mercredi 20 décembre 2017

Le nouveau dilemme de Triffin : les inquiétantes trajectoires budgétaires et extérieures des États-Unis

« Les perspectives budgétaires des États-Unis sont sombres. Le ratio de la dette fédérale détenue par le public sur le PIB a rapidement augmenté, en passant de 30 % au début des années 2000 à 80 % en 2017. Le graphique 1 montre que non seulement les niveaux actuels sont anormaux d'un point de vue historique (en effet, ils sont plus élevés qu'à n'importe quelle époque, à l'exception de la Seconde Guerre mondiale), mais qu'ils devraient atteindre le niveau sans précédent de 150 % d'ici 2040.

GRAPHIQUE 1  Dette fédérale des Etats-Unis détenue par le public (en % du PIB)

Un tableau tout aussi sombre se dessine pour la position de la dette extérieure des États-Unis. Comme le montre le graphique 2, la dette extérieure nette des États-Unis, majoritairement libellée en dollars, a rapidement augmenté, passant de 18 % du PIB américain au début des années 2000 à un niveau actuel de 50 %. La réforme fiscale en cours est susceptible d'exacerber ces tendances budgétaires et externes. Une hausse des taux d'intérêt par rapport à leurs niveaux historiquement bas alourdirait rapidement les charges budgétaires et externes associées.

GRAPHIQUE 2  Dette extérieure nette des États-Unis (en % du PIB)

Dans ce contexte, le dollar américain a jusqu'à présent conservé sa position hégémonique au centre du système monétaire international. Cette position est disproportionnée par rapport à la taille économique relative plus faible et décroissante des États-Unis. Le dollar représente encore plus de 65 % du total des réserves de change selon le FMI. Plus généralement, les États-Unis restent le premier fournisseur d'actifs sûrs au reste du monde, à 50 % du PIB mondial en 2016. De même, le dollar est la principale ancre pour les autres devises ; par exemple, plus de 50 % des pays qui ancrent leur monnaie à une autre devise l’ancrent sur le dollar [Ilzetzki et alii, 2017]. Le dollar représente 43 % de la facturation des échanges commerciaux mondiaux [Gopinath, 2016]. Les obligations libellées en dollars représentent plus de 60 % des positions transfrontalières mondiales [Maggiori et alii, 2017].

Les États-Unis mettent-ils en péril leur position singulière en s'endettant au-delà de leurs moyens ? Une autre monnaie prendrait-elle le dessus si la confiance dans le dollar s'évanouissait ? Ce sont des questions fondamentales non seulement pour les États-Unis, mais aussi pour le monde. Dans un récent papier, nous développons un modèle du système monétaire international qui aide à répondre à ces questions [Farhi et Maggiori, 2017]. Notre cadre nous permet d'interpréter les leçons de prudence de l'histoire pour notre époque.

La livre sterling était la monnaie de réserve mondiale jusqu'aux années 1920, mais elle a perdu cette position au profit du dollar après sa dévaluation en 1931. Aujourd'hui, son rôle dans le système monétaire international est marginal. Le précédent le plus proche de la situation actuelle est la chaîne d'événements qui a fini par mettre un terme au système de Bretton Woods. En 1959, Triffin a exposé l'instabilité fondamentale du système de Bretton Woods centré sur les États-Unis et il a prédit son effondrement définitif. Il a expliqué que les États-Unis faisaient face à un dilemme insurmontable entre satisfaire la demande croissante d'actifs sûrs en dollars et préserver leur sécurité. Il a prédit que les États-Unis étendraient leur position et s'exposeraient à une crise de confiance qui forcerait une dévaluation du dollar. Le temps a donné raison à Triffin. Confrontée à une ruée sur le dollar, l'administration Nixon a d'abord dévalué le dollar par rapport à l'or en 1971 (le "choc Nixon") et a finalement abandonné complètement la convertibilité pour laisser le dollar flotter en 1973. Le dollar a survécu à cet événement et a conservé son rôle central en partie à cause de l'absence d'une alternative viable à l'époque.

Il est tentant de considérer ces épisodes comme des curiosités historiques associées aux particularités de l'étalon-or, sans pertinence pour le monde actuel. A la place, nous soutenons que ce rejet est injustifié en raison d'une similitude fondamentale entre l'engagement explicite antérieur envers une parité fixe du dollar avec l'or et la promesse implicite d’aujourd’hui de stabilité et de sécurité du dollar en temps de crise mondiale. Dans les deux cas, l'édifice repose sur la confiance. La situation actuelle peut être diagnostiquée comme un nouveau dilemme de Triffin [Gourinchas et Rey, 2007 ; Farhi et alii, 2011 ; Obstfeld, 2011 ; Farhi et Maggiori, 2017].

Ces préoccupations, hier comme aujourd'hui, sont trop souvent ignorées. Dans les années 1960, Despres et alii [1966] ont minimisé les inquiétudes originelles de Triffin en proposant une "vision minoritaire", selon laquelle les États-Unis agissaient comme un "banquier mondial". Ils considéraient cette forme d'intermédiation comme naturelle et stable. Nous voyons la faille dans leur raisonnement dans l’échec à reconnaître que l’activité bancaire est intrinsèquement fragile, encore plus dans ce contexte, étant donnée l'absence d'un prêteur mondial en dernier ressort avec assez de capacités pour soutenir les États-Unis en temps de crise.

Au cours de la dernière décennie, la crise mondiale, durant laquelle le dollar s'est fortement apprécié vis-à-vis de l'euro (seule autre monnaie de réserve candidate, a renforcé la centralité du dollar. L'événement Triffin ne s'est pas matérialisé en 2008. Cependant, la situation actuelle n'est peut-être pas aussi stable qu'elle le paraît. Le rôle des États-Unis en tant que banquier mondial est désormais exercé à une bien plus grande échelle que lorsqu'il était initialement débattu dans les années 1960 (voir Gourinchas et Rey [2007]). La "banque" a grossi, et ainsi les préoccupations de fragilité qui lui sont associées.

Comme la taille économique relative des États-Unis continue de décroître, de nouveaux pays, comme la Chine, émergeront et remettront en cause l'hégémonie américaine. Il est possible d'être optimiste une transition en douceur vers un monde monétaire multipolaire s'opérera ; et cette nouvelle ère monétaire apportera des avantages en termes de diversification, une plus grande capacité à satisfaire la demande croissante d'actifs sûrs et réduira les tensions inhérentes au nouveau dilemme de Triffin [Eichengreen, 2011]. Cependant, il y a aussi lieu de s'inquiéter : un monde monétaire multipolaire pourrait également engendrer sa propre instabilité comme les investisseurs se coordonneront pour entrer et quitter une monnaie de réserve donnée. De nouveau, l'histoire offre un avertissement utile. L'un des exemples les plus marquants de monde monétaire multipolaire est la coexistence de la livre sterling et du dollar au sommet du système monétaire international dans les années 1920. Une explication courante de l'instabilité monétaire de cette période est que les investisseurs déplaçaient constamment leurs portefeuilles entre les deux monnaies de réserve [Nurkse, 1944]. À l’avenir, le risque pour les États-Unis est que la présence croissante d’une alternative viable telle que le renminbi augmente la probabilité d’une ruée sur le dollar.

Il est impossible de dire combien de temps encore les États-Unis maintiendront leur position au centre du système monétaire international, mais si l'histoire est un guide, elle suggère que ce ne sera pas pour toujours. La question est de savoir à quel point la transition se révèlera turbulente. »

Matteo Maggiori & Emmanuel Farhi, « The new Triffin Dilemma: The concerning fiscal and external trajectories of the US », 20 décembre 2017. Traduit par Martin Anota

 

Références

Despres, E, C P Kindleberger & W S Salant (1966), « The dollar and world liquidity: A minority view », Brookings Institution.

Eichengreen, B (2011), Exorbitant Privilege: The rise and fall of the dollar and the future of the International Monetary System, Oxford University Press.

Farhi, E, P-O Gourinchas & H Rey (2011), Reforming the international monetary system, CEPR Press.

Farhi, E & M Maggiori (2017), « A model of the international monetary system », Quarterly Journal of Economics.

Gopinath, G (2015), « The international price system », NBER working paper n° 21646.

Gourinchas, P-O, & H Rey (2007), « From world banker to world venture capitalist: US external adjustment and the exorbitant privilege », in G7 Current Account Imbalances: Sustainability and Adjustment.

Ilzetzki, E, C M Reinhart & K S Rogoff (2017), « Exchange arrangements entering the 21st century: Which anchor will hold? », NBER working paper n° 23134.

Maggiori, M, B Neiman & J Schreger (2017), « International currencies and capital allocation », working paper.

Nurkse, R (1944), International currency experience: lessons of the interwar period, League of Nations.

Obstfeld, M (2011), « International liquidity: the fiscal dimension », NBER working paper n° 17379.

Triffin, R (1961), Gold and the dollar crisis: The future of convertibility, New Haven, CT: Yale University Press.

 

Aller plus loin…

« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle » 

« La composition des réserves de change à long terme » 

« La lente internationalisation de l’euro » 

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