’elles prennent place dans un contexte de revenu moyen quasi-stationnaire. Les cycles de Kuznets préindustriels ne trouvent pas leur origine dans des facteurs économiques, mais plutôt dans les épidémies et les guerres. Celles-ci entraînaient une baisse de la population, une hausse du revenu moyen, une hausse des salaires (en raison de la raréfaction de la main-d’œuvre) et donc une baisse des inégalités, jusqu’à ce que la croissance démographique annule tous ces gains au travers un processus très malthusien.

La relation de Kuznets aux Etats-Unis (1774-2013) 

Donc, nous pouvons observer des vagues de Kuznets au cours des six ou sept derniers siècles de l’histoire européenne. Dans les temps préindustriels, elles sont observables en fonction du temps, car le revenu est plus ou moins constant […]. Après la Révolution industrielle, cependant, nous voyons des vagues répondant aux facteurs économiques (par exemple, le progrès technique, la réallocation intersectorielle de la main-d’œuvre) et nous pouvons les représenter, comme le faisait Kuznets, en fonction du revenu moyen. C’est ce que je représente à travers les graphiques pour les Etats-Unis et le Royaume-Uni (autrefois l’Angleterre). En outre, je montre dans mon livre des cycles d’inégalités à long terme pour l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas, l’Allemagne, le Japon, le Brésil, le Chili et sur une période plus courte pour la Chine.

La relation de Kuznets au Royaume-Uni (1688-2010) 

L’explication de Kuznets s’est principalement focalisée sur des forces économiques "bénignes". Il s’est trompé en négligeant l’impact des forces "malignes" (notamment des guerres) qui se sont révélés être de puissants moteurs dans l’égalisation des revenus. Je trouve cela quelque peu déroutant, car Kuznets avait travaillé pendant la Seconde Guerre mondiale au Bureau américain de la planification et des statistiques, si bien qu'il a dû remarquer à quel point la guerre entraînait une compression des revenus via une plus forte imposition, une répression financière, un rationnement, des contrôles des prix et même la destruction des actifs physiques (comme en Europe et au Japon). 

Ce qui nous amène à aujourd'hui. Combien de temps la phase haussière de l’actuelle vague de Kuznets se poursuivra dans le monde riche et quand et comment va-t-elle s’arrêter ? Je suis sceptique à l’idée que les inégalités se renverseront prochainement, du moins aux Etats-Unis, où je perçois quatre forces puissantes qui continuent de pousser les inégalités à la hausse (forces dont je discute plus amplement dans mon livre) : l’accroissement de la part du revenu rémunérant le capital, qui est, dans tous les pays riches, extrêmement concentrée entre les mains des plus aisés (avec un indice de Gini supérieur à 90) ; l’association toujours plus étroite des hauts revenus du capital et du revenu entre les mains des mêmes personnes [Atkinson et Lakner, 2014] ; l’homogamie (la tendance des plus riches et des plus qualifiés à se marier ensemble) ; et l’importance croissante de l’argent dans la politique, qui permet aux plus riches de faire voter des règles qui les favorisent et qui ont donc pour conséquence d’entretenir les inégalités [Gilens, 2012]. 

Le pic que les inégalités devraient atteindre avec la seconde courbe de Kuznets de l’ère moderne devrait être plus faible que celui de la première (lorsqu’au Royaume-Uni, les inégalités étaient aussi fortes que dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui), parce que les sociétés avancées ont entre-temps acquis des "stabilisateurs d’inégalités", notamment les allocations-chômage et les pensions de retraite.

Les tendances favorisant les inégalités seront très difficiles à renverser au cours de la prochaine génération, mais elles pourraient bien finir par l’être, grâce à une combinaison de changements politiques, d’innovations technologiques en faveur du travail non qualifié (qui deviendra plus rentable à mesure que le prix du travail qualifié augmentera), de dissipation des rentes acquises pendant la période actuelle d’efflorescence technologique et peut-être de plus grandes tentatives d’égalisation de la propriété des actifs (via des formes de "capitalisme populaire" et d’actionnariat salarial).

Maintenant, ce sont bien sûr les facteurs bénins qui, selon moi, finiront par entraîner les inégalités dans les pays riches sur leur trajectoire descendante. Mais l’histoire nous enseigne aussi qu’il existe des facteurs malins, notamment les guerres, elles-mêmes causées par une mauvaise répartition des revenus et du pouvoir des élites (comme ce fut le cas lors de la Première Guerre mondiale), qui peuvent également contribuer à égaliser les revenus. Mais elles le font au prix de millions de vies humaines. On peut espérer que nous avons tiré des leçons de l’Histoire et que nous éviterons cette voie destructrice vers l’égalité dans la pauvreté et la mort. »

Branko Milanovic, « Introducing Kuznets waves: How income inequality waxes and wanes over the very long run », VoxEU.org, 24 février 2016. Traduit par Martin Anota 

 

Références

Alfani, G. (2014), « Economic inequality in the northwestern Italy: a long-term view (fourteenth to eighteenth century) », Université de Bocconi, Dondena working paper n° 61.

Alvarez-Nogal, C., & L. Prados de la Escosura (2013), « The rise and fall of Spain (1270–1850) », in Economic History Review, vol. 66, n° 1.

Atkinson, A., & C. Lakner (2014), « Wages, capital and top incomes: The factor income composition of top incomes in the USA, 1960-2005 ».

Gilens, M. (2012), Affluence and Influence, Princeton University Press.

Kuznets, S. (1955), « Economic growth and income inequality », in American Economic Review.

Milanovic, B. (2016), Global Inequality: A New Approach for the Age of Globalization, Harvard University Press.

Ryckbosch, W. (2014), « Economic inequality and growth before the Industrial Revolution: A case study of Low countries (14th-16th century) », Université de Bocconi Dondena working paper n° 67.

van Zanden, J. L. (1995), « Tracing the beginning of the Kuznets curve: western Europe during the early modern period », in The Economic History Review, vol. 48, n° 4.


aller plus loin...

« Les hauts revenus dans le monde et dans l’histoire » 

« Un siècle d’inégalités » 

« Le retour du capital » 

« Comment la déformation du partage du revenu en faveur du capital accroît-elle les inégalités ? » 

« Non, la richesse ne ruisselle pas… A propos du lien entre croissance et inégalités » 

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