vendredi 16 août 2024

Le marché du travail américain dans la reprise post-Covid. Ce cycle peut-il continuer à être différent ?

« Après une longue période au cours de laquelle le marché du travail américain a surperformé même certaines des prévisions les plus optimistes, les chiffres de juillet 2024 se sont révélés plus sombres qu’attendu avec une croissance de l'emploi plus faible et un taux de chômage augmentant pour atteindre 4,3 %. Alors que d’un point de vue historique, un taux de chômage 4,3 % reste faible et proche des estimations du taux de chômage d’équilibre, le fait que le chômage ait augmenté depuis plusieurs mois a amorcé un débat quant à savoir si ces chiffres pouvaient signaler le début d’une récession.

Une partie des commentaires se basent sur un indicateur qui a été proposé par l’économiste Claudia Sahm et qui a été nommé « règle de Sahm » en son honneur. A l’origine, cet indicateur a été créé pour identifier les récessions en temps réel afin qu’il puisse être utilisé par les décideurs politiques pour déclencher des politiques de soutien. L’indicateur compare le taux de chômage à ses niveaux immédiatement antérieurs. Par le passé, une augmentation de 0,5 % par rapport au niveau de référence s’est révélé être un puissant indicateur du début d’une récession. Dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, cet indicateur a produit deux faux positifs, bien que dans les deux cas une récession ait suivi peu après (cf. Sahm [2024] pour une description détaillée de cet indicateur). 

Bien que l’indicateur n’ait pas été conçu pour prédire les récessions, sa forte corrélation avec la dynamique de la récession a suffi à déclencher des spéculations sur l’imminence d’une récession, tout à fait dans l’esprit de ce qui se produit lorsque la courbe des taux s’inverse. Les régularités statistiques qui ont précédé les précédentes récessions pourraient ne pas avoir beaucoup de pouvoir pour prédire la prochaine récession, car le nombre de cycles économiques est limité et, en outre, chacun d’entre eux peut être de nature différente. Même si un certain indicateur a toujours signalé toutes les récessions précédentes, « cette fois-ci, cela pourrait être différent ». Jusqu’à présent, la reprise du marché du travail après la récession de 2020 a en effet été très différente des précédentes reprises, mais en nous tournant vers l’avenir nous faisons face à la question de savoir si cette tendance peut se poursuivre. 

Le marché du travail américain durant les expansions

La règle de Sahm est liée à un ensemble de schémas plus larges du marché du travail américain qui sont communs à tous les cycles de l’après-Seconde Guerre mondiale. En dehors des récessions, le marché du travail américain est presque toujours en phase de guérison, le taux de chômage diminuant après une récession. En dehors de ces épisodes de guérison longs et ininterrompus, nous n’observons que de très courtes périodes de chômage stable (et faible). Au cours de ces périodes, le chômage évolue avec une certaine tendance à augmenter lentement, jusqu'à ce que la règle de Sahm se déclenche et que l'épisode soit interrompu par la récession suivante (voir graphique 1). 

GRAPHIQUE 1  Taux de chômage aux Etats-Unis (en %)

Pour mieux comprendre cette tendance, nous examinons de près les quatre cycles d’affaires américains les plus récents. Nous nous concentrons sur la période de reprise, définie comme commençant le mois suivant le pic du chômage, qui survient toujours quelques mois après le creux défini par le NBER. On compte ensuite le nombre de mois ininterrompus où le taux de chômage présente une tendance baissière : nous appellerons cette période la « période de guérison ». Nous définissons une tendance à la baisse comme une variation négative de la moyenne mobile sur 3 mois de la différence entre le chômage mensuel et le taux de chômage moyen des 12 mois précédents (cette métrique est proche de celle utilisée dans la règle de Sahm). Cette phase de guérison est toujours suivie d’un épisode de chômage stable ou croissant, bien qu’à un rythme très faible dans certains cas, jusqu’au début de la récession suivante. Nous appelons cette phase la période « pré-récession ». Ces derniers épisodes sont très courts par rapport à la période de guérison. Le tableau résume la répartition des données entre ces deux phases au cours de chacune des quatre dernières récessions.

Le tableau ci-dessus met en lumière plusieurs faits importants, qui sont liés les uns aux autres :

1. Au cours des quatre cycles, la majeure partie de la reprise se déroule dans une phase de guérison ininterrompue. Le comportement typique du chômage en dehors d’une récession est une baisse. 

2. La vitesse d’ajustement durant la phase de guérison est lente, si bien qu’il faut plusieurs années pour que le chômage revienne à un faible niveau. En comparaison avec la plupart des modèles de marché du travail, la vitesse d’ajustement tend à être trop lente et trop stable au cours du temps. La plupart des théories prédisent que la vitesse d’ajustement devrait être beaucoup plus rapide au début de la reprise. Cela conforte les théories de congestion sur le marché du travail [Hall et Kudlyak, 2021 ; Mercan, Schoefer et Sedláček, 2024]. 

3. Le plein emploi ne semble pas être un état naturel du marché du travail. Au lieu de cela, le marché du travail semble presque toujours se remettre d’une récession [Fatas, 2021a]. Les épisodes de chômage stable et faible sont très courts. En fait, durant la majeure partie de ce que nous appelons la phase « pré-récession », le chômage a tendance à augmenter. Une fois que le chômage a atteint la fin de sa période de guérison, une récession survient rapidement.

4. Le marché du travail américain ne connaît pas de périodes de ralentissement ou de « mini-récessions » au cours desquelles de petits chocs font légèrement augmenter le taux de chômage avant de revenir à l’équilibre. La dynamique du chômage est dominée par le très long processus de guérison ininterrompue après des chocs importants et peu fréquents (des récessions).

Observons-nous les mêmes schémas dans d’autres pays ? Pas aussi marqués qu’aux États-Unis. Le marché du travail américain est unique car les dynamiques décrites ci-dessus prévalent lors de tous les cycles. Dans d’autres pays, nous observons des dynamiques qui ne sont pas présentes aux États-Unis. Par exemple, en France, l'expansion du début des années 1990 a commencé avec la période de guérison habituelle, mais une fois que le chômage a atteint de faibles niveaux au début des années 2000, il est resté globalement stable jusqu'à la récession de 2008, alternant des périodes de chômage croissant et décroissant (ce graphique utilise dates de récession de l'AFSE pour la France).

GRAPHIQUE 2  Taux de chômage en France (en %)

Au Royaume-Uni, nous observons une dynamique similaire au cours des mêmes décennies, le chômage restant stable pendant une période de 8 ans au début des années 2000, avec quelques fluctuations dans les deux sens (pour les dates de récession au Royaume-Uni, nous nous basons sur Broadberry et alii [2023] et l’ONS). 

GRAPHIQUE 3  Taux de chômage au Royaume-Uni (en %)

Ces épisodes que l’on observe en France et au Royaume-Uni, où le marché du travail passe plusieurs années sans tendance claire et avec de légères fluctuations dans les deux sens, ne sont pas observés sur le marché du travail américain. C’est la raison pour laquelle l’observation statistique qui sous-tend la règle de Sahm fonctionne bien aux États-Unis. Lorsque le chômage ne diminue pas, il est probable qu’une récession soit imminente, et une courte période de hausse, même la plus minime, envoie un signal encore plus fort indiquant qu’une récession est imminente.

Cette fois, c'est différent, mais pour combien de temps?

Le dernier cycle du marché du travail américain est singulier à bien des égards. Le tableau 1 montre que la période de guérison a été très brève en comparaison avec les autres cycles, d’autant plus si l’on considère le niveau de chômage élevé à partir duquel elle a commencé. La vitesse d’ajustement vers un faible taux de chômage a été beaucoup plus rapide que lors de toute autre expansion. 

Mais ce qui est plus pertinent pour comprendre le marché du travail d’aujourd’hui est que la période de chômage faible et stable a déjà été beaucoup plus longue que tout ce que nous avons connu au cours des cycles précédents. Le marché du travail américain a déjà passé 13 mois après la fin de la période de guérison, ce qui représente environ un tiers du temps d'expansion. Ce schéma est très différent des cycles précédents. 

On pourrait affirmer que l’économie américaine a réalisé, du point de vue du marché du travail, un atterrissage en douceur très réussi et durable. Mais la question est désormais de savoir combien de temps le marché du travail américain pourra rester dans cet état. Les cycles précédents apportent une réponse pessimiste à cette question, dans la mesure où ces périodes ont toujours eu tendance à être courtes. Mais comme avec toute autre régularité empirique, telle que l’inversion de la courbe des taux, utiliser les dynamiques du chômage pour prédire la prochaine récession ignore la possibilité que ce cycle soit différent. 

D'un point de vue théorique, nous n'avons pas beaucoup d'indications. Pourquoi les précédentes périodes de faible chômage ont-elles pris rapidement fin ? Une possibilité est simplement qu’une très longue période de guérison, combinée l’inévitabilité de puissants chocs en cours de route, fait qu’il est très improbable que nous voyons de longs épisodes de plein emploi [Fatas, 2021b]. Mais, encore une fois, il faut considérer que cette fois-ci « c’était différent ». La période de guérison a été beaucoup plus courte et, par conséquent, même si la période de post-guérison est plus longue que lors des précédents cycles, la durée de l'expansion ne l'est quant à elle pas. Cela permet une lecture optimiste même si l’on s’en tient aux régularités empiriques, car il pourrait y avoir encore des années de tensions sur le marché du travail avant que le prochain choc ne plonge l’économie américaine dans une récession. Et comme nous l’avons montré, nous avons observé ces tendances dans d’autres pays avec un marché du travail stable, voire parfois en baisse, pendant quelques années sans récession. »

Antonio Fatás, « The US labor market in the post-COVID recovery. Can this cycle continue being different? », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 16 août 2024. Traduit par Martin Anota 


aller plus loin…

« L’inversion de la courbe des taux signale-t-elle l’imminence d’une récession aux Etats-Unis ? » 

« Anatomie de la plus longue reprise de l’emploi américain »