« Donald Trump est un protectionniste à l’ancienne et il laisse entendre depuis un certain temps que s’il est élu, il imposera rapidement des droits de douane de 10 % ou plus sur toutes les importations – un "collier autour du cou" pour l’économie américaine.
Mais le président Biden n’est en aucun cas un puriste du libre-échange. Sa réalisation législative phare, l’Inflation Reduction Act (qui vise en réalité principalement à lutter contre le changement climatique), contient plusieurs dispositions nationalistes conçues de façon à limiter les subventions principalement aux produits manufacturés produits en Amérique du Nord. Et l’administration Biden impose désormais des droits de douane pouvant atteindre 100 % sur les exportations chinoises de véhicules électriques et des taxes sur d’autres produits importés, notamment les semi-conducteurs et les batteries.
L’impact immédiat de ces droits de douane sera faible, parce que les États-Unis importent actuellement très peu des produits affectés de Chine. Mais les mesures de Biden sont davantage qu’un geste symbolique. Il s’agit d’un coup de semonce, un signal que les États-Unis n’accepteront pas un deuxième "choc chinois" (China shock), une poussée des importations susceptible de saper des éléments cruciaux du programme de l’administration.
Pour comprendre ce dont je parle, il est utile de revoir un peu d’histoire économique et intellectuelle.
Les exportations chinoises de produits manufacturés vers les États-Unis ont fortement augmenté à partir des années 1990. Je pense qu’il est juste de dire que la plupart des économistes, moi y compris, n’étaient initialement pas trop inquiets par cette évolution. Il existe une vieille croyance en science économique selon laquelle si un autre pays veut vous vendre beaucoup de choses utiles à bas prix, vous ne devriez pas protester. Vous devriez plutôt lui envoyer une note de remerciement.
D’accord, même les économistes les plus orthodoxes savent que ce n’est pas aussi simple. Les importations bon marché peuvent enrichir une nation dans son ensemble, mais elles peuvent également nuire à un nombre important de travailleurs. En fait, il y a eu un débat acharné dans les années 1990 autour de la question de savoir si les importations en provenance des pays à bas salaires étaient une cause majeure de l’augmentation des inégalités de revenus aux États-Unis. La plupart des économistes, encore une fois moi y compris, étaient d’accord sur le fait que les importations étaient une cause de l’augmentation des inégalités, mais pas la cause principale.
Il est également clair depuis longtemps que les déficits commerciaux peuvent être dommageables si l’économie est durablement déprimée, avec une demande insuffisante pour assurer le plein emploi. Ce n’était pas un problème majeur pendant la majeure partie de la période initiale où les importations en provenance de Chine augmentaient, mais c’est devenu une considération importante après la crise financière de 2008, qui a déprimé pendant des années l’emploi américain. Pour ce que cela vaut, à cette époque, je suis devenu plutôt belliciste à l’égard de la Chine, appelant en vain les décideurs politiques américains à menacer d’instaurer des droits de douane à moins que la Chine n’agisse de façon à réduire son excédent commercial en augmentant la valeur du yuan. Mais cette inquiétude s’est graduellement estompée.
Néanmoins, le débat économique a changé après la publication en 2013 d’une étude de David Autor, David Dorn et Gordon Hanson, intitulée "The China Syndrome" ; ce "syndrome chinois" a ensuite été davantage connu sous le nom de "choc chinois". Les auteurs estimaient que les importations chinoises avaient déplacé environ 1,5 million de travailleurs américains du secteur manufacturier entre 1990 et 2007. Ce chiffre en soi n’est pas très important pour une économie aussi vaste et dynamique que celle des États-Unis : en fait, aux États-Unis, environ 1,5 million de travailleurs sont licenciés ou démissionnent pour une raison ou une autre chaque mois.
Mais ce qu'Autor et ses coauteurs ont souligné est que de nombreuses industries américaines sont très concentrées géographiquement, de sorte que les pertes d’emplois occasionnées par les importations chinoises, même si elles semblaient faibles en moyenne, se sont avérées dévastatrices pour de nombreuses communautés. J'aime prendre l'exemple de l'industrie du meuble, qui a probablement perdu plusieurs centaines de milliers d'emplois à cause des importations chinoises. À l’échelle nationale, c’est une erreur d’arrondi. Mais l'industrie du meuble était concentrée dans la région du Piémont en Caroline du Nord, de sorte que la hausse des importations a arraché le cœur des économies locales comme celle de la région métropolitaine de Hickory-Lenoir-Morgantown.
Et les implications politiques de l’article sont apparues plus pertinentes quelques années plus tard, lorsqu’il est devenu clair que les perturbations des communautés provoquées par la hausse des importations avaient pu contribuer à l’élection du président Trump.
Ainsi, le premier choc chinois a constitué un véritable problème, et même les économistes généralement favorables au libre-échange (des économistes qui n’ont aucune sympathie pour le protectionnisme brut à la Trump) s’inquiètent désormais des effets d’une augmentation rapide des importations.
Mais attendez : pourquoi dis-je le premier choc chinois ? Parce qu’il y a désormais clairement un deuxième choc chinois.
Ce nouveau choc reflète en grande partie la faiblesse de la Chine plutôt que sa force. L'économie chinoise est en difficulté. Les dépenses de consommation représentent une part très faible du revenu national et les niveaux élevés de dépenses d’investissement qui alimentaient l’économie sont devenus insoutenables, car le déclin de la population en âge de travailler et le ralentissement du progrès technique mènent à des rendements décroissants. La Chine a pu masquer ces problèmes pendant un certain temps avec une énorme bulle immobilière et un secteur immobilier pléthorique, mais la partie semble terminée.
La solution évidente consiste à transférer davantage de revenus aux ménages, renforçant ainsi la demande des consommateurs. Mais Xi Jinping, le dirigeant de la Chine, semble étrangement réticent à faire ce qui paraît évident, toujours concentré sur la production plutôt que sur la consommation. Je laisse aux experts chinois le soin d’expliquer cette réticence : s’agit-il de géopolitique ? la crainte que le peuple chinois devienne paresseux ?
Quelle que soit l’idéologie ou la stratégie qui se cache derrière le refus de la Chine d’augmenter les dépenses de consommation, la seule issue étant donné ce refus est de générer d’énormes excédents commerciaux, en jetant sur les marchés d’autres pays les produits que la Chine produit mais ne peut pas ou ne veut pas consommer.
Mais ce que dit essentiellement l’administration Biden, c’est : non, vous ne pouvez pas faire cela. Vous êtes un acteur trop important dans l’économie mondiale pour rejeter les résultats de vos propres échecs politiques dans les bras d’autres pays.
Pourquoi les États-Unis ne peuvent-ils pas simplement accepter des produits bon marché en provenance de Chine ? Les inquiétudes à propos des perturbations communautaires causées par le premier choc chinois sont toujours d’actualité. Mais il y a aussi un nouveau problème : le changement climatique. Les biens soumis à des droits de douane nouveaux ou majorés sont principalement des produits associés à la transition vers l'énergie verte ; les véhicules électriques sont ceux qui font le plus parler d'eux, mais les batteries géantes, qui commencent désormais à jouer un rôle crucial pour résoudre le problème de l'intermittence des énergies renouvelables (le soleil ne brille pas toujours, le vent ne souffle pas toujours), sont un sujet bien plus important.
Pourquoi ne pas simplement acheter des batteries chinoises bon marché ? C’est de l’économie politique. Compte tenu de la menace existentielle posée par le changement climatique, la coalition politique derrière la transition énergétique verte ne devrait pas être fragile, mais elle l’est. L’administration Biden n’a pu obtenir d’importantes subventions pour les énergies renouvelables qu’en liant ces subventions à la création d’emplois manufacturiers nationaux. Si ces subventions sont considérées comme créatrices d’emplois en Chine, notre dernier et meilleur espoir pour éviter une catastrophe climatique sera perdu, une considération qui l’emporte facilement sur tous les arguments habituels contre les droits de douane.
Ainsi, en imposant ces nouveaux droits de douane, les gens de Biden font ce qu’ils doivent faire. Je ne vois aucune alternative. »
Paul Krugman, « Preparing for the second China shock », 14 mai 2024. Traduit par Martin Anota
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