dimanche 22 avril 2012

Microfondations et preuves empiriques : un biais idéologique ?

« La cohérence interne, plutôt qu'externe, est le critère d'admissibilité des modèles microfondés. En français, cela signifie que les articles universitaires présentant des modèles macroéconomiques seront rejetés si certaines parties sont théoriquement incompatibles avec d'autres, mais pas si une propriété du modèle est incompatible avec les données. Néanmoins, ce sera souvent une "énigme", c'est-à-dire un fait empirique qui ne peut pas être expliqué pour l’instant par un modèle, qui motive un article. Cependant, l'article n'est pas tenu d'être cohérent avec tous les autres faits pertinents ; la cohérence externe n'est donc pas aussi importante que la cohérence interne.

Dans un précédent billet, j'ai exprimé ma crainte que les chercheurs aient tendance à choisir les énigmes qui sont relativement faciles à résoudre plutôt que des énigmes réellement importantes. Dans ce billet, je souhaite soulever un autre problème, à savoir que certains chercheurs pourraient sélectionner des faits en fonction de l’idéologie. L'exemple le plus révélateur à mon sens est celui des modèles de chômage et de cycle d’affaires réels (real business cycle).

Pourquoi une grande partie de la macroéconomie consiste-t-elle à comprendre les phases d'expansion et de récession du cycle d’affaires ? La réponse est évidente : les conséquences des expansions (accroissant l'inflation) et des récessions (augmentant le chômage) sont des "maux" macroéconomiques majeurs. Personne ne conteste que la hausse de l'inflation constitue un problème grave. Presque personne ne conteste que la hausse du chômage en est également un. Sauf, semble-t-il, les nombreux macroéconomistes qui utilisent les modèles de cycle d’affaires réels pour étudier le cycle économique.

Dans les modèles du cycle d’affaires réels, toutes les variations du chômage sont volontaires. Si le chômage augmente, c'est parce que davantage de travailleurs privilégient les loisirs au travail. En conséquence, un chômage élevé lors d’une récession ne pose aucun problème. Il se trouve simplement que (en raison de l'absence temporaire de nouvelles découvertes) les salaires réels sont relativement bas, si bien que les travailleurs choisissent de travailler moins et d’avoir davantage de temps libre. Comme les modèles de cycle d’affaires réels n’en disent pas beaucoup à propos de l'inflation, alors le cycle économique ne constitue pas du tout un problème selon cette théorie.

Si vous n’êtes pas familier avec la macroéconomie, vous pourriez penser que cette théorie plutôt contre-intuitive est une idée marginale aux oubliettes depuis longtemps. Si vous le pensez, vous auriez lourdement tort. Les modèles de cycle d’affaires réels étaient dominants dans les années 1980 et de nombreux macroéconomistes modélisent encore les cycles économiques de cette manière. J'ai même vu des manuels où la seule description du cycle économique est un modèle de cycle d’affaires réels basique.

Mais peut-être que le bon sens est erroné et que l'approche du cycle d’affaires réels est la bonne. Malgré les apparences, les niveaux élevés de chômage en période de récession résultent peut-être simplement du fait que des personnes choisissent d’avoir davantage de loisirs. Malheureusement non. L'une des conclusions les plus solides révélées par les données sur le bonheur (voir ici pour une récente enquête complète) est que l’expérience du chômage réduit le bien-être. Comme le note Chris Dillow en commentant une récente étude, le chômage semble pire que le divorce ou le veuvage, dans le sens où le bonheur des chômeurs ne revient jamais à son niveau initial. Etant donnée la perte de revenus future impliquée par les périodes de chômage documentées ici, ce n'est pas si surprenant. Il n'est pas non plus surprenant que les démissions soient négativement corrélées au chômage, ce qui est également difficile à expliquer avec l'approche du cycle d’affaires réels.

La littérature sur le cycle d’affaires réels est empiriquement très orientée. Elle cherche à se rapprocher des schémas observés de variation cyclique des principales variables macroéconomiques. Pourtant, ce qui semble apparemment être un fait important concernant les cycles économiques, qui est que les variations du chômage sont involontaires, est largement ignoré. (Par "involontaires", j'entends que les chômeurs recherchent un emploi au salaire réel courant, ce qui ne serait pas le cas selon la théorie du cycle d’affaires réels.) Il semblerait n'y avoir qu'une seule défense à cette approche (outre le fait de nier le fait observé), à savoir que ces modèles pourraient être facilement adaptés pour expliquer le chômage involontaire, sans que le reste du modèle ne subisse de modification significative. Si tel était le cas, on pourrait s'attendre à ce que les articles présentant la théorie du cycle d’affaires réels le mentionnent, mais ce n'est généralement pas le cas. Les modèles des nouveaux keynésiens sont des modèles du cycle d’affaires réels avec des prix rigides, mais cet ajout est crucial. Non seulement il permet le chômage involontaire, et donc un rôle de lissage du cycle pour les politiques publiques, mais il change aussi d'autres propriétés du modèle.

Qu’est-ce qui pourrait expliquer cette utilisation sélective des données ? Une explication est idéologique. L'idée reçue concernant le cycle économique et la nécessité de le lisser d'une certaine manière, est qu'il implique une défaillance du marché nécessitant l'intervention d'une institution publique sous une forme ou une autre. Si votre vision idéologique consiste à nier la défaillance du marché là où il est possible de le faire et donc à minimiser le rôle de l'État, il est alors naturel (bien que peu scientifique) d'ignorer les faits gênants. Pour mémoire, je pense que la gauche est tout aussi capable d'ignorer les faits gênants : cependant, il n'existe pas d'équivalent à gauche de la théorie du cycle d’affaires réels qui joue un rôle central dans la macroéconomie orthodoxe.

Dans ce billet et un précédent, j'ai examiné deux biais susceptibles d'apparaître dans la sélection des énigmes qui aiguillonne le développement des modèles de microfondations. Il pourrait bien y en avoir d'autres. Ces biais sont-ils importants ? Je pense que oui pour deux raisons. Premièrement, d'un point de vue purement universitaire, ils distordent le développement de la discipline. Comme je n’ai cessé de le souligner, je pense que le projet de microfondations est important et utile, mais cela signifie que tout ce qui distord les énergies constitue un problème. Deuxièmement, les politiques reposent sur la macroéconomie universitaire et les deux exemples de biais que j'utilise dans ce billet et le précédent pourraient être à l'origine d'erreurs importantes en matière de politiques économiques.

On peut […] explorer l'essai de Krugman "Mistaking beauty for truth". Je sais que les réactions de mes collègues et blogueurs à cet article ont été assez extrêmes : certains l'approuvant entièrement, tandis que d'autres s'offusquaient vivement de ses objectifs perçus. Ma propre réaction est très similaire à celle de Karl Smith. Je considère que ce qui s'est produit suite à la course à l'austérité en 2010 est en partie un échec de la macroéconomie universitaire. Il serait facile de suggérer que cela n'était que le résultat d'erreurs techniques regrettables ou d'interférences politiques et que, par ailleurs, notre façon de faire de la macroéconomie est globalement satisfaisante. Je pense que Krugman avait raison de suggérer le contraire. Etant donnée la tendance conservatrice de tout groupe, un essai affirmant qu'il pourrait s'agir simplement d'un problème sous-jacent aurait été ignoré. La discipline avait besoin d'un signal d'alarme de la part d'une personne faisant autorité et sachant de quoi elle parlait. Identifier précisément ces problèmes et les solutions à y apporter me semble un effort important qui ne fait que commencer. » 

Simon Wren-Lewis, « Microfoundations and Evidence (2): Ideological bias », Mainly Macro (blog), 22 avril 2012. Traduit par Martin Anota

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire