jeudi 1 mars 2012

Les modèles microfondés et les autres modèles utiles

« Ce titre renvoie à l'un des livres qui m'ont le plus influencé : les Lectures on Macroeconomics de Blanchard et Fischer. Ce manuel s'inscrivait largement dans le moule de la macroéconomie microfondée moderne, mais pas le chapitre 10, intitulé "Some useful models" ("Quelques modèles utiles"). L'un des modèles qu’il considère comme utile est IS-LM.

Le rôle de tels modèles à une époque où les articles de revues en théorie macroéconomique sont presque toujours des modèles DSGE microfondés est problématique. Paul Krugman a placé cette question au premier plan du débat, en commençant avec sa tribune "How Did Economists Get It So Wrong?" ("Comment les économistes se sont-ils trompés à ce point ?") en 2009. Son point de vue a récemment été exprimé ainsi : "Cela ne signifie pas que vous devez utiliser le modèle de Mike [Woodford] ou un modèle similaire à chaque fois que vous réfléchissez à la politique économique ; dans l'ensemble, les modèles ad hoc comme IS-LM sont en réalité plus utiles, à mon avis. Mais vous voulez probablement vérifier votre raisonnement en utilisant des modèles d'optimisation plus sophistiqués".

Ce point de vue semble controversé. Si la méthode admise pour faire de la macroéconomie dans les revues académiques consiste presque toujours à utiliser un modèle d'optimisation plus sophistiqué, comment quelque chose de plus ad hoc pourrait-il être plus utile ? Si l'on ajoute à cela des remarques telles que "la profession d'économiste s'est égarée parce que les économistes, en tant que groupe, ont pris la beauté, parée de mathématiques impressionnantes, pour la vérité" (extrait de l'article de 2009), cela a irrité beaucoup, notamment Stephen Williamson. Je pense qu’il y a de nombreux points de vue et beaucoup d’entre eux sont intéressants.

La question que je souhaite aborder maintenant est très spécifique. Quel est le rôle des "modèles utiles" évoqués par Blanchard et Fischer dans leur chapitre 10 ? L’affirmation de Krugman selon laquelle ils peuvent être plus utiles que les modèles microfondés peut-elle être juste ? Je vais tenter de suggérer que c’est possible, même si l’on accepte (ce que je ne ferais pas) l’idée que l’approche des microfondements est la seule approche valable de la macroéconomie. Si cela vous semble contradictoire, poursuivez votre lecture. La justification que je propose pour les modèles utiles n’est pas la seule (et peut-être pas la meilleure) justification qui soit, mais c’est peut-être celle qui est la plus facilement perceptible du point de vue des microfondations. 

Tout d’abord, nous devons trouver un nouveau nom pour ces modèles "utiles". Ils sont parfois qualifiés de "modèles de politique" (policy models), mais ce n'est pas un bon nom, car les modèles microfondés sont également utilisés pour analyser les politiques économiques. Je les appellerai "modèles agrégés". Je pense que ce terme est utile, car la caractéristique principale des modèles dont je veux parler est qu'ils partent de relations macroéconomiques agrégées. Comme une courbe IS. Les modèles microfondés partent de la microéconomie, comme un consommateur représentatif optimisateur. Je ne souhaite pas qualifier les modèles agrégés d'"ad hoc", car la signification d'ad hoc n'est pas clairement définie.

La structure typique d'un modèle microfondé implique deux étapes. Au cours de la première étape, des microfondements sont posés, les problèmes d'optimisation individuels résolus et des hypothèses d'agrégation faites. Nous définissons un monde particulier, peut-être un monde unique, avec tous les détails nécessaires à la tâche à accomplir. Cette première étape peut également inclure la dérivation d'une fonction de bien-être agrégée à partir de l'utilité individuelle. Cela conduit à un ensemble de relations agrégées. La deuxième étape consiste à utiliser ces relations agrégées d'une manière ou d'une autre, par exemple pour trouver une politique optimale. Dans les modèles agrégés, nous avons seulement la deuxième étape. Un bon article, quel que soit son type, ira souvent plus loin et tentera de suggérer (peut-être même de montrer) ce qui, dans le modèle agrégé, nous fournit les résultats clés de l'article. Appelons cela les caractéristiques critiques du modèle agrégé.

En d'autres termes, il semble que les modèles microfondés soient l'outil supérieur : nous obtenons davantage d'informations sous la forme des microfondations. En particulier, nous établissons qu'au moins un support microfondé existe pour le modèle agrégé que nous utilisons à la deuxième étape. Si nous partons d'un modèle agrégé, il est possible qu'aucun support microfondé n’existe pour le modèle. Si cela pouvait être prouvé, l'utilité de ce modèle agrégé serait totalement diminuée du point de vue des microfondements. Un cas plus réaliste serait celui où nous ne trouvons pour l'instant aucun microfondement potentiel pour un tel modèle agrégé (c'est ce que certains appellent ad hoc) ou celui où le seul microfondement que nous pouvons trouver est assez bizarre. Dans ce cas, l'utilité du modèle agrégé est fortement discutable.

Mais supposons qu'il existe en fait plus d'une microfondation valide pour un modèle agrégé particulier. En d’autres termes, il n’y a pas un seul, mais peut-être une variété de mondes particuliers qui conduiraient à cet ensemble de relations macroéconomiques agrégées. (Nous pouvons utiliser une analogie et dire que ces microfondations sont observationnellement équivalentes en termes agrégés.) En outre, supposons que plusieurs de ces mondes particuliers constituent une représentation raisonnable de la réalité. (Parmi cet ensemble de mondes, on ne peut pas affirmer qu'un modèle particulier représente le monde réel et les autres non.) Il me semble que, dans ce cas, le modèle agrégé dérivé de ces différents mondes a une certaine utilité au-delà d'un seul de ces modèles microfondés. Il est robuste aux microfondations alternatives.

Dans ces circonstances, il semblerait judicieux d’aller directement au modèle agrégé et d'ignorer les microfondements. Enfin, pas tout à fait : il serait judicieux d’avoir une phrase faisant référence à l'article qui présente au moins un de ces microfondements. Un exemple classique de ce que j'ai en tête ici est le modèle de Clarida, Gali et Gertler (1999) dans le Journal of Economic Literature. Si un modèle agrégé peut être dérivé de plusieurs microfondations différentes, alors nous semblons restreindre la généralité de ce que nous faisons en choisissant une dérivation et en travaillant ensuite avec ce modèle microfondé particulier. Je pense que cette possibilité est encore plus forte si l'on considère les caractéristiques essentielles d'un modèle agrégé, c'est-à-dire les choses qui génèrent les résultats sur lesquels nous nous focalisons.

Je pense que c'est cette robustesse des modèles agrégés qui les rend attractifs pour certains macroéconomistes. Pourquoi vous limiter à un seul microfondement particulier et, soyons honnêtes, perdre du temps à déduire une énième équation d'Euler et d’autres choses de ce genre ? Pourquoi ne pas vous attaquer directement à l'ensemble des relations agrégées qui contiennent les caractéristiques essentielles au problème qui nous intéresse ?

Cette approche présente un danger. La phrase faisant référence à l'article où le modèle agrégé est dérivé des microfondations pourrait ne pas être écrite et il s'avérerait alors que le modèle agrégé utilisé manque un élément important, car les microfondements ont été ignorés. Krugman évoque ce danger dans la dernière phrase de la citation que j'ai citée au début. Cependant, il semble un peu exagéré de suggérer que, pour éviter de telles erreurs, nous devrions aller à fond avec les microfondations.

Donc, mon affirmation est à bien des égards assez faible. Certains modèles agrégés contiennent des caractéristiques essentielles qui peuvent être dérivées de plusieurs microfondements différents. Dans ce cas, il est naturel de vouloir travailler avec ces modèles agrégés et de les qualifier d'utiles. Nous pourrions même dire qu'ils sont plus utiles, car ils ont une généralité qui manquerait si nous nous focalisions sur une microfondation particulière. »

Simon Wren-Lewis, « Microfounded and other useful models », Mainly Macro (blog), 1er mars 2012. 

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