« Ce "tour d'horizon" (Roundup) se penche sur la littérature consacrée aux effets de l'incertitude sur l'activité économique. On entend généralement par incertitude l'incapacité des agents à formuler des anticipations claires à propos de la trajectoire future des variables économiques pertinentes. Après avoir motivé l'analyse du point de vue de la politique économique, ce tour d'horizon décrit les principaux canaux par lesquels l'incertitude affecte l'économie. Il évoque ensuite les difficultés que l’on rencontre lorsque l’on cherche à estimer empiriquement cet effet et les développements récents de la littérature.
L'incertitude et les politiques économiques
L'incertitude joue un rôle important dans les discussions autour des politiques économiques. Il est fréquent de trouver des références explicites aux risques haussiers et baissiers dans les prévisions des institutions internationales et nationales. Celles-ci prennent des décisions complexes quant à leur politique économique dans un environnement où l'incertitude quant à l’état futur de l'économie ne peut jamais être exclue. Par exemple, dans la déclaration introductive de la conférence de presse du 21 janvier 2016, Mario Draghi a déclaré :
"Les risques pesant sur les perspectives de croissance de la zone euro demeurent orientés à la baisse et sont liés en particulier aux incertitudes accrues entourant l'évolution de l'économie mondiale, aussi bien qu'à des risques géopolitiques plus larges. Ces risques pourraient peser sur la croissance mondiale, sur les exportations de la zone euro et plus généralement sur la confiance."
Compte tenu de l'importance potentiellement considérable de l'incertitude pour la trajectoire future de l'économie, il n'est pas surprenant qu’une attention considérable ait été accordée dans la littérature économique à la caractérisation de ses effets sur l'économie. Différents canaux ont été proposés pour expliquer les effets de l’incertitude et plusieurs stratégies d'identification ont été développées pour étudier empiriquement cet effet causal.
Les canaux via lesquels l'incertitude peut affecter l'économie
La littérature a proposé trois principaux canaux via lesquels l’incertitude est susceptible d’affecter l’économie réelle, comme l’explique notamment Bloom [2014].
Le premier canal est celui de potentiels effets d’attentisme, dans la mesure où les agents pourraient décider de reporter leurs décisions de dépenses pour éviter de commettre des erreurs coûteuses [Bernanke, 1983 ; Ramey et Shapiro, 2001]. Avec une incertitude plus élevée, les entreprises pourraient choisir de retarder leurs décisions en matière d’investissement et les consommateurs pourraient choisir de reporter leurs achats de biens durables. Cette théorie est généralement qualifiée de théorie de l'option réelle (real option) à l'incertitude, car la valeur d'option de l'attente face à l'incertitude augmente. Cette théorie prédit non seulement un impact sur le niveau des décisions d'investissement et de consommation, mais aussi sur leur réponse aux politiques économiques. Dans un environnement marqué par une incertitude accrue, les décideurs politiques pourraient devoir fortement baisser les taux directeurs ou les impôts afin de stimuler efficacement l'économie.
Un deuxième canal passe par les primes de risque [Arellano, Bai et Kehoe, 2010 ; Hansen, Sargent et Tallarini, 1999]. Les agents sont susceptibles d'exiger une prime de risque plus élevée en présence d'une plus forte incertitude, ce qui accroît les coûts d'emprunt. Cet effet est lié à la confiance des agents et peut résulter d'une situation où l'incertitude amène les agents à avoir du mal à évaluer l'évolution future de l'économie. De telles incitations sont susceptibles d'exercer une contrainte supplémentaire sur l'activité économique et de se cumuler aux effets d’option réelle évoqués ci-dessus.
Les deux canaux mentionnés ci-dessus prédisent qu'une incertitude plus élevée entraîne une contraction de l'économie. Il y a des théories qui prédisent aussi l'effet inverse. Un argument avancé à propos de ce troisième canal est qu'une incertitude accrue affecte aussi les scénarios les plus optimistes [Bar-Ilan et Strange, 1996]. Par exemple, un investisseur sur les marchés boursiers supporte un risque baisser limité de perte de la totalité de son investissement. En revanche, le risque haussier est en principe illimité. Cet effet est généralement qualifié de "growth option effects" et peut être utilisé pour interpréter la bulle internet de la fin des années 1990. En conséquence, alors que le développement d'internet a suscité une certaine incertitude dans la mesure où il s'agissait d'une technologie entièrement nouvelle, son potentiel haussier était perçu comme illimité, ce qui a entraîné une hausse des investissements dans cette nouvelle technologie.
Identifier les effets de l'incertitude économique sur l'économie
Bien qu'il soit largement admis que les variations d'incertitude peuvent avoir des effets réels sur l'économie, l'estimation empirique de ces effets est loin d'être triviale, en raison d'un problème d'endogénéité. L'incertitude a des effets sur l'économie, mais les développements économiques affectent aussi l'incertitude. La circularité impliquée par ce problème de simultanéité pose la question de savoir comment isoler les effets de l'incertitude sur l'économie de l'effet de l'économie sur l'incertitude. Par exemple, une augmentation de l'incertitude à propos des bénéfices futurs peut conduire les entreprises à reporter leurs investissements. Une telle décision, qui, au niveau agrégé, peut aggraver la situation économique, génère potentiellement une plus grande incertitude économique sur les bénéfices futurs. Comment peut-on interpréter la dégradation des conditions économiques comme la réaction à une augmentation initiale de l'incertitude et non comme la cause d'une incertitude accrue ?
Pour répondre au problème de l'endogénéité évoqué ci-dessus, la littérature s'appuie généralement sur des modèles vectoriels autorégressifs incluant plusieurs variables possibles. Ces dernières comprennent généralement une mesure de l'incertitude (basée par exemple sur la volatilité des marchés boursiers), de plusieurs indicateurs de l'activité économique et d'une mesure de l'intervention de la politique monétaire. Cette dernière est incluse de façon à saisir le rôle de la politique monétaire dans l'atténuation des potentiels effets d’évolutions économiques. Une variable financière est également ajoutée de façon à contrôler les développements financiers qui reflètent potentiellement l'évolution de l'incertitude. Le modèle sert ensuite de point de départ pour identifier les chocs d'incertitude, c'est-à-dire les variations de l'incertitude qui ne sont pas générées par les développements économiques, mais orthogonales à l'activité économique. Identifier ces chocs nécessite ensuite une stratégie d'identification.
Bloom [2009] a été le premier à utiliser le modèle mentionné ci-dessus pour identifier l'effet causal de l'incertitude sur l'économie. Pour identifier les chocs d'incertitude, Bloom utilise une stratégie récursive qui repose sur la restriction suivante : un choc est qualifié de choc d'incertitude s'il affecte simultanément l’indicateur d'incertitude ajouté au modèle et s'il est le seul choc, à l'exception du choc financier, à affecter simultanément cette mesure. La restriction sous-jacente est que les événements économiques mettent du temps à se matérialiser en incertitude accrue.
La stratégie d'identification implicite dans la structure récursive repose crucialement sur l'hypothèse selon laquelle (à l'exception des chocs financiers) les chocs économiquement pertinents n'affectent pas l'incertitude simultanément. Cette stratégie d'identification a été considérée comme problématique par de nombreux auteurs [Stock et Watson, 2012 ; Baker et Bloom, 2013]. L'une des critiques est que les chocs structurels qui diffèrent des chocs financiers et d'incertitude devraient pouvoir affecter simultanément l'incertitude, même en l'espace d'un mois. De même, il est difficile de défendre l'hypothèse selon laquelle les variables financières reflètent les chocs d'incertitude avec un décalage d'un mois et l'incertitude reflètent immédiatement les évolutions financières. Ces critiques, parmi d'autres, ont conduit la littérature à explorer d'autres possibilités.
Caldara, Fuentes-Albero, Gilchrist et Zakrajsek [2014] sont partis d’un modèle vectoriel autorégressif similaire et utilisent une approche d'identification différente pour extraire les chocs d'incertitude. Afin de distinguer les chocs d'incertitude des autres chocs, les auteurs qualifient de chocs d'incertitude ceux qui ont l'impact le plus fort sur l’indicateur d'incertitude.
Alessandri et Mumtaz (2014) ont adopté une approche différente et ont explicitement modélisé la volatilité des chocs structurels. Partant d'un modèle vectoriel autorégressif linéaire, ils supposent que les chocs structurels à l'origine des données présentent une variance variable dans le temps. Cette variation temporelle est modélisée comme le résultat de chocs. En conséquence, les chocs d'incertitude sont définis comme ceux qui génèrent des augmentations ou des diminutions moyennes de la variance de tous les chocs structurels restants.
Carriero, Mumtaz, Theodoridis et Theophilopoulou [2015] ont proposé d'identifier les chocs d'incertitude en utilisant une approche différente. Ils calculent une variable muette prenant la valeur 1 dès qu'une mesure de la volatilité financière prend des valeurs extrêmes. Ils définissent ensuite un choc d'incertitude comme le choc structurel qui a la plus forte corrélation avec cette variable muette. Cette approche d'identification repose sur l'hypothèse selon laquelle une forte volatilité des marchés boursiers est la réponse endogène aux chocs d'incertitude et elle utilise cet effet comme indicateur pour distinguer les chocs d'incertitude des autres chocs économiquement pertinents.
Ludvigson, Ma et Ng [2015] sont aussi partis d'un modèle vectoriel autorégressif et proposent une approche statistique pour la construction d'une mesure corrélée aux chocs d'incertitude. Ils élaborent une procédure itérative qui construit une mesure corrélée aux chocs d'incertitude comme résidu dans les régressions distinguant la volatilité de l'incertitude de la réponse endogène à l'activité réelle et aux variations financières. Les auteurs proposent ensuite un critère de convergence qui isole une série unique de chocs d'incertitude.
Plus récemment, Piffer et Podstawski [2015] ont proposé d'utiliser le prix de l'or comme point de départ pour identifier les chocs d'incertitude. L'idée sous-jacente est que, étant perçu comme un actif sûr, le prix de l'or reflète indirectement les évolutions de l'incertitude. Les auteurs ont collecté une série d'événements politiques, historiques et naturels qui ont généré des variations exogènes de l'incertitude. Les exemples incluent l'attentat terroriste du 11 septembre aux États-Unis ou l'invasion irakienne du Koweït en août 1990. Les variations du prix de l'or dans les heures qui entourent ces événements peuvent alors être interprétées comme reflétant la réponse des agents économiques à de telles variations de l'incertitude. Par conséquent, les chocs seront qualifiés de chocs d'incertitude s'ils présentent la plus forte corrélation avec la mesure externe des chocs d'incertitude calculée à partir du prix de l'or. Cette méthodologie est capable de détecter divers événements ayant affecté l'incertitude, notamment la crise des otages iraniens de 1980, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et l'attentat terroriste du 11 septembre.
Résultats
Globalement, les résultats des études présentées dans la section précédente suggèrent que les chocs d'incertitude ont des effets significatifs sur l'économie réelle. En particulier, une hausse exogène de l'incertitude engendre généralement une baisse statistiquement significative de l'activité économique, une hausse de la volatilité financière, une baisse de l'emploi et une réaction expansionniste de la politique monétaire. Ces réactions mettent généralement au moins quatre mois à atteindre leur effet maximal, puis elles reviennent à leur état initial.
Alors qu’il y a un large consensus sur la réponse générale au choc d'incertitude, il y a plusieurs différences en ce qui concerne l’importance quantitative des effets ainsi que la dynamique à l’œuvre. Par exemple, Carriero, Mumtaz, Theodoridis et Theophilopoulou [2015] et Piffer et Podstawski [2015] concluent que les effets d’un choc d’incertitude sont largement sous-estimés lorsque l’on utilise l’approche récursive utilisée par Bloom [2009]. De même, la réponse de la politique monétaire semble sous-estimée lorsque l’on utilise l'approche d'identification récursive, par rapport à l'utilisation d'un instrument externe, comme nous l’avons dit précédemment. Piffer et Podstawski [2015] constatent que les chocs d’incertitude expliquent jusqu’à 50 % de la volatilité de l’activité réelle américaine et expliquent 25 % de la variation du taux d’intérêt de la politique monétaire américaine, montrant que les autorités monétaires interviennent activement pour atténuer les effets de l’incertitude sur l’économie.
En outre, les études qui identifient à la fois les chocs d'incertitude et les chocs financiers tendent à conclure que ces derniers sont encore plus importants pour les fluctuations du cycle d’affaires. De plus, Caldara, Fuentes-Albero, Gilchrist et Zakrajsek [2014] constatent que les variables financières réagissent fortement à un choc d’incertitude, une conclusion également cohérente avec Piffer et Podstawski [2015]. De plus, Ludvigson, Ma et Ng [2015] constatent que c’est la détresse financière à la suite de chocs d’incertitude qui explique l’essentiel de l’effet global des chocs d’incertitude sur l’économie. […] »
Michele Piffer, « Economic effects of uncertainty », DIW Roundup, 7 avril 2016. Traduit par Martin Anota
Références
Alessandri P. & H. Mumtaz (2014), « Financial regimes and uncertainty shocks », Working Papers 729, Queen Mary, University of London, School of Economics and Finance
Arellano, Cristina, Yan Bai, & Patrick Kehoe (2010), « Financial Markets and Fluctuations in Uncertainty », Federal Reserve Bank of Minnesota Research Department Staff Report
Baker, S. R. & N. Bloom (2013), « Does uncertainty reduce growth? Using disasters as natural experiments »
Bar-Ban, Avner, & William Strange (1996), « Investment Lags », American Economic Review 86(3)
Bernanke, Ben S. (1983), « Irreversibility, Uncertainty, and Cyclical Investment », Quarterly Journal of Economics 98(1)
Bloom N. (2009), « The impact of uncertainty shocks », Econometrica, 77(3)
Bloom N. (2014), « Fluctuations in Uncertainty », Journal of Economic Perspectives, 28(2)
Caldara D., C. Fuentes-Albero, S. Gilchrist & E. Zakrajsek (2014), « The macroeconomic impact of financial and uncertainty shocks »
Carriero A., H. Mumtaz, K. Theodoridis & A. Theophilopoulou (2015), « The impact of uncertainty shocks under measurement error: A proxy SVAR approach », Journal of Money, Credit and Banking, 47(6)
Hansen, Lars Peter, Thomas J. Sargent, & Thomas D. Tallarini (1999), « Robust Permanent Income and Pricing », Review of Economic Studies 66(4)
Ludvigson, S. C., S. Ma, & S. Ng (2015), « Uncertainty and business cycles: Exogenous impulse or endogenous response? » NBER Working Paper (21803)
Piffer M. & M. Podstawski (2015), « Identifying Uncertainty Shocks using the Price of Gold », DIW Discussion Paper 1549
Ramey, Valerie, & Matthew Shapiro (2001), « Displaced Capital: A Study of Aerospace Plant Closings », Journal of Political Economy 109(5)
Stock, J. H. & M. W. Watson (2012), « Disentangling the channels of the 2007-2009 recession », Brookings Papers on Economic Activity.
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