« La crise de 2008 s’est traduite par de fortes révisions à la baisse de la croissance potentielle de la plupart des pays avancés. Comme la production s’est effondrée, nous avons révisé à la baisse ce que l’on anticipait comme faisable à long terme. Cela nous a amenés à réviser nos estimations de la production potentielle. D’un prévisionniste à l’autre, ces révisions sont plus ou moins pessimistes et certaines d’entre elles sont vraiment sombres.
Selon une première interprétation, nous venons de prendre conscience que la démographie et la technologie ne seront pas aussi favorables à la croissance que nous le pensions auparavant. La crise nous aurait amenés à prendre conscience que les tendances démographiques (le vieillissement de la population en l’occurrence) et la plus faible croissance de la productivité nous empêcheront de connaître les mêmes taux de croissance qu’auparavant. C’est une mauvaise nouvelle, mais si c’est ce qui se passe, nous devons alors l’accepter et trouver d’autres manières d’inverser ces tendances (par exemple, en repoussant l’âge de la retraite, en trouvant des leviers pour stimuler l’innovation, etc.).
Mais cela n’est qu’une partie de l’histoire, car la plupart des révisions concernent avant tout le niveau du PIB, pas seulement son taux de croissance. Pour l'illustrer, je représente ci-dessous l’écart de production (output gap) pour l’Italie tel que l’estime le FMI dans ses Perspectives de l’économie mondiale en avril 2009 et en avril 2014. L’écart de production désigne l’écart entre le PIB courant et le PIB potentiel.
Output gap de l’Italie (en % du PIB potentiel) Depuis le début de la crise, nous avons non seulement changé notre perception de l’avenir, mais nous avons aussi changé notre vision du passé. Si vous regardez la ligne bleue, vous pouvez voir qu’en 2009, nous pensions que la production italienne avait augmenté au même rythme que la production potentielle au cours des 19 années précédentes (et rappelez-vous que les taux de croissance en Italie étaient déjà faibles au cours de l’essentiel de cette période). Mais aujourd’hui, nous croyons que l’Italie a "trop" produit durant ces deux décennies (l’année 1993 constitue toutefois une exception). Durant chaque année au cours de cette période, l’Italie a d’une certaine manière eu trop de travailleurs ou alors ses travailleurs ont été trop productifs. Pourquoi ce changement ? Parce que certains (pour ne pas dire la plupart des) économistes considèrent que la chute du PIB que l’on a observée durant la crise va être permanente or, pour que cela soit cohérent avec ce qui s’est passé avant la crise, il faudrait revoir à la baisse nos estimations de la production potentielle au cours de cette période. Soyons clairs, nous n’avons aucune théorie, ni aucune preuve empirique suggérant que la production potentielle au cours de ces années était plus faible que ce que nous ne le pensions alors. C’est une manière de valider le niveau actuel de la production qui semble aller nulle part. Parce que le PIB refuse de croître, on pense que ça doit être permanent et structurel.
L’interprétation alternative (et beaucoup plus pessimiste) est qu’une crise, qui est clairement mondiale dans sa nature, […] s’est traduite par une très longue période de faible croissance. Cette faible croissance a eu un effet sur la production potentielle parce que les taux de croissance à long terme ne sont pas complètement insensibles aux conditions conjoncturelles. Les conditions régnant sur le marché du travail influencent le chômage à long terme, les travailleurs découragés et les taux d’activité, ce qu’Olivier Blanchard et Larry Summers ont appelé en 1986 l’effet d’hystérèse (hysteresis) sur les marchés du travail. Mais, même plus fondamentalement, les taux d’investissement et l’adoption technologique sont freinés par des conditions conjoncturelles, or ce sont les forces qui gouvernent les taux de croissance potentielle. Donc plus la récession dure, plus l’impact sur la production potentielle sera fort (je me suis beaucoup intéressé à ce sujet à la fin des années quatre-vingt-dix et j’ai écrit quelques articles dessus, étayés par des preuves empiriques, notamment celui-ci et celui-là).
En ce qui concerne la politique économique, les deux interprétations mènent à des recommandations complètement différentes. Selon la première interprétation, nous avons vécu dans un monde fictif au cours des vingt dernières années en pensant que nous étions plus productifs que nous ne l’étions vraiment. Nous avons finalement compris que nous ne le sommes pas, qu’il est temps de s’ajuster et de ne plus vivre au-delà de nos moyens. Comme l’affirme un document de travail de la Bundesbank : "par conséquent, nous ne pouvons plus atteindre les précédentes trajectoires de croissance et c’est tout particulièrement le cas de certains pays européens. De substantiels déséquilibres macroéconomiques se sont accumulés… et des processus d’ajustement particulièrement douloureux sont désormais à l’œuvre. Les tentatives visant à expliquer tout cela par la chute de la demande globale sont loin d’être convaincantes."
Selon le scénario alternatif, nous prenons conscience que le coût des crises est plus important que nous le pensions. Nous ne parlons par seulement des pertes temporaires en termes de production qui laissent des cicatrices permanentes sur le niveau du PIB. Donc il est temps de réagir et de générer suffisamment de croissance, pas simplement pour retourner au potentiel, mais aussi pour restaurer les mécanismes qui génèrent sa croissance à long terme. »
Antonio Fatás, « Italian workers were too productive for 20 years », Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 17 septembre 2014. Traduit par Martin Anota
aller plus loin...
« La crise a-t-elle réduit la croissance potentielle ? »
« Quel est l'impact de la Grande Récession sur la production potentielle ? »
mercredi 17 septembre 2014
Les Italiens ont-ils été trop productifs ces deux dernières décennies ?
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