mardi 2 juillet 2024

Grâce à Trump, nous savons qui supporte les droits de douane

« Imaginez que vous soyez propriétaire d'une petite entreprise qui produit quelque chose, disons des décorations de pelouse en plastique, pour les consommateurs américains. (Un de mes oncles travaillait dans ce secteur.) Puis, pour une raison quelconque, les politiciens proposent d’instaurer une taxe de 25 % ou plus sur toutes les ventes de flamants roses, de nains de jardin, etc. 

Que feriez-vous si cette taxe entrait en vigueur ? Iriez-vous répercuter la hausse des taxes sur les prix que vous proposez aux clients ou essaieriez-vous de maintenir les prix inchangés pour les consommateurs, c’est-à-dire absorberiez vous-même la taxe ? Eh bien, vous diriez certainement aux politiciens que vos clients finiraient par payer et vous diriez probablement la vérité. En effet, vos coûts augmenteraient et votre marge bénéficiaire ne serait probablement pas assez élevée pour absorber l'impôt, même si vous le souhaitiez.

Maintenant, changeons un peu l'histoire : vous n'êtes pas le propriétaire d'une petite entreprise américaine, vous êtes une entreprise chinoise qui exporte des produits aux États-Unis ; et la taxe en question est un droit de douane, une taxe prélevée sur les marchandises importées de Chine. Pourquoi la réponse devrait-elle être différente ? Normalement, nous nous attendrions à ce que les droits de douane soient répercutés sur les consommateurs américains.

Donald Trump, cependant, adore les tarifs douaniers et insiste sur le fait qu’ils sont payés par les étrangers. Ainsi, les principaux Républicains, qui semblent de plus en plus utiliser le livre 1984 de George Orwell comme manuel d’instructions (qu’importe si ce que dit le leader est exact ou non) ont commencé à affirmer que les tarifs douaniers (et uniquement les tarifs douaniers) sont une taxe sur les entreprises qui ne nuit pas aux consommateurs. "L’idée selon laquelle les droits de douane sont une taxe sur les consommateurs américains est un mensonge propagé par les sous-traitants et le Parti communiste chinois", a récemment déclaré un porte-parole du comité national républicain.

Mais comment savons-nous si les consommateurs paient réellement les tarifs douaniers ? J'ai juste essayé de vous convaincre avec une expérience de pensée ; je pourrais également souligner le fait qu’une grande majorité d’économistes estiment que les droits de douane sont principalement payés par les consommateurs. Mais tout le monde ne trouve pas les expériences de pensée convaincantes et nombreux sont ceux qui se méfient des économistes. Alors, est-ce que je peux vous offrir des preuves plus directes ?

Eh bien, oui, je peux le faire, grâce à un type nommé Donald Trump, qui a imposé des droits de douane élevés à la Chine en 2018 et 2019, nous donnant une opportunité pour voir ce qui est arrivé aux prix ; c’est essentiellement ce que les économistes appelleraient une expérience naturelle. Des analyses statistiques minutieuses ont été réalisées sur les effets des tarifs douaniers de Trump (…). Mais j’ai pensé qu’il pourrait également être utile d’en proposer un aperçu rapide et sommaire.

Voici, grâce à Chad Bown du Peterson Institute for International Economics (aujourd'hui économiste en chef du Département d'État des Etats-Unis), la récente histoire des droits de douane des Etats-Unis sur les produits chinois et vice versa :

Les droits de douane moyens des États-Unis sur les importations en provenance de Chine ont augmenté en 2018 et 2019 pour atteindre environ 21 %, contre environ 3 %, soit une hausse de 18 points de pourcentage. La seule façon d’éviter une augmentation des prix pour les consommateurs américains aurait été que les entreprises chinoises réduisent leurs prix aux États-Unis d’un montant similaire. Mais ce n’est pas le cas : les prix des importations en provenance de Chine n’ont baissé en moyenne que d’environ 2 % et cette légère baisse est peut-être la continuation de la tendance baissière que connaissent les prix chinois à l’exportation à long terme :

Prix des importations américaines de produits chinois (en indices, base 100 en janvier 2018)  

Nous avons donc une hausse de 18 points de pourcentage des droits de douane compensée par une baisse de 2 % des prix (nettes des droits de douane) des exportations chinoises. Il semble bien que ce soit les consommateurs américains qui aient supporté l’essentiel du fardeau.

D’accord, pour être honnête, je devrais évoquer une mise en garde à cette conclusion. Les États-Unis sont un grand pays, suffisamment grand pour que, s’ils imposent des droits de douane sur un large éventail de produits, ils puissent améliorer leurs termes de l’échange (c’est-à-dire les prix de leurs exportations relativement à ceux de leurs importations), c’est-à-dire si les autres pays ne répondent pas en relevant leurs droits de douane sur les exportations américaines. (Cela porte le nom de "théorie du droit de douane optimal".) En pratique, cela fonctionnerait via une appréciation du taux de change du dollar si les États-Unis réduisaient leurs importations, ce qui ferait baisser les prix en dollars des biens que les Américains continuent d’importer. Et cet effet ne se limiterait pas aux prix des importations en provenance des pays sujets à des droits de douane élevés : un droit de douane sur les produits chinois pourrait finir par réduire les prix des produits que les Américains achètent, par exemple, en provenance d’Allemagne. Cela n’apparaîtrait donc pas dans ces graphiques.

Mais c'est un point discutable car si l'Amérique imposait des tarifs douaniers généralisés, d'autres pays feraient de même, en partie en représailles, en partie simplement par émulation. Les consommateurs paieraient donc les droits de douane après tout.

Quels consommateurs ? Gardez à l’esprit que le programme économique de Trump prévoit une combinaison de hausses d’impôts sous la forme de droits de douane plus élevés et de réductions d’impôts pour les entreprises et les particuliers à revenus élevés. Il a même lancé l’idée de remplacer l’impôt sur le revenu par des droits de douane, ce qui est certainement infaisable, mais on peut se demander ce qui se passerait s’il collectait autant de recettes douanières que possible tout en réduisant les impôts sur le revenu du même montant. Voici, selon Kimberly Clausing et Maurice Obstfeld du Peterson Institute, comment cette combinaison affecterait les Américains à différents niveaux de revenus :

"L’effet net serait négatif pour 80 % de la population, en particulier pour les 60 % les plus pauvres, tandis qu’il serait extrêmement positif pour les 1 % les plus riches. Deux raisons expliquent ce résultat régressif. Premièrement, les ménages à faible revenu dépensent une plus grande part de leurs revenus que les riches, de sorte qu’ils seraient davantage touchés par ce qui équivaudrait à une forte taxe sur les ventes. Deuxièmement, les impôts sur le revenu sont payés de manière disproportionnée par les riches (environ la moitié de la population ne paie aucun impôt sur le revenu, bien qu'elle paie beaucoup d'autres impôts, comme les cotisations sociales), de sorte que les avantages d'une réduction de cet impôt iraient principalement aux riches."

Alors, qui paierait les droits de douane que Trump imposerait presque sûrement s’il gagnait les prochaines élections ? Ni la Chine, ni les étrangers en général. Tout laisse à penser que le fardeau retomberait sur les Américains, principalement sur les classes populaires et les pauvres. »

Paul Krugman, « Who pays tariffs? And how do we know? », 2 juillet 2024. Traduit par Martin Anota

 

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« Petite macroéconomie des droits de douane » 

« Quelles ont été les conséquences de la guerre commerciale de Trump pour les Etats-Unis ? » 

« Les effets durables du choc chinois sur le marché du travail américain » 

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