vendredi 24 mai 2024

Six croyances que j'ai à propos de l’inflation

« J’ai commencé mes études d’économie dans les années 1970, lorsque l’inflation était l’une des questions macroéconomiques dominantes. La lutte contre l’inflation concentrait alors nos esprits et nous a conduits, moi et beaucoup de mes camarades de classe, vers des carrières de macroéconomistes. Lors de mon premier emploi dans le monde politique, j'ai passé l'été 1978 en tant que stagiaire au Congressional Budget Office (CBO), où l’on m'a confié la tâche d'estimer diverses spécifications pour la courbe de Phillips. L’objectif était de mieux comprendre les forces à l’origine de l’inflation.

Il n’est pas surprenant que ma réflexion à propos de l’inflation ait évolué au fil du temps, au gré des nouveaux événements et de la publication de nouvelles études. Ce que je ferai ici, c’est discuter brièvement de six croyances que j’ai à propos du processus d’inflation. Elles ne sont sûrement pas définitives et je ne suis pas sûr qu’elles soient cohérentes entre elles. J'ai choisi ces propositions parce qu'elles ne sont pas partagées universellement. […]

1. La courbe de Phillips est inexorable

Lorsque je discute avec des économistes qui ne sont pas macroéconomistes, ils sont souvent surpris de constater que la courbe de Phillips reste un concept important en macroéconomie. Et en tant qu’auteur de manuels, on me suggère parfois de supprimer toute la discussion sur la courbe de Phillips dans mes livres au motif qu’elle est désespérément obsolète. Mais je rejoins George Akerlof (2002) qui, lors du discours qu’il a prononcé en recevant le prix Nobel, a qualifié la courbe de Phillips de « probablement la relation macroéconomique la plus importante ».

J'ai une hypothèse à propos de la source de cette déconnexion. Dans l’article originel de Phillips (1958) et dans le célèbre article de Samuelson et Solow (1960) qui suivit, la courbe de Phillips était présentée comme une relation inconditionnelle, une corrélation négative entre inflation et chômage. Certaines périodes, notamment les années 1960, présentent un simple nuage de points avec une tendance baissière. Mais cette relation inconditionnelle a disparu depuis longtemps. En utilisant les données des dernières décennies, le nuage de points de l’inflation et du chômage est désormais un vrai nuage de points sans réelle tendance.

Mon point de vue, cependant, est qu’il est préférable de considérer la courbe de Phillips comme une relation conditionnelle. Si vous pensez (comme le font la plupart des économistes) que les chocs monétaires ou, plus généralement, les chocs de demande globale poussent l’inflation et le chômage dans des directions opposées à court terme, alors il existe une courbe de Phillips à court terme. Mais cette courbe à pente décroissante dépend du choc qui touche l’économie. Ainsi définie, il est difficile d’échapper à la courbe de Phillips. Pour autant que je sache, la seule alternative est la théorie du real-business cycle et son hypothèse de neutralité monétaire totale, mais j’ai le sentiment que cette approche n’a plus beaucoup d’adeptes. Cela signifie que la courbe de Phillips à court terme est là pour rester.

2. Mais la courbe de Phillips n’est pas un outil pratique très utile

Même si je défends farouchement la courbe de Phillips en tant qu’élément clé de la théorie macroéconomique, je suis beaucoup moins attaché à son utilisation en tant qu’outil pratique. En 1997, Alan Blinder écrivait que "la courbe de Phillips empirique a fonctionné incroyablement bien pendant plusieurs décennies… J'appelle ce fait le 'clair secret propre' de la macroéconométrie". J'ai vérifié auprès de Blinder par e-mails et il ne dirait pas la même chose aujourd'hui : la courbe de Phillips empirique", m’a-t-il dit, est "soit morte, soit en hibernation".

La courbe de Phillips empirique n'était probablement pas très fiable, même en 1997. Un article qui a eu une influence majeure sur ma réflexion est une étude de Staiger, Stock et Watson (1997). Ceux-ci ont estimé que le NAIRU était de 6,2 % en 1990, ce qui était à l'époque une estimation assez conventionnelle. Mais plus important encore, ils ont estimé que l’intervalle de confiance à 95 % pour le NAIRU allait de 5,1 à 7,7 %. C'est un énorme intervalle. Je ne sais pas si leur exercice économétrique a été reproduit avec des données plus récentes, mais je suis prêt à parier (…) que l’intervalle de confiance est encore plus large aujourd’hui.

Au fil des années, il y a eu diverses tentatives pour trouver des mesures de la sous-utilisation des ressources qui produiraient des équations de la courbe de Phillips mieux ajustées que ne le fait le taux de chômage. Certains ont utilisé la composante non tendancielle du PIB, le taux de chômage à court terme, la part du revenu national allant au travail, le taux de postes vacants, le taux de démissions et le ratio chômage sur postes vacants. De même, il existe diverses approches pour mesurer l’inflation anticipée et les chocs d’offre. Un important groupe de macroéconomistes est toujours prêt à proposer une nouvelle spécification chaque fois que les courbes de Phillips existantes dérapent, ce qui arrive trop régulièrement. La recherche d’une courbe de Phillips fiable est comme la recherche du Saint Graal. Elle engage certaines des meilleures personnes qui soient et celles-ci n’atteignent jamais leur objectif, mais d’une manière ou d’une autre, elles ne sont jamais dissuadées de poursuivre leur quête.

Les larges intervalles de confiance du taux naturel, avec l’apparente futilité de cette recherche du Saint Graal, m’amènent à penser que nous ne devrions pas attendre grand-chose de la courbe de Phillips comme guide pour prévoir l’inflation ou pour juger de l’orientation de la politique économique.

3. Il est presque impossible de démêler en temps réel les chocs d’offre des chocs de demande 

Le piètre ajustement (fit) des courbes de Phillips aux données a un corollaire important. Chaque fois que l’inflation s’éloigne de la cible de la Fed, comme cela s’est produit de façon spectaculaire en 2022, les observateurs sont tentés d’attribuer ce changement à un choc touchant l’offre ou la demande globale. Identifier le choc pourrait donner une idée de la durée (temporaire ou durable) du changement et de l’ampleur des mesures correctives que la banque centrale devra adopter. Le problème est que, comme nous ne connaissons pas avec beaucoup de précision le taux de chômage naturel, il est difficile de démêler l’offre et la demande. C’est aussi le cas ex post, mais la tâche est encore plus ardue en temps réel lorsque les données sont préliminaires et incomplètes. Or, c’est en temps réel que les décideurs politiques doivent réagir.

Le fait que les anticipations jouent un rôle clé complique davantage les choses. Dans les théories standards de la courbe de Phillips, l’inflation anticipée influence l’inflation réelle. Ainsi, lorsqu’un choc touche l’économie, l’effet indirect qui se manifeste par l’intermédiaire des anticipations pourrait être au moins aussi important que l’effet direct. Et la façon par laquelle l’inflation anticipée réagit à un choc dépend vraisemblablement de la politique économique ou, du moins, de la perception qu’ont les gens de cette politique.

La poussée inflationniste de 2022 en est un bon exemple. Même aujourd’hui, je ne pense pas que nous puissions dire avec certitude ce qui s’est passé. Cette augmentation pourrait être due à des interruptions des chaînes de valeur associées à la pandémie. Elle a pu résulter d’un excès de demande, car le taux de chômage de 3,6 % était plausiblement inférieur au NAIRU. Ce dernier a pu changer sous l’effet de la pandémie, les travailleurs reconsidérant leur relation avec le marché du travail. Ou encore, la poussée inflationniste tient peut-être à une réaction des anticipations à des politiques monétaire et budgétaire trop souples depuis trop longtemps. Très probablement, elle a résulté d’une combinaison de ces trois forces, avec des poids indéterminés.

4. Les économistes devraient échapper au culte de Calvo

Comme je discute de la dynamique de l’inflation et de la courbe de Phillips, je ne peux m’empêcher de mentionner l’une de mes bêtes noires de longue date : le recours excessif au modèle de Calvo (1983). Certes, le modèle de Calvo est une théorie élégante de fixation des prix et j’apprécie l’élégance. Mais la dynamique de l’inflation implicite ne correspond pas aux données. Le modèle ne génère pas suffisamment de persistance de l’inflation [Mankiw, 2001]. Il est largement admis que les chocs monétaires affectent l’activité économique réelle avec un certain délai et l’inflation avec un délai encore plus long. Mais ce n’est pas le cas dans le modèle de Calvo, où le taux d’inflation s’ajuste rapidement. C'est pourquoi les personnes qui utilisent le modèle dans des exercices empiriques le complètent généralement par quelques solutions ad hoc, telles que l'indexation automatique de certains prix sur l'inflation passée (voir, par exemple, Christiano, Eichenbaum et Evans, 2005, et Smets et Wouters, 2007).

D’autres théories de fixation des prix impliquent des dynamiques différentes et davantage plausibles dans la mesure où elles mettent l’accent sur des anticipations différentes. Dans le modèle de Calvo, la variable pertinente est l’anticipation courante de l’inflation future. En revanche, dans le modèle de contrats multi-périodiques de Fischer (1977), la variable pertinente est l’anticipation passée de l’inflation actuelle. Il en va de même dans le modèle à information visqueuse que j’ai exploré avec Ricardo Reis (2002). Lorsque Milton Friedman (1968) a introduit l’hypothèse du taux naturel dans son allocution présidentielle à l’American Economic Association, il était un peu vague quant au calendrier de l’inflation anticipée qu’il avait en tête. Mais sa discussion me semble plus cohérente avec le calendrier implicite des théories des contrats multi-périodiques et à information collante.

De manière plus spéculative, je me suis également demandé si la bonne variable de la courbe de Phillips pouvait être quelque peu différente de l’inflation anticipée. Peut-être est-ce quelque chose qui ressemble davantage à une norme d’inflation. Par exemple, l’augmentation du salaire nominal que vous attendez de la part de votre employeur peut dépendre de l’inflation anticipée, mais elle peut aussi dépendre d’autres facteurs, comme les hausses de salaire dont bénéficient les autres salariés. Même s’il n’est pas évident de savoir comment modéliser ces normes. Il est opportun d’explorer cette piste.

5. Les agrégats monétaires méritent plus d’attention

En juin 2022, l’inflation (telle qu’elle est mesurée par la variation de l’indice des prix à la consommation par rapport à un an plus tôt) avait atteint les 9 %. Le premier économiste que je connaisse à avoir prédit une poussée d’inflation de cette ampleur était Jeremy Siegel. Je l'ai vu interviewé sur CNBC le 14 mai 2021. À l'époque, j'étais également inquiet de l'inflation et j'ai fait part de mes inquiétudes dans le New York Times [Mankiw, 2021] Mais je n’aurais jamais pensé que l’inflation augmenterait autant qu’elle l’a fait. Seigel, me semblait-il, était alarmiste, mais ses prévisions se sont avérées correctes. Il les a faites en examinant l’agrégat monétaire M2, qui, en 2021, avait augmenté à un rythme jamais vu depuis le début de la série chronologique standard en 1960.

Il est de bon ton aujourd’hui d’ignorer les agrégats monétaires. Il est peut-être temps de repenser cette position. La plupart des arguments avancés pour justifier l’ignorance de ces agrégats ne tiennent pas vraiment.

Certains soulignent qu’il est difficile de mesurer la quantité de monnaie dans un système financier complexe comme le nôtre. C’est vrai, mais comme je l’ai dit, il est également difficile d’évaluer l’ampleur de la sous-utilisation des ressources, ce qui n’a pas empêché les gens d’essayer de la mesurer pour juger des pressions inflationnistes.

D’autres soulignent que les agrégats monétaires ont un mauvais bilan en matière de prévision de l’inflation ces dernières années (du moins avant la montée inflationniste de la pandémie). C'est également exact. Mais la courbe de Phillips n’a pas non plus de bons résultats en tant qu’outil de prévision [Atkeson et Ohanian, 2001], ce qui n’empêche pas les gens de se focaliser dessus.

D’autres encore notent que les banquiers centraux ne parlent pas beaucoup ces jours-ci des agrégats monétaires dans leurs annonces politiques. C'est vrai, mais peut-être devraient-ils le faire. (…)

6. Une cible d’inflation de 2 % est meilleure qu’une cible de 2,0 %

La dernière croyance que je souhaite partager concerne la cible d’inflation de la Fed. Il existe un argument raisonnable selon lequel la Fed devrait augmenter le taux d’inflation qu’elle cible à, disons, 4 %, car cela garantirait que les taux d’intérêt nominaux butent moins fréquemment sur leur borne inférieure zéro (zero lower bound) [Ball 2013]. Je […] ne commenterai pas ce débat ici. Cependant, je suis convaincu qu’un objectif de 2 % est supérieur à un objectif de 2,0 %.

La différence entre ces cibles réside bien sûr dans le nombre de chiffres significatifs. Si vous vous souvenez de vos cours de sciences que vous avez suivis au lycée, vous avez probablement appris que le nombre de chiffres qu'une personne déclare doit refléter la précision de son estimation. Les banquiers centraux oublient souvent cette leçon. Ils parlent parfois comme s’ils visaient un taux d’inflation de 2,000 %.

Il serait mieux que les banquiers centraux admettent au public à quel point leur capacité à contrôler l’inflation est imprécise. Ils ne devraient pas s’inquiéter si le taux d’inflation tombe à 1,6 % : ce chiffre s’arrondit confortablement à 2 %. Et ils devraient être prêts à crier victoire dans la lutte contre l’inflation lorsque le taux d’inflation reviendra à 2,5 %. Comme le dit l’adage, c’est suffisamment bon pour le travail du gouvernement.

Peut-être que la Fed devrait même abandonner un objectif numérique spécifique en matière d’inflation et proposer plutôt une fourchette, comme le font certaines autres banques centrales. La Fed pourrait dire, par exemple, qu’elle veut maintenir le taux d’inflation entre 1 et 3 %. Cela reviendrait à admettre que les gouverneurs de la Fed ne sont pas aussi divins qu’ils le prétendent parfois. Mais suite à la forte poussée inflationniste, largement inattendue, de 2022, il semblerait opportun que les banquiers centraux et des économistes monétaires fassent preuve de davantage d’humilité. »

N. Gregory Mankiw, « Six beliefs I have about inflation », conférence du NBER, mai 2024. Traduit par Martin Anota

 

aller plus loin…

« Brève introduction à la macroéconomie de Solow (1924-2023) »

« Quel est l’héritage du discours présidentiel de Friedman ? » 

« Le taux de chômage naturel, un concept suranné » 

« La courbe de Phillips est-elle bien morte ? (édition américaine) » 

« La mort du ciblage d'inflation » 

« Quelles ont été les répercussions macroéconomiques de l’adoption du ciblage d’inflation ? »

« Et si les banques centrales ciblaient une inflation de 4 % ? » 

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