mardi 1 juillet 2025

La globalisation, la fragmentation et le système monétaire international

« Le système monétaire international reste dominé par le dollar, aucune des alternatives envisageables n'étant pour l’instant prête à le détrôner. Parce que le dollar a la position dominante, les marchés liquides et les habitudes en sa faveur, un choc significatif serait nécessaire pour le supplanter. La question est de savoir si un tel choc est imminent ou s'il est déjà survenu.

Pas prêts de détrôner le dollar

L'une des aspirations des mères et des pères de l'euro était de proposer une alternative au dollar comme monnaie internationale. Mais à cet égard, la monnaie unique a été en quelque sorte un pétard mouillé. La productivité a augmenté plus lentement qu'aux États-Unis, ce qui a empêché l’Europe d’accroître ses échanges commerciaux et de développer une plateforme mondiale pour sa monnaie. Avant la promesse de Mario Draghi de "faire tout ce qu'il faut" (do whatever it takes) en 2012, il y avait des doutes existentiels quant à sa survie. Tout au long de l'histoire, les monnaies internationales (et pas seulement le dollar) ont compté sur les fonctions de soutien et de fourniture de liquidités d'une banque centrale prête à agir comme prêteur en dernier ressort, ce que la promesse de M. Draghi a finalement permis. Mais il a fallu plusieurs années supplémentaires pour écarter le "Grexit" et démontrer que l'adhésion à la zone euro était irréversible. Il demeure une pénurie d'actifs sûrs libellés en euros, seule une poignée d'États de la zone euro jouissant d'une note AAA. Il n’y a pas de Trésor de la zone euro susceptible de mutualiser les capacités budgétaires et la solvabilité des États-membres, ni de politique étrangère et de défense de la zone euro (l'histoire ayant montré que la capacité de l'émetteur à défendre ses frontières et celles de ses alliés est importante pour le statut de monnaie internationale). Ces choses pourraient changer maintenant en raison de la menace posée par la Russie et de la prise de conscience que les États-Unis ne sont plus un partenaire fiable dans l'alliance. Il reste à voir à quelle vitesse ces choses changeront.

La Russie a utilisé le renminbi chinois comme alternative au dollar et il est concevable que d'autres pays pourraient faire de même. La Chine est la première puissance commerciale mondiale et le renminbi est déjà utilisé pour la facturation et le règlement de la majorité de ses échanges commerciaux. La Banque populaire de Chine fournit des swaps de renminbi à plus de 40 banques centrales. Elle a développé un système de paiements interbancaires transfrontaliers comme alternative aux systèmes CHIPS et SWIFT. Malgré l'internationalisation du renminbi chinois, la monnaie chinoise reste loin derrière le dollar : elle représente moins de 3 % des réserves internationales, 4 % des paiements interbancaires transfrontaliers et 8 % des transactions de change mondiales (dont le total mondial atteint 200 %, chaque transaction impliquant deux devises). La chambre de compensation de New York gère 40 fois plus de transactions par jour (en valeur) et le marché des obligations du Trésor américain est cinq fois plus important que tous les marchés obligataires chinois réunis. Le développement financier, y compris international, prend du temps. Et il y a une réticence compréhensible des gouvernements et des banques centrales étrangers à accroître leur dépendance au renminbi, compte tenu de la capacité de l’État chinois autocratique à modifier brutalement les règles du jeu financier.

De nouveau, certaines de ces choses pourraient changer : davantage de pays pourraient suivre l'exemple de la Russie et accroître leur recours au renminbi s'ils se querellaient avec les États-Unis et en venaient à considérer la Chine comme leur garant, du moins financier. Les autorités chinoises pourraient consacrer des ressources supplémentaires à l'approfondissement et au développement des marchés et des institutions financières. Chose plus controversé, elles pourraient assouplir les contrôles de capitaux afin d'améliorer l'accès à leurs marchés financiers et accorder l'indépendance à la banque centrale. Mais le simple fait d'évoquer ces derniers points rappelle pourquoi le renminbi n'est pas encore prêt [de détrôner le dollar].

L'autre alternative dont on parle beaucoup est un réseau de monnaies numériques interopérables. Je laisse de côté les cryptomonnaies classiques, trop volatiles pour servir d'unité de compte, de moyen de paiement et de réserve de valeur internationaux, et les "stablecoins", qui sont soit instables (s’ils ne sont que partiellement collatéralisés), soit inaccessibles (s’ils sont excessivement collatéralisés). En revanche, un réseau de monnaies numériques de banque centrale (central bank digital currencies) interopérables, où plusieurs banques centrales partageraient une interface commune et détiendraient des comptes l’une chez les autres, ou exploiteraient une unique plateforme où plusieurs monnaies numériques de banque centrale fonctionneraient sur un registre distribué ou une blockchain unique, pourrait offrir un canal pour les transactions transfrontalières directes, évitant ainsi le passage par le dollar, le système bancaire américain et SWIFT. 

Le projet mBridge, avec la participation des banques centrales de Chine, de Hong Kong, de Thaïlande, des Émirats arabes unis et d'Arabie saoudite (et, par le passé, de la Banque des règlements internationaux), a démontré que cette technologie était viable. Un nombre limité de transactions ont été et sont encore réalisées via cette plateforme [Choyleva, 2024]. Le projet mBridge, et plus généralement l'émission et l'utilisation de monnaies numériques de banque centrale, devraient prendre une autre échelle pour constituer une alternative au dollar. De plus, des problèmes de gouvernance devraient être réglés. Les banques centrales participantes devraient s'accorder pour savoir qui régulerait la plateforme, pour définir les conditions dans lesquelles des membres supplémentaires pourraient être admis et à quel moment, ainsi que pour définir les procédures de prise de décision. Les architectes du projet mBridge imaginent un comité de pilotage chargé de formuler les stratégies, de superviser la gestion des activités et de guider la conception et le fonctionnement. La composition de ce comité reste à définir. La gouvernance serait particulièrement complexe dans un monde géopolitiquement divisé. Le projet mBridge n’inclut aucune banque centrale d'un pays-membre de l'OTAN. Etant données les tensions entre la Chine et l'Occident, il est difficile d'imaginer qu'un large éventail de pays puisse s'entendre sur la manière de gouverner une plateforme comme celle de mBridge dont la portée économique et géographique se voudrait être aussi internationale que celle du dollar. Par conséquent, la technologie mBridge, comme le renminbi lui-même, pourrait devenir une alternative au dollar, au système bancaire américain et à SWIFT dans une nouvelle guerre froide (un monde de deux blocs économiques et monétaires qui ne se chevaucheraient pas), mais pas autrement.

Notre monnaie, notre problème

Seuls les faux pas politiques des États-Unis peuvent accélérer le développement de ces alternatives. À commencer par les déficits budgétaires incontrôlables, qui pourraient miner la confiance dans les titres libellés en dollars en tant que réserve de valeur stable.

Selon les projections du Congressional Budget Office, la dette publique dépassera les 150 % du PIB d'ici trois décennies et les paiements d'intérêts absorberont alors plus d'un tiers des recettes fédérales. L'incapacité à s'entendre sur des réductions de dépenses ou des augmentations de recettes attisera les craintes d'une domination budgétaire (c’est-à-dire de pressions sur la Réserve fédérale pour qu'elle réduise la dette publique en stimulant). Avec les niveaux élevés de polarisation politique, il est improbable que les partis s'entendent sur des réductions de dépenses ou des augmentations d'impôts durables. 

Deuxièmement, une déréglementation financière qui minerait la stabilité financière ne renforcerait pas le statut de valeur refuge du dollar. Le secrétaire au Trésor, Scott Bessent, a annoncé un « effort global et résolu » pour déréglementer le secteur financier et plus particulièrement les banques. Un vice-président de la Fed chargé de la supervision financière plus favorable aux banques a récemment été nommé. Les tests de résistance bancaires pourraient devenir moins exigeants, ce qui se traduirait par de moindres exigences en fonds propres. Les institutions financières pourraient être libres d'investir davantage dans des actifs volatils (les cryptomonnaies, par exemple ?). Bessent a évoqué une révision de la réglementation relative au ratio de levier supplémentaire (supplementary leverage ratio), qui oblige les banques à détenir des fonds propres sous forme de réserves, quel que soit leur niveau de risque. Le RLS et plus largement les exigences de fonds propres bancaires ont été renforcés en réponse aux leçons de la crise financière mondiale. Leur assouplissement pourrait ouvrir la voie à l'instabilité financière.

Troisièmement, un recours indiscriminé aux sanctions financières pourrait accélérer les efforts des cibles potentielles pour investir dans le développement [d’alternatives ?] au dollar. Le recours aux sanctions par les États-Unis a connu une forte tendance à la hausse au cours des vingt dernières années. Si l’on se fie au recours aux tarifs douaniers par le président Trump, l’utilisation des sanctions par le pays pourrait devenir plus dispersée et moins prévisible. Par le passé, le risque de sanctions a entraîné un certain report du dollar vers l'or de la part des banques centrales visées par cette mesure, malgré le fait que l'or ne soit pas facilement utilisé pour les paiements [Arslanalp et al., 2023]. Il n'a pas entraîné de report notable du dollar vers d'autres devises, car les émetteurs de la plupart des autres monnaies liquides utilisées à l'échelle internationale (l'euro, la livre sterling, le yen) adhéraient aux sanctions américaines. Si ces pays ne collaboraient pas aux futures sanctions américaines, le report hors du dollar pourrait être plus prononcé.

Quatrièmement, compromettre l'indépendance de la Réserve fédérale pourrait sévèrement miner la confiance envers le dollar. Le solliciteur général par intérim de Trump a affirmé le pouvoir exécutif du président sur "diverses agences indépendantes". Jay Powell peut saisir la justice si le président décide de destituer sans préavis sa personne et ses collègues du conseil d'administration. Mais Trump ne montre pas d’inclination à recourir aux tribunaux. Il peut nommer un nouveau président de la Fed exécutant les ordres de la Maison Blanche. Il peut envoyer les larbins d'Elon Musk, soutenus par des maréchaux américains, prendre le contrôle des systèmes informatiques de la Fed. Il y a deux mois, de tels scénarios auraient semblé farfelus. Ils ne semblent plus aussi farfelus aujourd'hui. Les marchés financiers réagiraient sans aucun doute négativement et violemment. Mais il est de plus en plus évident que le président ne se soucie plus de leur opinion.

Cinquièmement, il y a des scénarios où les États-Unis cherchent à provoquer une dépréciation du dollar. Mais il y a une frontière ténue entre l'affaiblissement d’une monnaie et son effondrement. Imposer une taxe sur les achats étrangers d'obligations du Trésor américain pour provoquer une dépréciation du dollar, comme le recommande le président du Conseil des conseillers économiques choisi par Trump [Miran, 2024], pourrait précipiter la fuite des capitaux. Tenter de convertir de force des titres du Trésor américain en "obligations centenaires" (century bonds) à faibles taux d'intérêt afin de réduire le coût du service de la dette américaine pourrait avoir le même effet. Trump pourrait menacer d'imposer des droits de douane pour faire pression sur les banques centrales et les gouvernements étrangers et les inciter à accepter l'accord, mais cela ne ferait que les encourager à se désengager du dollar tant qu'il en est encore temps.

Finalement, l'affaiblissement des alliances géopolitiques américaines saperait les fondements géopolitiques de la domination du dollar. Il y a d’abondantes preuves historiques montrant que les pays détiennent comme réserves internationales et utilisent dans leurs transactions internationales les devises de pays avec lesquels ils sont géopolitiquement alignés [Eichengreen et al., 2019]. Ils les détiennent et les utilisent parce qu'ils considèrent leur allié comme un gardien fiable et aussi comme un signe de bonne foi. Il n'est pas déraisonnable de se demander s'ils continueront à considérer les États-Unis comme un tel allié.

Conclusion

Chacune de ces considérations est susceptible de renforcer la détermination d'autres pays à rechercher et à développer des alternatives au dollar comme unité de compte, réserve de valeur et moyen de paiement internationaux. Bien que ces alternatives ne possèdent pas encore la liquidité et l’ubiquité du billet vert, leurs parts dans les réserves des banques centrales et les paiements internationaux pourraient néanmoins augmenter, au détriment du dollar, dans la mesure où elles offrent une couverture contre le risque entourant la politique américaine. Les banques centrales pourraient également avoir tendance à réduire leurs réserves de change, qui sont actuellement dominées par les titres américains. Aucune de ces tendances ne serait positive pour le rôle international du dollar.

On ne sait pas combien de ces événements finiront par se produire. Mais il n'y a aucune incertitude quant au pays qui a la clé. Il revient aux États-Unis de décider si le dollar conservera son rôle international. Le dollar étant la monnaie nationale des États-Unis, c'est tout à fait normal. »

Barry Eichengreen, « Globalisation, fragmentation, and the international monetary system », in Richard Baldwin & Michele Ruta (dir.), The State of Globalisation, juin 2025. Traduit par Martin Anota


Références

Arslanalp, S., B. Eichengreen & C. Simpson-Bell (2023), « Gold as International Reserves: A Barbarous Relic No More? », Journal of International Economics, vol. 138.

Choyleva, D. (2024), Petrodollar to Digital Yuan: China, the Gulf, and the 21st Century Path to De-Dollarization, Enodo Economics.

Eichengreen, B., A. Mehl & L. Chitu (2019), « Mars or Mercury? The Geopolitics of International Currency Choice, » Economic Policy, vol. 34.

Miran, S. (2024), A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System, Hudson Bay Capital.


Aller plus loin…

« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle » 

« Le système de change en ce début de vingt-et-unième siècle » 

« La discrète érosion de la suprématie du dollar » 

« La lente internationalisation de l’euro » 

« Pourquoi l’euro ne fait-il pas le poids ? »

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