jeudi 3 juillet 2025

Economie de la défense

« La reprise de l'invasion russe de l'Ukraine, l'instabilité croissante au Moyen-Orient et la montée des tensions dans la zone indopacifique ont entraîné une brutale réévaluation de la politique de défense dans les économies avancées. Les administrations américaines des deux partis ont déploré la dépendance de l'Europe à la dissuasion militaire américaine, mais le président Trump a exprimé ces frustrations avec une force sans précédent.

Le message a été entendu haut et fort dans les capitales européennes. Les pays européens, ayant longtemps sous-investi dans la défense par rapport à leurs engagements officiels, envisagent désormais un accroissement des capacités militaires à grande échelle, inversant ainsi une longue tendance à la baisse des dépenses de défense depuis la Guerre froide. Cette inflexion est particulièrement notable en Allemagne, où le Bundestag est allé jusqu'à modifier la Constitution pour pouvoir emprunter des fonds à des fins de réarmement.

Mêle si la justification du réarmement est fondamentalement stratégique, ses conséquences économiques sont trop significatives pour être ignorées. D’importantes variations des dépenses de défense sont des événements macroéconomiques, avec des implications pour la croissance économique, la productivité et l'innovation technologique. Ce chapitre examine ces effets en s'appuyant sur l'expérience historique et la littérature existante. Le lecteur intéressé peut se référer à Ilzetzki [2025] pour une analyse plus approfondie de cette littérature. Dans ce chapitre, j’affirme que les économies sont généralement résilientes aux renforcements des capacités de défense et que ceux-ci peuvent même avoir des effets positifs à long terme, selon leur conception.

Les effets macroéconomiques des dépenses de défense à court terme

Les données empiriques concernant les États-Unis [Ramey, 2011, 2016, 2019 ; Ramey et Zubairy, 2018 ; Antolin-Diaz et Surico, 2024] montrent que l'économie est généralement résiliente en réponse aux renforcements des capacités de défense et se développe pour répondre à cette demande accrue. Historiquement, le multiplicateur des dépenses de défense a été modéré, de l'ordre de 0,6 à 1. Cela implique une expansion économique de 0,6 à 1 dollar pour chaque dollar d'augmentation des dépenses de défense. Dans des circonstances idéales, notamment lorsque la politique monétaire est accommodante et que la hausse des dépenses de défense est financée par l'endettement, le multiplicateur peut atteindre 1,5 [Nakamura et Steinsson, 2014], ce qui implique une expansion économique de 1,5 dollar pour chaque dollar dépensé.

Les effets à court terme des dépenses de défense dépendent de plusieurs facteurs :

• L’orientation de la politique monétaire : une politique monétaire accommodante renforce l'effet stimulateur d'une expansion budgétaire [Ilzetzki et al., 2013 ; Nakamura et Steinsson, 2014, 2018] ; un resserrement monétaire le contrecarre.

• Le mode de financement : l'emprunt augmente la taille des multiplicateurs, tandis que les dépenses financées par l'impôt peuvent évincer la demande privée et l'offre de travail [Baxter et King, 1993 ; Nakamura et Steinsson, 2014 ; Chodorow Reich, 2019 ; Angeletos et al., 2024 ; Valtaitis et Villa, 2025]. Cependant, la hausse de la dette publique peut conduire à une augmentation des taux d'intérêt emprunteurs, du risque de défaut et de l'inflation [Angeletos et al., 2023 ; Bianchi et al., 2023a ; Bianchi et al., 2023b], si bien que l'emprunt public doit s'accompagner d'un cadre qui assure la soutenabilité de la dette à long terme. Malgré ces inquiétudes, les rendements obligataires européens ont baissé après l'annonce des droits de douane par le président Trump le « Jour de la Libération », ce qui suggère peut-être que ces obligations sont désormais considérées comme une valeur refuge face à la volatilité mondiale. Les multiplicateurs budgétaires sont plus importants dans les pays bénéficiant d'un bon accès aux marchés étrangers pour leur dette [Broner et al., 2021].

• la sous-utilisation des capacités de production : les théories keynésiennes amènent à prédire que les expansions militaires ont un effet stimulateur plus important lorsque le chômage est élevé et que les ressources sont sous-utilisées, mais les analyses empiriques à cet égard sont mitigées. Ramey et Zubairy [2018] ne trouvent aucune différence selon la position dans le cycle économique ; Auerbach et Gorodnichenko [2012, 2013], Nakamura et Steinsson [2014] et Born et al. [2024] trouvent des multiplicateurs plus importants lorsque le chômage est élevé.

• les achats domestiques : les dépenses de défense qui restent dans l'économie domestique devraient avoir des effets plus importants sur la production.

Le dividende de la paix reconsidéré

Suite à la Guerre froide, plusieurs économies avancées ont significativement réduit leurs budgets de défense. On s'attendait à ce que cela génère un "dividende de la paix" (peace dividend), libérant des ressources pour des usages productifs ou améliorant le bien-être. En pratique, les preuves empiriques des effets d'un dividende de la paix sur la croissance sont limitées. Les graphiques montrent que la croissance du PIB a diminué en parallèle avec la part du PIB consacrée aux dépenses militaires, ce qui indique que d'autres facteurs ont eu plus de poids que tout dividende économique offert par la fin de la Guerre froide.

GRAPHIQUE Part des dépenses de défense dans le PIB et croissance du PIB aux Etats-Unis (en %)

Les études empiriques ne trouvent que peu de preuves empiriques suggérant que la réduction des dépenses militaires entraîne une amélioration des performances macroéconomiques [Benoit, 1973, 1978 ; Ram, 1995 ; Alptekin et Levine, 2012 ; Yesilyurt et Yesilyurt, 2019 ; Dunne et Smith, 2020]. En fait, la période post-Guerre froide a coïncidé avec un ralentissement de la croissance de la productivité et du PIB. Cela suggère que les réductions des dépenses de défense pourraient avoir un potentiel économique moins positif que prévu à la fin de la Guerre froide. 

GRAPHIQUE Part des dépenses de défense dans le PIB et croissance du PIB dans l’UE (en %)

D'un point de vue budgétaire, la baisse des dépenses de défense a créé une marge de manœuvre budgétaire de l'ordre de 2 % du PIB dans l'Union européenne, mais cette marge budgétaire a été plus que totalement épuisée, comme en témoigne la dette publique historiquement élevée depuis la crise financière mondiale.

Une tendance à long terme à l'augmentation des transferts aux ménages explique la majeure partie de cette accumulation de dette, parallèlement aux réponses cycliques à la crise financière mondiale, à la crise de la zone euro et à la pandémie de Covid-19.

Croissance de la productivité, effets d’apprentissage et innovation induite

Comment les économies se développent-elles en réponse à de fortes hausses de l'emploi et des achats publics ? Des multiplicateurs proches de l’unité impliquent une économie relativement élastique et Fujita et al. [2024] montrent comment cette élasticité s'est manifestée en pratique aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, une période au cours de laquelle le PIB réel a doublé en raison de l'expansion militaire. Les auteurs montrent que l'emploi s’est fortement accru avec le renforcement des capacités militaires, malgré le faible taux de chômage qui prévalait en 1941, puis qu’il a décliné à la fin de la guerre, sans le chômage de masse que beaucoup avaient prédit. L’accroissement de l'offre de travail était dû à l'entrée massive de femmes et de jeunes sur le marché du travail, ce qui démontre qu'un faible taux de chômage ne suffit pas pour caractériser une économie opérant à pleines capacités.

Mais malgré l'augmentation massive de la population active et une hausse sans précédent de l'investissement public, une forte hausse de la productivité globale des facteurs est nécessaire pour expliquer l'expansion économique. L'explication traditionnelle de ce phénomène est l'apprentissage par la pratique (learning by doing) (voir Thompson [2010, 2012] pour des revues de la littérature), selon laquelle les entreprises améliorent leur productivité avec l'expérience. C'était l'explication courante d’après-guerre pour le "miracle" de la production américaine pendant la Seconde Guerre mondiale. Bien que les courbes d'apprentissage ne semblent pas plus importantes en temps de guerre, la hausse massive de la demande impliquait que les usines accumulaient de l'expérience à un rythme plus rapide en temps de guerre.

Quelques mises en garde s'imposent. Premièrement, la durée des gains de productivité tirés de l'apprentissage est incertaine : Bahk et Gort [1993] ont montré que le savoir se dissipe à chaque nouvelle génération de capital et Field [2022] affirme que ces gains ne se sont pas répercutés sur la production du secteur privé dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Deuxièmement, Bean [1990] signale que les investissements dans la production de défense peuvent évincer les investissements en capital humain et ainsi nuire à la productivité à long terme via un canal différent. Troisièmement, l'apprentissage n'est pas nécessairement un "repas gratuit", parce qu’il peut en réalité refléter des investissements réels en R&D [Sinclair et al., 2000] ou des modifications des processus de production. Selon ce point de vue, la demande publique induit l'innovation en raison de la liquidité ou de la garantie préalable de marché qu'elle offre aux entreprises.

Dans Ilzetzki (2024), je fournis des preuves empiriques de ce mécanisme dans ce que j'appelle "l'apprentissage par nécessité" (learning by necessity). Les entreprises affichent une plus forte croissance de la productivité lorsque la demande est confrontée à des contraintes de capacité. Cela les incite à réaliser des investissements ponctuels et coûteux dans de nouvelles techniques de production qu'elles éviteraient dans des conditions de marché normales. Benigno et Fornaro [2018] et Anzoategui et al. [2019] démontrent que de tels investissements induits par la demande peuvent entraîner des gains de productivité à moyen et long terme. Je constate qu'une hausse de 1 % de l’approvisionnement du gouvernement entraîne une augmentation d'un tiers de pourcent de la productivité globale des facteurs en un an et cette hausse est encore plus importante pour les chaînes de production qui font face à de fortes contraintes de capacité.

Croissance à long terme, R&D et effets de retombées de l’innovation

Les investissements publics peuvent avoir des effets à plus long terme encore par un autre canal, celui de la R&D publique. La R&D liée à la défense a été un moteur majeur du changement technologique. Internet, le GPS, les semi-conducteurs, la propulsion par réaction et l'énergie nucléaire sont tous issus de la recherche militaire. En analysant 125 ans de données, Antolin-Diaz et Surico [2024] montrent que des hausses temporaires des dépenses militaires peuvent avoir des répercussions des années plus tard lorsqu'elles impliquent la R&D publique. Ils constatent qu'une hausse de 1 % des dépenses militaires à forte intensité en R&D entraîne une hausse à long terme de 0,3 % de la productivité globale des facteurs et une forte stimulation de l'activité de dépôts de brevets. (Voir Jones et Summers [2022] et Fieldhouse et Mertens [2023] pour des estimations supplémentaires des effets économiques de la R&D publique.)

La R&D de défense tend aussi à stimuler la R&D du secteur privé, encourageant les entreprises à investir en fournissant de la recherche en amont, une demande stable et un développement technologique précoce sans risque. Moretti et al. [2025] montrent qu'une hausse de 10 % de la R&D publique stimule de 5 à 6 % la R&D privée. Dyevre [2023] montre aussi que les entreprises les plus exposées aux retombées de la R&D publique ont enregistré des gains de productivité. Beraja et al. [2025] démontrent que le gouvernement chinois a su tirer profit de la R&D publique pour s'imposer dans les technologies d'intelligence artificielle.

Les pays avec les dépenses de R&D par habitant les plus élevées (en l’occurrence, la Corée du Sud, Israël et les États-Unis) ont également tendance à avoir les investissements publics les plus importants dans la R&D de défense. Mowery [2010] et Ilzetzki [2025] montrent que la R&D orientée sur les missions tend à être la forme la plus importante et la plus durable de soutien public à la R&D. Alors que Mazzucato [2021] a plaidé en faveur d'une R&D axée sur les missions non orientées sur la défense, cela pourrait sous-estimer la dynamique d'économie politique qui sous-tend la R&D de défense. Les motivations à innover tirées de la course aux armements incitent fortement les gouvernements à investir dans des technologies spéculatives de pointe.

En matière de défense, il y a un clair avantage stratégique à atteindre la frontière technologique plus vite que ses adversaires. En revanche, dans d'autres domaines (comme la recherche sur le cancer et les technologies vertes), l'avantage du précurseur est plus faible. Au contraire, les gouvernements pourraient être incités à se comporter en passagers clandestins par rapport à la recherche spéculative menée ailleurs.

Malgré son importance pour la croissance et l'innovation, la part des budgets de défense consacrée à la R&D a diminué dans de nombreux pays. Aux États-Unis, elle reste autour de 16 % ; en Europe, elle est plus proche de 4,5 %. Et tandis que la R&D de défense américaine a doublé en dollars entre 2000 et 2019, la R&D de défense dans les pays de l'UE est restée à peu près constante. (La R&D orientée à des missions autres que la défense a quasiment doublé dans les deux cas.)

La R&D "publique" est souvent fournie par le secteur privé plutôt que par la recherche en interne. Trajtenberg [2025] cite le contre-exemple d'Israël, où une grande partie de la R&D militaire (en particulier liée au renseignement) est réalisée par l'armée elle-même. Ce modèle pourrait s'appuyer sur le service militaire universel ; il n'est pas évident que l'armée soit en mesure de concurrencer les salaires du secteur privé de haute technologie. Néanmoins, la R&D de pointe nécessite une main-d'œuvre qualifiée, qu'elle soit produite ou acquise par l'armée. Un renforcement des capacités de défense devrait donc s'accompagner d'un plan à moyen terme de développement du capital humain. [...]

Cibles de dépenses et cibles stratégiques

L'objectif des achats est d'obtenir des biens ou actifs publics de la plus haute qualité au moindre coût. Plusieurs membres de l'OTAN ont plutôt adopté ou aspirent à atteindre des cibles de dépenses de défense exprimées en pourcentage du PIB. Les objectifs actuels de l'OTAN exigent des dépenses de 2 % du PIB et plusieurs gouvernements ont adopté des cibles plus élevées. Si ces cibles constituent une référence minimale et permettent de surveiller les comportements de passagers clandestins, ils sont économiquement problématiques. Les cibles de dépenses incitent à "dépenser de l’argent", ce qui ne garantit pas l'acquisition d'armements appropriés, ni n’incite à réaliser des économies de coûts.

Une cible en pourcentage du PIB présente plusieurs inconvénients. Premièrement, elle peut conduire à des dépenses publiques procycliques, qui sont sous-optimales d'un point de vue macroéconomique. Lorsque le PIB diminue, les dépenses militaires diminuent également en montant nominal, au lieu de rester constantes ou d'augmenter pour stimuler l'économie ou lisser les dépenses dans le temps.

Deuxièmement, ces cibles ignorent le fait que les armements sont des biens durables. Le cycle de vie des biens durables est tel que les coûts d'acquisition initiaux peuvent être plus élevés, tandis que les coûts de maintenance, de réapprovisionnement, de remplacement et de modernisation peuvent être moindres plus tard dans le cycle. Un pourcentage du PIB constant dans le temps entraîne des dépenses insuffisantes lors des premières phases d'armement et encourage le gaspillage dans les étapes ultérieurs du cycle.

Troisièmement, les gains de productivité dus à l'apprentissage par la pratique peuvent générer des économies de coûts à long terme, ce qui implique des coûts plus faibles pour une qualité de matériel identique au fil du temps.

Enfin, cibler les dépenses plutôt que la quantité et la qualité des armements peut inciter les ministères à dépenser rapidement en fin d'année pour atteindre les objectifs ou à privilégier les achats à court terme aux investissements stratégiques. [....] »

Ethan Ilzetzki, « The economics of the European defence buildup », in Gary Gensler, Simon Johnson, Ugo Panizza & Beatrice Weder di Mauro (dir.), The Economic Consequences of The Second Trump Administration: A Preliminary Assessment, juin 2025, pp. 349-360. Traduit par Martin Anota 


Aller plus loin…

« Les conséquences économiques de la guerre » 

« Quels sont les rendements sociaux de l’innovation ? » 

« Quelle est la taille du multiplicateur budgétaire ? » 

« L’économie politique de l’investissement public » 

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