samedi 23 août 2014

Monsieur Piketty et les classiques

« Lors d'un séminaire à Oslo le 4 septembre, on m'a demandé (alors que je ne m'y attendais pas) de parler de l'importance des récents travaux de Piketty pour la science économique et en particulier pour l'économie des inégalités. J'ai alors décidé de rassembler quelques réflexions dans une brève note. La voici.

La contribution majeure de Piketty est, à mon avis, une (je n'ai pas dit "la") théorie générale des lois du mouvement du capitalisme qui combine des théories de la croissance, de la répartition factorielle du revenu et de la répartition personnelle du revenu. (Pour ceux qui ont lu ma critique dans JEL, ce n'est pas une nouvelle opinion. Je le pensais déjà en octobre 2013 lorsque j'ai lu le livre de Piketty et en écrit la critique.) Les théories de la croissance et de la répartition factorielle du revenu ont toujours été liées, mais le lien explicite entre la répartition factorielle du revenu et la répartition personnelle du revenu, étayé par une  énorme quantité de données empiriques, donne au travail de Piketty une valeur nouvelle et unique. 

Comme dans de nombreux ouvrages révolutionnaires, ce n’est pas chaque élément qui est nouveau et qui n'a jamais été imaginé auparavant. Clairement, la théorie néoclassique de la croissance remonte à cinquante ans, voire même davantage. Même l'analyse de la répartition personnelle des revenus dans l'ouvrage s'inspire des travaux antérieurs de Piketty, ainsi que de ceux de ses collègues Tony Atkinson, Emmanuel Saez et Facundo Alvaredo. Pour quelqu'un qui a suivi quinze ans de littérature sur ce sujet, Le Capital au XXIe siècle n'apporte pas grand-chose de nouveau. Mais c'est la combinaison des trois éléments que j'ai mentionnés précédemment qui confère à l'ouvrage sa couleur et son importance uniques. Ainsi, le tout est supérieur à la somme des parties.  

Permettez-moi maintenant d'aborder les points clés du Capital qui ont reçu tant d'attention : la vision de Piketty d’une tendance inexorable à la divergence des revenus dans les économies capitalistes laissées à elles-mêmes et la solution qu'il propose. Ici je pense qu'il faut distinguer cinq propositions.

1. La richesse. À mesure que  les économies s'enrichissent, le ratio capital/production (K/Y) augmente. Cette augmentation  n'est rien d'autre que la définition d'une économie riche : au fil des années (des décennies), les individus épargnent, la productivité augmente et les économies deviennent intensives en capital. Dans une économie où la richesse est privée,  la richesse individuelle augmente et les individus s'enrichissent.

2. La répartition. Dans les économies capitalistes, historiquement et sans une seule exception, la répartition des richesses et des revenus du patrimoine est plus inégale que celle des revenus du travail. La part du patrimoine total détenue par le 1 % des plus riches est supérieure à la part de l’ensemble des revenus perçus par les 1 % les plus rémunérés. Ou encore, le coefficient de Gini des revenus du capital est supérieur  à celui des revenus du travail. Ou, plus important encore, le coefficient de concentration est plus élevé pour les revenus du capital que pour les revenus du travail. (Le coefficient de concentration est important car, dans son calcul, les individus sont classés selon leur revenu total et un coefficient de concentration élevé ne signifie pas seulement que la richesse est concentrée, mais aussi qu'elle l'est d'une certaine manière, de sorte que les détenteurs de richesses sont généralement riches en termes de revenu total. Pour comprendre la différence, notez que les allocations chômage sont également fortement concentrées, mais que leurs bénéficiaires sont pauvres et que le coefficient de concentration des allocations chômage sera faible, voire négatif.)

3. Les inégalités interpersonnelles. Le point 2 implique que toute hausse de la part des revenus du capital sera associée à une hausse des inégalités interpersonnelles. 

4. r > g. Si le revenu du capital augmente plus vite que le revenu total (ou, par implication, que le revenu du travail), la répartition fonctionnelle du revenu se déplacera vers le capital et la répartition du revenu personnel deviendra plus inégalitaire. Comme les économies riches ont des ratios K/Y élevés et si r est supérieur à g, alors le revenu du capital tendra progressivement à dominer le revenu du travail. À l'extrême, disons pour K/Y = 100 (contre 6 ou 7 actuellement), même un r = 0,5 % donnera la moitié du revenu national aux détenteurs de capital. 

5. La fiscalité. Pour stopper cette tendance naturelle du capitalisme, une solution consiste à adopter une taxation progressive du capital, ce qui maintiendrait r en dessous de g. Cela pourrait affecter la vitesse d'accumulation du capital (bien que Piketty pense que ce ne sera pas le cas) et freiner la croissance du ratio K/Y.

Je pense qu'il est important de distinguer chacune de ces cinq affirmations. La première est empiriquement vraie (elle constitue d'ailleurs la définition même de la richesse). 

La deuxième proposition est empiriquement vraie, même si la concentration croissante des revenus du travail, observée notamment aux États-Unis, pourrait, à l'avenir, réduire la validité universelle d'une concentration plus forte du capital que du travail. Mais nous en sommes encore loin, avec un coefficient de Gini des revenus du capital de 0,8 et un coefficient de Gini des revenus du travail de 0,4. Cependant, une récente et importante étude (encore inédite) de Christoph Lakner montre qu'aux États-Unis, la probabilité qu'une personne perçoive un revenu du travail élevé gagne aussi un revenu du capital élevé est supérieure à la probabilité inverse, c’est-à-dire celle qu'une personne percevant un revenu du capital élevé ait également un revenu du travail élevé. Nous pourrions donc nous diriger vers l'émergence d'un capitalisme particulier caractérisé par de fortes concentrations des revenus du travail et du capital. 

La troisième proposition est également vraie empiriquement, avec une réserve que je viens de mentionner et qui pourrait s'appliquer à l'avenir. Notons toutefois qu'une très forte concentration des revenus du travail et du capital et leur forte association rendront les inégalités globales extrêmement élevées, peut-être bien plus importantes qu'aujourd'hui, mais la source de ces inégalités sera différente : elles proviendront d'une forte concentration des revenus du travail et des revenus du capital, et non pas principalement de ces seuls derniers.

Ainsi, les trois premières propositions sont empiriquement incontestables : toutes les preuves dont nous disposons jusqu’à présent les soutiennent. Nous ne pouvons pas être certains que les propositions 2 et 3 continueront à se comporter à l’avenir comme elles se sont comportées par le passé, mais la probabilité que cela se produise est très élevée. 

Nous en arrivons maintenant à la quatrième proposition, une affirmation à propos de l'avenir et qui a suscité de nombreuses critiques à l’égard de Piketty. Mains notons que ses trois affirmations précédentes sont exactes et que, même si l'avenir peut se caractériser par une relation g>r plutôt que r>g, la contribution méthodologique de Piketty à notre façon de penser les économies capitalistes prospères n'est pas diminuée par le comportement de r et g. Le modèle tient aussi si r>g que si g>r.

Il est donc cohérent de penser que la contribution de Piketty est considérable et qu'à l'avenir le taux de croissance de l'économie pourrait être supérieur au taux de rendement du capital. Par exemple, avec la mondialisation, r aura tendance à rester élevé pour les raisons évoquées par Piketty et à être le même partout dans le monde (donc r=r* donné à tous), mais les taux de croissance des pays émergents comme la Chine et l'Inde pourraient rester encore plus élevés. Ainsi, en Chine et en Inde, nous pourrions avoir g>r* et une baisse des inégalités, tandis que dans le monde développé nous pourrions avoir r*>g et une hausse des inégalités comme l'envisage Piketty. 

Enfin, nous arrivons à la cinquième proposition, qui a également suscité un vif intérêt. On peut là aussi être en désaccord avec la proposition de Piketty, notamment parce qu'on peut la trouver irréaliste. Mais il est indéniable que cette proposition découle directement des quatre premières propositions ; nous avons donc affaire à un ensemble d'analyses et de prescriptions logiquement cohérent. 

En conclusion, je pense qu'il y a trois manières différentes de réfuter certaines des "prédictions" de Piketty sans, je le répète, affecter en aucune façon sa contribution méthodologique essentielle. Ces trois manières sont : les revenus du travail pourraient devenir plus concentrés, le taux de croissance pourrait dépasser le taux de rendement du capital dans de nombreux pays et l'imposition mondiale du capital pourrait ne pas avoir lieu.

Enfin, j'aimerais comparer l'approche de Piketty à celle de Ricardo. Les deux auteurs ont proposé un formidable modèle de développement du capitalisme, qui se fondait sur les tendances observables  à leur époque et sur la projection de ces tendances dans le futur, à moins qu'elles ne soient freinées par un changement des politiques économiques. Dans le cas de Ricardo, il s'agissait du libre-échange des céréales ; dans celui de Piketty, de la taxation du capital. Le modèle de Ricardo, qui suppose une part toujours croissante de la rente dans le revenu national, a bien sûr été réfuté, mais, pourrait-on dire, précisément parce que sa prescription politique a été adoptée en Angleterre. De même, le modèle de Piketty pourrait également être réfuté si sa prescription politique était adoptée. 

Dans le tableau ci-dessous, je présente de manière très synthétique certains des éléments clés qui, à mon avis, subsistent des grands économistes du passé – même lorsque plusieurs de leurs prédictions ne se sont pas réalisées, soit parce que leurs recommandations politiques, comme dans le cas de Ricardo et de Keynes, ont été adoptées, soit parce qu'elles étaient tout simplement erronées, comme dans le cas de Marx, de Pareto et de Schumpeter. Mais même dans ce dernier cas, les prédictions erronées ne concernaient qu'une partie de leurs travaux et la majeure partie de leurs travaux est ce sans quoi la science économique d'aujourd'hui serait inimaginable et, de fait, bien plus pauvre.

Mon avis est donc le suivant : même si certaines prédictions de Piketty s'avéraient fausses, que ce soit parce que son idée d'une taxation mondiale du capital inverse effectivement les tendances aux inégalités, soit parce que les inégalités diminuent pour d'autres raisons, ses principales contributions seront intégrées au corpus des connaissances économiques au même titre que les réflexions des grands économistes cités ici. Et notre compréhension des économies ne sera plus jamais la même qu’avant la publication du Capital au XXIe siècle. »

Branko Milanovic, « Mr. Piketty and the classics », Global Inequality (blog), 23 août 2014. Traduit par Martin Anota

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