« Dans un récent billet, j'ai suggéré un raisonnement reposant sur les microfondements pour ce que Blanchard et Fischer appellent les modèles utiles (useful models) et que j'appelle les modèles agrégés. Mark Thoma et Paul Krugman en ont parlé et je souhaite leur répondre. Ce billet intéressera principalement les économistes, mais je n'ai pas précisé qu’il était "pour les économistes" car je sais, d'après les commentaires, que certains non-économistes qui réfléchissent à la philosophie des sciences (sociales) trouveront peut-être cela intéressant. Si vous n'appartenez à aucune de ces catégories, ce billet n’est probablement pas pour vous.
Paul Krugman, tout d'abord. Il soulève plusieurs points pertinents, mais ce que je préfère dans son billet c'est lorsqu'il dit : "Wren-Lewis est de mon côté, en quelque sorte". J'aime beaucoup ce "en quelque sorte". Laissez-moi vous expliquer pourquoi.
D'une certaine manière, je suis de son côté. Je ne crois pas que la seule et unique façon de réfléchir à la macroéconomie soit d'analyser des macromodèles microfondés. Je pense que trop de macroéconomistes aujourd'hui pensent que c'est la seule méthode appropriée pour faire des analyses et cela conduit à un certain fétichisme des microfondements, qui peut ne pas aider. Des modèles agrégés sans microfondements peuvent être utiles. D'un autre côté, je ne souhaite vraiment pas prendre parti sur cette question. La majeure partie de mon travail ces dix dernières années a consisté à construire et analyser des macromodèles microfondés et je l'ai fait parce que je pense que c'est une démarche très utile pour ce faire. Prendre parti pourrait trop facilement dégénérer en un débat "pour ou contre" les microfondements ; dans un tel débat, je serais des deux côtés. Je ne suis absolument pas d'accord avec cela : "À mon avis, toute la croisade pour les microfondements repose sur un unique succès prédictif d’il y a environ 35 ans ; il n'y a eu aucun résultat significatif depuis." La justification des modèles agrégés que j'ai donnée dans mon précédent billet était délibérément catégorique dans le cadre de la méthodologie des microfondations, parce que je voulais convaincre, et non contrarier. Donc, le terme "plus ou moins" me convient parfaitement.
Je m'oppose à ce que j'ai appelé ailleurs la position "puriste des microfondements". C’est la vision selon laquelle si un comportement macroéconomique ne repose pas sur des microfondements clairs, aucun macroéconomiste universitaire respectable ne peut l'inclure dans un macromodèle. Pourquoi est-ce que je pense que c'est faux ? Cela m'amène à Mark Thoma, qui a lié mon billet à un autre qu'il avait écrit précédemment sur les nouveaux anciens keynésiens (New Old Keynesians). Une partie de ce billet explique pourquoi les économistes pourraient, du moins temporairement, abandonner les modèles microfondés au profit d'un modèle "utile" (pour reprendre la terminologie de Blanchard et Fischer) du passé. Je le cite :
"La raison pour laquelle beaucoup d'entre nous se sont tournés vers le passé pour trouver un modèle capable de comprendre la crise actuelle est qu'aucun des modèles actuels n'était capable d'expliquer ce que nous traversions. Ces modèles ont été largement conçus pour analyser les politiques dans le contexte d'une Grande Modération."
Et :
"Ainsi, si rien dans le présent ne convient, vous devez commencer à vous tourner vers le passé. Le modèle keynésien a été conçu pour répondre précisément aux genres de questions auxquelles nous devions répondre et aussi longtemps que l'on est conscient des limites de ce cadre (celles que la théorie moderne a découvertes) il permet d'appréhender le fonctionnement des économies qui sont éloignées du plein emploi. Ce modèle s'intéressait déjà à la politique budgétaire dans un contexte de taux d'intérêt à leur borne zéro, il avait déjà réfléchi à la loi de Say, le paradoxe de l'épargne, la politique monétaire versus budgétaire, l'évolution des élasticités des taux d'intérêt et de l'investissement lors d’une crise, etc. Nous étions au milieu d’une crise et nous n'avions pas le temps d'attendre que de nouvelles théories soient développées ; nous avions besoin de réponses, des réponses que les modèles élégants construits au cours des dernières décennies ne pouvaient tout simplement pas apporter."
Je pense que cela identifie une deuxième raison pour laquelle un modèle agrégé (c’est-à-dire un modèle sans microfondements explicites) pourrait être préféré aux alternatives microfondées, que Paul Krugman aborde également dans son point (3). Cela a à voir avec la vitesse à laquelle la macroéconomie avec microfondements se développe.
Il est difficile de développer de nouveaux macromodèles microfondés. C'est difficile car ces modèles doivent avoir une cohérence interne. Si nous pensons, par exemple, que la consommation dans le monde réel présente une inertie plus importante que dans le modèle intertemporel de référence, nous ne pouvons pas simplement ajouter des décalages à la fonction de consommation agrégée. Nous devons plutôt réfléchir aux phénomènes microéconomiques susceptibles de générer cette inertie. Nous devons retravailler tous les problèmes d'optimisation pertinents en y ajoutant ce nouvel ingrédient. De nombreuses autres relations agrégées, outre la fonction de consommation, pourraient alors être modifiées. Ce faisant, nous pourrions constater que, bien que notre nouvelle idée soit pertinente pour la consommation, elle conduit à des comportements invraisemblables ailleurs, si bien que nous devrons alors repartir de zéro. Ce critère de cohérence interne est en partie ce qui confère à ces modèles leur force.
Tout cela est important, mais cela prend du temps. Il faut encore plus de temps pour convaincre les autres que cette innovation fasse sens. En conséquence, le développement de macromodèles microfondés est un processus lent. L'exemple le plus évident, à mon avis, est la théorie nouvelle keynésienne. Il a fallu de nombreuses années aux macroéconomistes pour élaborer des théories de la rigidité des prix dans lesquelles tous les agents ont un comportement maximisateur et les anticipations rationnelles et encore plus longtemps pour qu'ils se convainquent mutuellement que certaines de ces théories étaient suffisamment solides pour fournir une base plausible aux cycles d’affaires de type keynésien.
Un exemple plus récent, et plus directement pertinent pour les propos de Mark Thoma, est le rôle des diverses imperfections des marchés financiers dans la possibilité d'une crise financière du type de celle que nous avons récemment connue. Il y a de nombreux travaux importants et fascinants qui sont en cours dans ce domaine : Stephen Williamson en passe en revue certains ici. Mais il faudra du temps avant que nous déterminions ce qui compte et ce qui ne compte pas. En attendant, que devons-nous faire ? Comment les politiques économiques devraient-elles réagir aujourd'hui ?
Pour répondre à ces questions, nous devrons recourir à des modèles qui contiennent des éléments apparemment ad hoc, c'est-à-dire qui n’ont pas de microfondements clairs et largement acceptés. Ces modèles pourraient contenir des éléments évoqués par d'anciens économistes, comme Keynes ou Minsky, qui travaillaient avant l'essor du projet des microfondements. Mais les puristes des microfondements n'iraient pas (je l'espère) jusqu'à dire que ce type de modélisation ad hoc ne doive pas être fait. Ils pourraient plutôt dire de le garder à l'écart des meilleures revues économiques. Faites ce genre de modélisation ad hoc au sein des banques centrales, par tous les moyens, mais tenez-la à l'écart des discours académiques les plus récents. Je pense que c'est pourquoi ces modèles sont parfois appelés "modèles de politique économique"(policy models).
Cette vision des puristes des microfondations est erronée. Elle est erronée car elle confond "n'a actuellement aucun microfondement clair" avec "ne peut jamais être microfondé". Si vous pouviez prouver cette dernière hypothèse, alors je concéderais que (du point de vue des microfondements) vous ne seriez pas intéressé par l'analyse de ce modèle. Cependant, notre expérience montre qu'un comportement agrégé postulé qui n'a pas d'explication microéconomique généralement acceptée aujourd'hui pourrait bien en avoir une demain, lorsque les théories auront évolué. L'analyse nouvelle keynésienne en est un bon exemple. Les puristes veulent-ils vraiment suggérer qu'avant 1990, par exemple, aucun article universitaire n'aurait dû examiner les implications de la viscosité des prix ?
Je propose donc ici un deuxième argument en faveur de l'utilisation de modèles agrégés (ou utiles ou ad hoc). A la différence de mon premier, il permet à ces modèles de ne pas reposer actuellement sur des microfondements clairs. Une telle analyse devrait être respectée si des preuves empiriques étayent la relation agrégée ad hoc et si les implications de cette relation sont susceptibles d’être importantes. Dans ces circonstances, ce serait une erreur pour l'analyse académique de devoir attendre que les travaux sur les microfondations soient terminés. (Cette idée est discutée plus en détail dans l’article "Internal consistency, price rigidity and the microfoundations of macroeconomics" publié dans le Journal of Economic Methodology en 2011 et dont une version antérieure est consultable ici.)
Simon-Wren Lewis, « Microfoundations and the speed of model development », Mainly Macro (blog), 4 mars 2012. Traduit par Martin Anota
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire