mardi 26 novembre 2013

Le progrès technique tend-il naturellement à préserver l'environnement ?

« Dans notre précédent billet, nous avons discuté de certains éléments empiriques suggérant que la technologie est endogène et qu’elle répond aux pénuries et aux prix. De nombreux économistes ont cherché à modéliser ce type d’endogénéité de la technologie et la façon par laquelle elle répond aux prix. Rappelez-vous ce qu’a dit le grand économiste John Hicks, que nous avons cité dans notre précédent billet, sur la façon par laquelle la hausse du prix d'un facteur aura tendance à entraîner des avancées technologiques permettant d’économiser ce facteur. 

Hicks n’est pas le seul auteur de renom à s’être penché sur ces questions. Charles Kennedy, Paul Samuelson, Drandakis et Edmund Phelps s’y sont également intéressés dans les années 1960 à travers divers modèles théoriques. Mais à une époque où n’existaient pas encore les modèles micro-fondés de technologie endogène basés sur la concurrence monopolistique, ces auteurs faisaient face à un défi de taille : comment modéliser le progrès technique ? (Le problème technique, mais aussi conceptuel, était le suivant : si la fonction de production des entreprises présentait des rendements d’échelle constants dans le capital et le travail, alors ils auraient des rendements croissants avec la technologie choisie par les entreprises aussi, et cela rendait le comportement de price-taking impossible.)

Daron Acemoglu et Michael Kiley ont développé des modèles simples de "progrès technique dirigé" (directed technological change) qui reposent sur les théories du progrès technique endogène. Ces modèles se sont révélés non seulement maniables, mais aussi assez surprenants en certains aspects. En particulier, comme le démontre cet article, leurs implications sont assez robustes, mais aussi assez différentes de celles que Hicks et d’autres ont conjecturées. Mais ce sera un sujet pour une prochaine fois. 

En ce qui nous concerne ici, ce qui est important, c'est l'application de ces modèles sur les questions de la rareté des ressources naturelles et des autres problèmes environnementaux, chose à laquelle se sont précisément attaqués Daron Acemoglu, Philippe Aghion, Leonardo Bursztyn et David Hemous. Leur étude éclaire d’une toute autre façon le débat entre Ehrlich et Simon. Rappelons le point le plus important de Simon : la technologie va répondre de façon endogène aux pénuries. L’un des résultats de cette étude soutient clairement ce raisonnement : si le pétrole se raréfie au fil du temps, alors la technologie va s'orienter de façon endogène vers des sources d'énergie plus propres, ce qui va réduire notre dépendance au pétrole. 

Jusqu'ici tout va bien. 

Mais les choses ne sont pas aussi roses que le suggère le point de vue de Simon. Le vrai problème n’est pas celui de la disparition du pétrole, mais l’usage même de toutes sortes de combustibles fossiles, c’est-à-dire pas seulement le pétrole, mais également le charbon. Et le charbon ne semble pas sur le point de disparaître prochainement. Comme la production est à l’origine du changement climatique du fait qu’elle utilise des énergies tirées de combustibles fossiles, la croissance économique peut en effet entraîner la chute du monde tel que nous le connaissons (Bien que l’ampleur exacte de ce phénomène dépende de la façon par laquelle le monde s’adaptera aux augmentations significatives des températures moyennes et à la variabilité du climat, ce sur quoi il existe un débat.). Au cours du processus, certaines sources d'énergie peuvent se raréfier, mais s'il existe d'autres sources d'énergies "sales" comme le charbon, cela ne va guère empêcher la consommation de combustibles fossiles et le changement climatique de se poursuivre. 

Cette étude, ainsi qu’une étude complémentaire réalisée par Daron Acemoglu, Ufuk Akcigit, Doug Hanley et Bill Kerr, suggèrent que le progrès technique dirigé peut en fait aggraver les choses. Pour commencer, les technologies sales sont plus avancées que les technologies propres, par exemple celles basées sur l'énergie éolienne, solaire ou géothermique (et même, de façon plus controversée, l’énergie nucléaire). Le progrès technique dirigé implique que les incitations privées vont encourager les entreprises et les chercheurs à investir davantage dans l’usage et l'amélioration de ces technologies sales. Les technologies propres sont bien trop en retard et ne sont pas compétitives, si bien que les agents privés n’ont pas beaucoup d’intérêt à investir en elles. 

Mais en fait, ce que l’on peut tirer de ces travaux, c’est la perspective que l’on peut concilier les approches d’Ehrlich et de Simon. Tandis que le marché, en l’absence d’intervention, échoue et échoue lamentablement (pensez aux catastrophes environnementales), l'intervention du gouvernement peut être extrêmement puissante, car elle s'appuie sur la nature endogène de la technologie et (comme Simon l’a soutenu) sur le pouvoir du marché pour générer de nouvelles technologies. 

Si le gouvernement intervient et subventionne la recherche propre, cela peut empêcher un désastre environnemental. Ce qui rend cette intervention nécessaire, c’est le fait que le marché en soi ne va pas internaliser l'impact négatif qu'il crée sur l'environnement (et sur les générations futures). Cela est beaucoup plus puissant que ce que l'on aurait pu imaginer (…). En effet, une fois que le gouvernement intervient en subventionnant la recherche propre, cela permet d’améliorer les technologies propres. Comme elles s’améliorent et entrent par conséquent en concurrence avec les technologies sales, cela change la donne. Les incitations privées poussaient auparavant chacun à investir et à innover dans les technologies sales ; désormais, elles tendent peu à peu à encourager le développement des technologies propres. Peut-être de façon surprenante, le gouvernement n'a même pas besoin d'intervenir continuellement. Des interventions temporaires (mais pas restreintes au court terme) sont suffisantes pour réorienter le changement technologique vers le développement de technologies propres et ralentir le changement climatique. 

Qu'en est-il de la taxe carbone ? La taxe carbone pourrait faire la même chose, mais elle n'est pas suffisante. Sauf si l'on est prêt à avoir une taxe environnementale prohibitive (d’un niveau suffisant non seulement pour réduire la consommation de carbone aujourd'hui, mais aussi pour changer la trajectoire future du changement technologique), les subventions pour la recherche propre ont un rôle important à jouer. Et généralement, il serait de toute manière très coûteux d'avoir des niveaux élevés de taxe carbone. 

Ainsi, relier les inquiétudes d’Ehrlich à propos des conséquences néfastes de la croissance économique avec l’idée de Simon selon laquelle la technologie endogène est une force puissante nous conduit à formuler de nouvelles idées encourageantes. Mais voilà le problème. Les gouvernements vont-ils réellement faire cela ? Vont-ils choisir le bon niveau de subventions pour la recherche propre et le bon niveau de taxe carbone pour ralentir, voire même stopper, le changement climatique ? Ou vont-ils simplement ne rien faire jusqu'à ce qu'il soit trop tard ? Cela va nous amener à parler dans un prochain billet de la politique (politics) de la technologie. » 

Daron Acemoglu & James Robinson, « Directed technological change and resources », Why Nations Fail (blog), 26 novembre 2013. Traduit par Martin Anota 


aller plus loin... 

« Progrès technique et croissance verte » 

« Taxe carbone et progrès technique »

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