mercredi 20 novembre 2013

La technologie endogène est-elle conservatrice ?

« Dans notre précédent billet, nous avons passé en revue les bases du débat entre Paul Ehrlich et Julian Simon quant à savoir si la croissance économique conduirait à l’épuisement des ressources naturelles à grande échelle et à des catastrophes démographiques. Dans son ouvrage The Bet: Paul Ehrlich, Julian Simon and Our Gamble over Earth’s Future, Paul Sabin remet ce débat et ce fameux pari dans leur contexte et fournit des détails historiques intéressants et utiles. Sabin privilégie également l’interprétation de ce débat selon laquelle Paul Ehrlich serait le progressiste, exprimant des inquiétudes de gauche quant à la croissance économique, et Julian Simon le conservateur souscrivant à une vision techno-optimiste. 

S'il est vrai que Paul Ehrlich se considéra lui-même comme de gauche et que le point de vue de Julian Simon a finalement été adopté par la droite (Simon a lui-même embrassé certaines idées climato-sceptiques des conservateurs américains), il est faux de voir ce débat comme mettant en opposition les conceptions progressiste et conservatrice de la technologie et de la croissance économique. Au centre du débat, il y a des questions économiques de base : la technologie est-elle endogène et peut-elle changer suffisamment pour que nous surmontions les pénuries ? Il n'y a rien d'intrinsèquement de droite ou de gauche dans les réponses à ces questions. 

Pour un économiste, il est naturel de supposer que la technologie est endogène et de nombreux économistes considèrent le progrès technique comme un facteur puissant capable de surmonter toute sorte de pénurie. John Hicks anticipa cela dans sa Theory of Wages lorsqu’il écrit qu’"un changement dans les prix relatifs des facteurs de production est lui-même un aiguillon à l'invention et aux inventions d'un genre particulier, en l’occurrence celles permettant d’économiser l’usage du facteur qui est devenu relativement plus cher...". La version la plus célèbre de cette idée est ancrée dans les modèles de progrès technique endogène que chaque économiste rencontre lors de ses études universitaires (et de nos jours, beaucoup le voient même dans leurs études de premier cycle). 

Dans le modèle de croissance néoclassique de base, tel qu’il est formulé par Robert Solow, la croissance économique à long terme exige un changement technologique exogène (sauf dans certains cas dégénérés). Sans ce changement technologique tombant comme une manne du ciel, l'accumulation du capital peut stimuler la croissance pendant un certain temps, mais pas indéfiniment. Une façon de comprendre la raison de cela est que, au fur et à mesure que le capital s'accumule, le rapport capital sur travail augmente, ce qui rend le travail "plus rare" (relativement au capital). Cela augmente les salaires et réduit le rendement du capital, ce qui décourage l'accumulation de capital. Lorsque l’on considère les choses sous cet angle, ce que les modèles endogènes du changement technologique font, c'est faire apparaître des incitations pour faire également avancer la technologie. En conséquence, même si le travail devient plus cher (donc plus rare), cela n'étouffe pas la croissance économique. Les pénuries sont surmontées par l'ingéniosité technologique. 

C’est beau en théorie, mais est-ce que cela a quelque chose à voir avec la réalité ? En fait, oui. De nombreuses études empiriques montrent que la technologie répond en effet à des incitations, y compris à la rareté. Un exemple intéressant vient de l’ouvrage Electrifying America: Social Meanings of a New Technology, 1880-1940 de David Nye où celui-ci affirme que "comme les villes s'agrandissaient, il fallait améliorer les moyens de transport. Le chariot électrique a alors été inventé, appelé à l'existence par les villes bondées de la fin du dix-neuvième siècle. […] Dans les années 1870, les grandes villes ont cessé d'être accessibles à pied ou d’être construites à l'échelle des piétons et la congestion a été terrible". Mais les difficultés que la congestion a générées ont aussi stimulé le développement et l'adoption de nouvelles technologies. Le chariot électrique a finalement résolu le principal dilemme auquel les villes étaient confrontées à la fin du dix-neuvième siècle. 

La célèbre hypothèse de John Habakkuk en histoire économique suggère la même chose (en s’appuyant sur des exemples historiques différents). Dans son ouvrage American and British Technology in the Nineteenth Century, Habakkuk a affirmé que le progrès technologique a été plus rapide au dix-neuvième siècle aux États-Unis qu'en Grande-Bretagne, car la rareté de la main-d'œuvre américaine a accéléré le progrès technique et la mécanisation. Habakkuk, par exemple, citait un observateur contemporain de la technologie, Pelling, qui écrivait : "c'est la pénurie de main-d’œuvre qui a jeté les bases du progrès continu futur de l’industrie américaine, en obligeant les fabricants à saisir toutes les occasions pour installer de nouveaux types de machines permettant d’économiser de la main-d’œuvre". Ou, pour reprendre les propres termes d'Habakkuk, "il semble évident (et cela semblait avoir été le cas pour les contemporains) que la cherté et l'inélasticité de la main-d’œuvre américaine, comparée à la main-d’œuvre britannique, incita davantage l'entrepreneur américain [...] que son homologue britannique à remplacer la main-d'œuvre par des machines". Plus récemment, l’historien de l'économie Robert Allen a suggéré dans The British Industrial Revolution in Global Perspective que le même mécanisme expliquerait pourquoi la Révolution industrielle a eu lieu en Grande-Bretagne plutôt qu’en Europe continentale ou ailleurs. 

Un exemple plus contemporain vient des travaux des économistes Richard Newell, Adam Jaffee et Robert Stavins. Ils montrent, à partir de données historiques tirées des catalogues Sears, que lorsque l'énergie était abondante et pas chère, les innovations dans les climatiseurs conduisaient à une baisse des prix sans que ne change l'efficacité énergétique. Après la hausse des prix du pétrole, lorsque l'énergie est devenue plus coûteuse et "rare", le progrès technique a changé de direction et les climatiseurs ont commencé à devenir plus économes en énergie au fil du temps (mais pas beaucoup moins chers). 

Donc, l'idée que la technologie soit endogène et réponde aux prix et aux pénuries n'est pas une croyance idéologique, mais une idée économique avec de solides fondements empiriques. Bien sûr, cela ne signifie pas que le changement technologique soit toujours suffisamment puissant pour surmonter toutes les pénuries. C'est une autre question empirique, à laquelle nous répondrons dans notre prochain billet. 

Mais ici, pour remettre les choses dans leur contexte, il est peut-être utile de noter que la croyance au pouvoir de la technologie pour surmonter la pénurie et créer de l'abondance n'est pas sous le monopole de la droite. Beaucoup des premiers penseurs socialistes, y compris Robert Owen, Henri de Saint-Simon, Charles Fourier et Edward Bellamy, croyaient en la puissance de la technologie pour créer leurs sociétés utopiques. Même Karl Marx était assez optimiste quant à ce que la technologie et les connaissances scientifiques pouvaient réaliser (même s’il était farouchement critique envers tout ce que la technologie fait sous contrôle capitaliste en affirmant, notamment, que "tout progrès dans l'augmentation de la fertilité du sol pour un temps donné est un progrès dans la ruine des sources durables de cette fertilité [...] La production capitaliste ne développe les techniques et la combinaison des différents processus dans un ensemble social qu’en sapant les sources originelles de toute richesse..."). 

Et il n'y a rien d’intrinsèquement progressiste ou de gauche en affirmant, comme Paul Ehrlich l’a fait, que le monde est surpeuplé et que la population doit être contrôlée à tout prix. L’amusant et troublant Fatal Misconception de Matthew Connelly montre comment l'obsession de contrôler la population (qui se traduirait en pratique par la mise en place d’organisations internationales contrôlant ou cherchant à contrôler la population dans les pays pauvres) pouvait acquérir un zèle presque fasciste. 

À la lumière de tout cela, il semblerait que le débat entre Ehrlich et Simon ne devrait pas être perçu comme une lutte entre les idéologies de droite et de gauche, mais comme un débat économique et empirique. En ce qui concerne l’aspect économique, la position de Simon semble correcte : la technologie est endogène et elle répond à la pénurie et aux prix. En ce qui concerne l’aspect empirique, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de savoir si cette réponse de la technologie est suffisamment puissante pour surmonter toutes les pénuries et éviter des catastrophes environnementales, la réponse est un peu plus nuancée comme nous le verrons la semaine prochaine. » 

Daron Acemoglu & James Robinson, « Is endogenous technology conservative? », Why Nations Fail (blog), 20 novembre 2013. Traduit par Martin Anota

 

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