« Pourquoi les femmes tendent-elles toujours à gagner moins que les hommes ? Il n’y personne de mieux placée pour répondre à cette question que l’historienne économique Claudia Goldin, la lauréate du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel de 2023. Sa réponse nous dit comment combattre l’injustice, mais aussi comment créer des conditions de travail plus saines et productives pour tout le monde.
Evoquons quelques explications évidentes, qui jouent toutes un rôle. Il y a la discrimination pure et simple, quelque chose que Goldin a examiné avec Cecilia Rouse dans une célèbre étude portant sur les principaux orchestres américains. Quand ces orchestres commencèrent à demander aux candidats d’auditionner derrière un écran, la proportion de femmes qui furent acceptées augmenta fortement.
Alors se pose la question de savoir quels choix de carrière font sens pour une personne qui peut tomber enceinte. Dans les années 1960, l’accès à la pilule contraceptive était limité pour les femmes qui n’étaient pas mariées aux Etats-Unis. En 1970, les études de droit, de médecine, de médecine dentaire et de gestion étaient entièrement dominées par les hommes. Ce n’est pas étonnant : investir dans une telle profession semblait coûteux et risqué pour une jeune femme qui pouvait soudainement devenir mère. Goldin et son collègue (et époux) Lawrence Katz ont montré que dans les Etats qui libéralisèrent l’accès à la pilule contraceptive durant les années 1970, le nombre de jeunes femmes suivant ces études a explosé. En donnant aux femmes un contrôle sans précédent sur leur fertilité, la pilule contraceptive leur a permis de s’investir dans leur carrière professionnelle.
Toutefois, beaucoup de femmes utilisent la pilule, non pas pour empêcher totalement la maternité, mais pour la décaler à un moment plus approprié. Ce qui nous amène à aujourd’hui. Les travaux de Goldin suggèrent qu’une grande partie des inégalités entre hommes et femmes tient en fait aux inégalités entre les mères et les non-mères. La raison ? Il y a certains emplois, les emplois "gourmands" ("greedy jobs") qui payent bien, mais qui nécessitent des horaires longs et imprévisibles.
(Goldin n'a pas inventé ce terme. Il a été utilisé pour la première fois par les sociologues Lewis Coser et Rose Laub Coser, un couple marié. Il a utilisé ce terme pour décrire les institutions qui "recherchent une loyauté exclusive et indivise" ; elle l'a utilisé pour décrire les exigences de la maternité.)
Alors, qu’est-ce qu’un emploi gourmand ? Si vous devez travailler tard, répondre à des appels professionnels le week-end ou vous rendre à Singapour pour une réunion, le tout sans préavis et avec l'hypothèse absolue que rien d'autre ne vous empêchera de le faire, alors vous avez un emploi gourmand. Si vous êtes également la principale personne à s’occuper d’enfants, alors, comme Rose Laub Coser l'a compris, c'est aussi un travail gourmand, sans doute plus gourmand qu'il ne l'a jamais été. Et il est dans la nature des emplois gourmands que vous ne puissiez en occuper qu’un seul à la fois.
Un arrangement courant dans les couples hétérosexuels très diplômés, très employables est donc que l'un des conjoints (souvent la femme) prenne en charge le travail gourmand et non rémunéré de parent (peut-être en parallèle à un emploi rémunéré plus flexible), tandis que l'autre conjoint (souvent l'homme) prenne l’emploi gourmand et très rémunéré d'avocat d'entreprise, de banquier d'investissement ou de cadre dirigeant.
Il n’y a rien d’inévitable là-dedans. Le couple pourrait embaucher une nounou à domicile : c’est un autre travail gourmand. Ou bien, les deux conjoints pourraient tous deux occuper des emplois flexibles où l’on s’attend à ce que la famille passe avant tout. Mais ces deux options ont un prix élevé, car les emplois les mieux payés sont généralement gourmands.
Comme l’a écrit Goldin dans son livre Career and Family, publié en 2021 "quand les diplômés du supérieur trouvent des partenaires de vie et commencent à planifier leur vie de famille, dans les termes les plus crus ils sont confrontés à un choix entre un mariage d’égaux et un mariage avec plus d’argent".
Le couple pourrait renverser les normes de genre : la femme pourrait travailler à des horaires imprévisibles et prendre l’avion à destination de Singapour, tandis que l'homme serait celui qui viendrait chercher les enfants à l’école et laisserait tout tomber en cas d'urgence pour s’occuper d’eux. Mis à part les poignées de semaines autour du moment de la naissance, c'est parfaitement possible. Mais cela reste inhabituel, alors tous deux passeraient beaucoup de temps à s’expliquer.
Ce qu'il faut faire? Nous pouvons tous remettre en cause l'hypothèse selon laquelle c'est la mère qui doit planifier la garde des enfants et faire face aux urgences afin que son conjoint puisse se concentrer sur son travail gourmand. Mais nous devons aussi nous demander pourquoi tant d’emplois sont encore gourmands.
Goldin oppose les avocats aux pharmaciens. Le droit est un travail fondamentalement gourmand, où vous gagnez le plus d’argent lorsque vous êtes associé dans un cabinet d'avocats - un emploi qui n'est pas compatible avec le fait d'être la personne qui laisse tout tomber pour aller s’occuper d’un enfant qui est tombé d'une balançoire pendant la récréation.
A l’inverse, vous pouvez être très bien payé en tant que pharmacien, même si de nombreux pharmaciens ont des métiers peu gourmands. Aux États-Unis, plus de la moitié des pharmaciens sont des femmes et l’écart de salaires entre les sexes est faible. Selon Goldin, cela est une question de conception du travail : les pharmaciens travaillent en équipe et sont substituables les uns aux autres. Si quelqu’un n’est pas disponible pour venir travailler, quelqu’un d’autre peut le remplacer.
Pourquoi n'y a-t-il pas plus d'emplois conçus de cette façon ? Il faut beaucoup d’efforts et d’attention pour créer des emplois substituables. Les processus doivent être standardisés et les enregistrements conservés (...). Ces meilleurs systèmes ne permettent pas seulement aux meilleurs travailleurs de travailler dans des conditions non gourmandes ; ils permettent aussi de faciliter le travail d'équipe et de réduire d'épuisement professionnel. Pourtant, ceux qui ont le pouvoir de mettre en œuvre ces changements n’ont pas encore estimé que cela en valait la peine de le faire.
Mon espoir – et celui de Goldin aussi – est que le choc provoqué par la pandémie sur les pratiques en matière de travail à travers le monde contribuera à débloquer de meilleurs systèmes, conduisant à de nouveaux progrès en matière d’égalité de genre et à de nombreux autres avantages. Mais elle est historienne, pas devin. Nous devons attendre et observer. Ou nous devons nous battre pour avoir les changements que nous voulons. »
Tim Harford, « Why are some jobs so “greedy”? », novembre 2023. Traduit par Martin Anota
Aller plus loin...
La maternité, cette source persistante d’inégalités dans les pays développés
Les politiques familiales contribuent-elles à réduire les inégalités de genre ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire