« Lundi, si je surmonte les grèves, les crues et les gaz lacrymogènes, je suivrai un cours sur la courbe de Gatsby le Magnifique à Rennes. Et en parcourant quelques articles sur le sujet, je suis saisi par un air de déjà-vu. Bien que des courbes similaires aient été utilisées par Miles Corak dès 2006, le nom a été introduit par Alan Krueger, alors président du Council of Economic Advisers, lors d'un discours qu’il a donné en janvier 2012 sur les inégalités. Les statistiques, affirmait Krueger, montrent une relation négative entre les inégalités au milieu des années 1980 et la mobilité intergénérationnelle, une relation qu'il a appelée la "courbe de Gatsby le Magnifique" (Great Gatsby Curve).
La "courbe de Gatsby le Magnifique" de Corak [2012] L'existence empirique et les fondements théoriques de la courbe de Gatsby ont depuis fait l'objet de vifs débats au sein du monde universitaire. Certains ont affirmé qu'il n'y avait aucune corrélation et encore moins de causalité, ni entre les pays, ni entre les marchés du travail aux Etats-Unis, que cette relation disparaissait lorsque d'autres mesures de la mobilité et d’inégalités étaient utilisées et que l'examen des relations intertemporelles avait donné des résultats mitigés. La courbe a également retenu l'attention du public, avec des mentions dans The Economist ou par des activistes de la mobilité sociale. Barack Obama, qui avait déjà affirmé que de plus grandes inégalités entraîneraient une moindre mobilité sociale dans un discours de 2011, a notamment utilisé cette étude dans un discours sur l'économie en décembre 2013. "En fait, les statistiques montrent non seulement que nos niveaux d'inégalités de revenus se situent près de ceux de pays comme la Jamaïque et l'Argentine, mais aussi qu'il est aujourd'hui plus difficile pour un enfant né ici, aux États-Unis, d'améliorer sa situation sociale que pour les enfants de la plupart de nos riches alliés", a-t-il expliqué. Cependant, certains commentateurs se sont opposés à l'usage de cette courbe dans le débat public. La courbe de Gatsby est un "autocollant accrocheur, simpliste et distrayant", disent-ils, un autocollant qui, à la suite du mouvement Occupy Wall Street de 2011, a créé un récit qui pousse le pays dans un débat partisan et stérile sur la redistribution.
La relation de Phillips : taux de variation des salaires nominaux et taux de chômage au Royaume-Uni entre 1861 et 1913 Il est bien trop tôt pour savoir si la courbe de Gatsby le Magnifique est susceptible de prendre vraiment vie dans le monde universitaire, les sphères politiques et les forums publics. Mais les courbes voyageuses sont des phénomènes récurrents dans l'histoire de la science économique. La courbe de Phillips, par exemple, est devenue une sorte de "mythe". Pourtant, comme l’explique James Forder, l'histoire de la découverte d'une relation inverse entre le taux de chômage et le taux d'inflation salariale au Royaume-Uni par A. W. Phillips en 1958, sa transformation ultérieure par Samuelson et Solow, son utilisation pour justifier des politiques inflationnistes dans les années 1960, puis sa réinterprétation dans les années 1970 par Friedman et Phelps, tout cela est une pure arnaque. La quantification d’une relation salaire-emploi a commencé avec Irving Fisher dans les années 1920. Samuelson et Solow ont par la suite souligné le risque de déplacement de cette relation si elle était utilisée pour concevoir des politiques économiques. Il n'y a jamais eu d'"équation manquante" dans la macroéconomie d'après-guerre. Aucune trace de la courbe de Phillips ne figure dans les rapports du CEA avant l’année 1970. Et la stagflation n'a pas immédiatement placé une "courbe augmentée par l'anticipation" ou un "taux de chômage naturel" sur le trône macroéconomique. Au début des années 1970, "la courbe de Phillips" est devenue un raccourci pour évoquer un "objet d'investigation théorique" pour les macrothéoriciens, tout comme "la courbe de Phillips s'est déplacée" résumait un problème sur lequel les économètres travaillaient activement. Ce n'est que dans les manuels d'économie à partir du milieu des années 1970 que la courbe est devenue un objet avec une signification distincte (l’"arbitrage") et l'histoire mythique racontée ci-dessus (pourquoi et comment cette stabilisation s'est opérée est une histoire qui reste à raconter).
Le voyage de la courbe de Laffer a également commencé avec une histoire célèbre. En 1974, lors d'un dîner avec Dick Cheney et Don Rumsfeld, l'économiste de Chicago Arthur Laffer affirma qu'un taux marginal d'imposition trop élevé ralentissait la croissance économique et, pour illustrer son propos, il prit une serviette et griffonna la célèbre courbe en cloche dessus. Quatre ans plus tard, le quatrième invité, l'ancien éditorialiste du Wall Street Journal Jude Wanniski popularisa la courbe dans son ouvrage sur l'économie de l'offre, The Way the World Works.
La courbe de Laffer originelle [Wanniski, 1978] […] Alors que la courbe de Phillips était une représentation visuelle de données statistiques, considérée plus tard comme reflétant une relation mathématique, la courbe de Laffer n'était pas une véritable courbe, simplement une représentation visuelle, une intuition, la promesse qu'une telle relation empirique ou théorique pouvait exister. Et, comme le souligne Yann Giraud dans son récit de la diffusion et de la persistance de la courbe de Laffer, sa popularisation et son utilisation dans les cercles politiques ont précédé son entrée dans le monde universitaire. Ce diagramme était utile pour les Républicains partisans de l'économie de l’offre qui sentaient qu'il leur fallait aller au-delà du discours traditionnel sur la réduction des dépenses publiques et qui l'ont très tôt utilisé pour affirmer qu'une baisse d'impôts serait autofinancée et permettrait même d'accroître en définitive les dépenses publiques.
La courbe de Laffer de Gardner [1981] Les économistes universitaires n'ont commencé à s'intéresser à la courbe de Laffer une fois que les baisses d'impôts Kemp-Roth de 1978 et 1981 aient échoué à générer de la croissance, aient augmenté les déficits publics et se soient traduites par une baisse considérablement les dépenses publiques. Alors que d'autres scientifiques et intellectuels, comme Martin Gardner, se moquaient de plus en plus de l'ensemble de la profession pour les idées incarnées par la courbe de Laffer, Don Fullerton, James Buchanan et Dwight Lee ont proposé des modèles analytiques et des estimations de la forme de la courbe pour différents taux d'imposition. Aucun d'entre eux n'a constaté que les taux d'imposition courants étaient suffisamment élevés pour dissuader les contribuables de fournir davantage de facteurs. Les économistes sont ensuite passés des tests de la courbe de Laffer à l'étude des conséquences des baisses d'impôts (Feldstein contre Goolsbee), mais à cette époque, note Giraud, les décideurs politiques avaient déjà rendu asymétrique la courbe, puis l'avaient largement abandonnée. Il n'est pas certain que les analyses universitaires aient eu une quelconque influence sur cette évolution. […] »
Béatrice Cherrier, « Phillips, Laffer and Gatsby: on economists obsessing about curves », The Undercover Historian (blog), 2 juin 2016. Traduit par Martin Anota
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