« J’ai récemment discuté sur Twitter ou via mails avec deux personnes qui sont de grands partisans de la "décroissance". De ces échanges, j’en retire l’impression qu’ils ne sont pas conscients du degré d’inégalité et de pauvreté que connaît le monde aujourd’hui et des arbitrages que nous aurions à faire si nous décidions de fixer le volume de biens et services produits et consommés dans le monde à son niveau actuel.
Je cherche juste à présenter quelques calculs sommaires qui ne peuvent qu’être précisés avec plus de rigueur si nous voulons sérieusement examiner les alternatives.
Supposons, pour simplifier l’exposé, que nous interprétions la "décroissance" comme la décision de fixer le PIB mondial à son niveau actuel (en supposant tout d’abord par là même que le montant d’émissions serait lui-même fixé à son niveau actuel). Alors, à moins que nous ne modifiions la répartition du revenu, nous condamnerions alors à une pauvreté permanente abjecte presque 15 % de la population mondiale, celle qui vit actuellement avoir moins de 1,90 dollars par jour et, plus largement, le quart de l’humanité, celle qui vit avec moins de 2,50 dollars par jour. (…).
Garder autant de personnes dans la pauvreté extrême de façon à ce que les riches puissent continuer de jouir de leurs niveaux de vie actuels n’est évidemment pas quelque chose que les partisans de la décroissance cautionnent. L’un de mes correspondants a explicitement rejeté ce scénario. Que devons-nous faire alors ? Ils disent que nous pouvons, bien sûr, accroître les revenus des pauvres et réduire le revenu des riches, de façon à ce que nous restions au niveau du PIB mondial actuel. Donc, supposons que nous décisions de "permettre" à chacun d’atteindre le niveau de revenu médian qui existe actuellement dans les pays occidentaux et que nous réduisions graduellement les revenus des riches (que nous supposons tous vivre en Occident pour simplifier le raisonnement) à mesure que les autres se rapprochent de la cible.
Le "problème" est que le revenu médian après impôt en Occident (environ 14.600 dollars par personne chaque année) correspond au 91ème centile de la répartition mondiale des revenus. Clairement, si nous laissons 90 % des gens accroître leurs revenus à ce niveau, cela crèverait la cible de PIB plusieurs fois (2,7 fois pour être exact). Nous ne pouvons être aussi "généreux". Supposons ensuite que nous laissions chacun atteindre seulement le niveau de revenu qui est légèrement plus élevé que le 10ème centile occidental, en l’occurrence celui du 13ème centile occidental (qui correspond à 5.500 dollars par personne chaque année). Maintenant, par un "heureux hasard", le 13ème centile occidental coïncide avec le revenu moyen mondial, qui correspond au 73ème centile mondial. Nous aurions à accroître le revenu des 73 % les plus modestes, mais aussi à réduire le revenu des 27 % les plus riches, pour que chacun vive à la moyenne mondiale.
Quelle réduction de revenu cela impliquerait-il pour les 27 % les plus riches au monde (ceux dont le revenu est supérieur à la moyenne mondiale) ? Leurs revenus devraient être amputés de près des deux tiers. La plupart d’entre eux, comme nous l’avons dit, vivent en Occident. La paupérisation de l’Occident ne passerait pas par des transferts de revenus vers les pauvres : nous leur amènerions à moins produire et à moins gagner. La paupérisation de l’Occident s’opèrerait via une réduction graduelle et soutenue de la production et du revenu jusqu’à ce que chaque "riche" perde suffisamment de façon à ce qu’il se retrouve à la moyenne mondiale. En moyenne, comme nous l’avons vu, c’est environ les deux tiers, mais les très riches auraient à perdre plus : le décile mondial supérieur aurait à perdre 80 % de son revenu ; (…) les 5 % les plus riches auraient à perdre 84 % de leur revenu ; et ainsi de suite. Les usines, les trains, les aéroports, les écoles auraient à fonctionner le tiers de leur temps normal ; l’électricité, le chauffage et l’eau chaude seraient disponibles seulement 8 heures par jour ; les voitures ne pourraient être conduites qu’une journée sur trois ; nous travaillerons environs 13 heures par semaine (et ainsi les prévisions que Keynes a formulé dans ses "Perspectives économiques pour nos petits-enfants" seront vérifiées), etc. ; tout cela de façon à ce que nous produisons seulement un tiers des biens et services que l’Occident produit actuellement.
Arrêtons-nous un instant pour considérer l’énormité de ce qui est proposé ici. Le Gini mondial doit aller à zéro, alors qu’il atteint actuellement 65. Le monde devrait passer d’un niveau d’inégalité qui est globalement plus élevé que celui de l’Afrique du Sud à une égalité complète, une égalité qui n’a jamais été observée dans une quelconque société. Les pays ont des difficultés à mettre en œuvre des politiques qui réduisent le Gini de 2-3 points et nous proposons d’enlever 65 points de Gini.
De plus, on prévoit que la population mondiale s’accroîtra de plusieurs millions. Le PIB que nous ciblons devra soutenir davantage de personnes. Bref, le revenu moyen devra nécessairement chuter.
Du côté positif, malgré tout, un tel resserrement dramatique de la répartition du revenu changera les schémas de consommation. Nous savons que les riches ont une plus forte émission moyenne par dollar dépensé que les pauvres. C’est parce qu’ils consomment davantage de biens et services intensifs en émissions (comme les vols en avions et la viande) que les pauvres. Pousser tout le monde au même niveau signifierait que les émissions totales produites par le nouveau PIB (qui resterait le même en valeur mais dont la composition changerait) serait moindre. Il y aurait donc une certaine marge de manœuvre qui nous permettrait soit de laisser des gens dans une meilleure situation que les autres, soit de laisser tout le monde atteindre un niveau moyen légèrement plus élevé que celui du 13ème centile occidental.
Disons que la hausse de la population et le déclin de l’émission moyenne d’émissions par dollar dépensé se compensent entièrement l’un l’autre : nous retournerions au scénario originel décrit précédemment, lorsque nous supposions que chacun aurait à vivre au niveau de l’actuel 13ème centile occidental et que le monde riche aurait à perdre environ les deux tiers de son revenu.
Il ne me semble pas que cette perspective (…) soit susceptible de trouver un réel soutien politique quelque part, même parmi les décroissants, dont certains auraient à réduire leur consommation de peut-être 80 ou 90 %. Si nous voulons sérieusement réfléchir à la façon par laquelle réduire les émissions, il serait plus logique de, non pas nous engager dans les illusions de la décroissance dans un monde très pauvre et inégal, mais de réfléchir à la façon par laquelle les biens et services intensifs en émissions pourraient être taxés de façon à ce qu’on les consomme moins. La hausse de leurs prix relatifs réduirait le revenu réel des riches (qui les consomment) et réduirait, même légèrement, les inégalités mondiales. Evidemment, nous devons penser à propos de comment les nouvelles technologies peuvent être utilisées pour rendre le monde plus respectueux à l’environnement. Mais la décroissance n’est pas la voie à suivre. »
Branko Milanovic, « The illusion of "degrowth" in a poor and unequal world », globalinequality (blog), 18 novembre 2017. Traduit par Martin Anota
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