mardi 1 janvier 2013

Y a-t-il un consensus en macroéconomie ?

« Quand les bloggeurs d’économie ne débâtent pas sur les cyborgs, ils passent une bonne partie de leur temps à parler de l'état de la macroéconomie (orthodoxe) (1), notamment de l'analyse de l'emploi et du chômage au niveau agrégé, de l'inflation et de la croissance économique. Noah Smith a déjà fait un résumé de ce qui a été dit, que je ne vais pas récapituler. Au lieu de cela, je vais vous donner mon point de vue sur certaines questions qui ont été soulevées (…) Y a-t-il un consensus ? (2) S’il n’y en a pas, quels sont les principaux points de désaccord ? Qu’est-ce que la macroéconomie a réalisé au cours des quarante dernières années ? Où devons-nous ensuite aller ? Je parlerai aujourd’hui de la première question, puis reviendrais plus tard sur les autres.

Il y avait clairement un consensus au début de l’année 2008. Les différences entre les économistes d’"eau salée" ("saltwater", c’est-à-dire les nouveaux keynésiens) et les économistes "d’eau douce" ("freshwater", c’est-à-dire les nouveaux classiques et les théoriciens des cycles d’affaires réels) avaient été brouillées au point de devenir invisibles. Tout le monde s'accordait à reconnaître que l'essentiel de la gestion macroéconomique devait être assuré par les banques centrales en ajustant les taux d'intérêt pour atteindre des cibles d'inflation. Les banques centrales étaient supposées utiliser une règle de Taylor pour maintenir les taux d'inflation et le taux de croissance de la production au plus près de leurs niveaux ciblés (3). Il n'y avait pas de place pour une politique budgétaire active telle que les plans de relance pour contrer les récessions, mais il était généralement admis que (…) la politique budgétaire aurait des effets via les stabilisateurs automatiques (par exemple, en versant mécaniquement plus d’allocations-chômage et en prélevant moins d’impôts en période de récession). Il était généralement admis que cette approche de la politique macroéconomique, combinée à la déréglementation financière, avait provoqué une "Grande Modération" (Great Moderation) de la volatilité de l'activité économique, ainsi qu’une inflation durablement faible et stable. Dans la littérature macroéconomique universitaire, cette convergence fut représentée par les modèles stochastiques dynamiques d'équilibre général (DSGE), construits avec toute la rigueur et l'élégance d'un haïku comme l’observa Olivier Blanchard à l'époque.

Ce consensus a volé en éclats avec la crise financière mondiale et la Grande Récession, mais il n'a pas été suivi par quelque chose qui ressemble à un vrai débat. Au contraire, les différents groupes sont partis dans des directions différentes.

La macroéconomie universitaire a poursuivi ensuite plus ou moins comme avant, sauf que désormais l'intégration des chocs financiers dans les modèles DSGE est devenue un sujet brûlant. Donc, du point de vue de quelqu'un comme Stephen Williamson, tout était rose dans le jardin :

"C'est en fait une période relativement tranquille dans le champ de la macroéconomie. La plupart d'entre nous parlent la même langue et la communication est bonne. Je ne vois pas le genre d'animosité dans la profession qui ait pu exister autrefois, par exemple entre James Tobin et Milton Friedman dans les années 1960 ou entre l'école du Minnesota et tout le monde dans les années 1970 et au début des années 1980. Les gens sont en désaccord sur les questions scientifiques, bien sûr, et ils passent leur temps à participer à des séminaires et à des conférences pour débattre à propos d'économie. Mais je pense que le niveau de respect mutuel est en fait relativement élevé."

Comme vous pouviez vous y attendre de la part d’une personne qui pense que la théorie économique n’a pas d’implications et que c’est une bonne chose, Williamson n'a même pas soulevé la question de savoir si cette tranquillité interne est problématique vu le chaos qui existe actuellement en macroéconomie et l'absence de tout accord sur la manière d'y répondre.

Les banques centrales ont, en effet, traité toute la période depuis 2008 comme un "état d'exception" schmittien (4), au cours duquel les règles normales sont suspendues. Elles ont utilisé la crise pour pousser les gouvernements à adopter des "réformes" favorisées par le secteur financier, telles que la réduction des prestations sociales et d'autres dépenses publiques. Mais leur principale préoccupation a été de rétablir le plus tôt possible le statu quo qui prévalait auparavant et le primat exclusif de la politique monétaire. Du point de vue de la banque centrale, la restauration d'une inflation faible et stable après les chocs des années 1970 constitue leur réalisation phare et celle-ci doit être maintenue à tout prix. 

Donc, il n'y a pratiquement pas de débat actuellement en macroéconomie universitaire, ni même dans les cercles où la politique économique est mise en œuvre. Le seul débat concerne en grande partie des gens comme Krugman (…) et ses opposants de Chicago (Cochrane, Fama, Mulligan), qui ne sont pas pour la plupart d’entre eux des spécialistes en macroéconomie et par conséquent (comme Williamson le souligne dans son article) "ne savent pas vraiment ce qui se passe en recherche macroéconomique", mais qui ont quelque chose à dire à propos de la politique macroéconomique. Bien que la plupart des participants soient des universitaires (et les deux parties peuvent se vanter d’avoir des lauréats du "prix Nobel"), ce débat est, comme pour la plupart des choses qui se passent aujourd'hui aux Etats-Unis, une partie de la guerre générale entre les univers parallèles de la gauche et de la droit, évoquant des questions telles que le changement climatique, le tabac, le contrôle des armes à feu, etc. En aucune manière, les modèles des nouveaux classiques ou des théoriciens des cycles d’affaires réels ne peuvent expliquer une dépression prolongée survenant simultanément dans de nombreux pays et ils n'essaient même pas de le faire. Au lieu de cela, nous avons droit à des absurdités comme l’affirmation de Casey Mulligan selon laquelle la Grande Récession aurait été provoquée par un accès plus facile aux coupons alimentaires aux États-Unis (ou, comme un commentateur l'a dit, "les soupes populaires ont provoqué la Grande Dépression"). Notez que Mulligan n'essaie même pas d'expliquer comment des coupons alimentaires aux États-Unis pourraient provoquer une profonde récession, par exemple, au Royaume-Uni, où les prestations sociales ont été drastiquement réduites par les conservateurs. 

(1) D'une manière générale, il y a une conception généralement positive parmi les économistes orthodoxes à propos de l'état de la microéconomie. L'opinion générale est que les insuffisances du modèle de concurrence pure et parfaite sont surmontées par les développements de l'économie comportementale, de la théorie de l'asymétrie d'information, de la théorie des jeux et ainsi de suite.

(2) Je pensais que c’était évident au vu du contexte, mais j’ajouterai que je me réfère dans ce billet aux économistes orthodoxes et que le consensus de 2008 que je décris était partagé par les décideurs politiques et les macroéconomistes universitaires orthodoxes, mais pas par tous les économistes, ni même par tous les économistes orthodoxes. En particulier, je n’étais pas d’accord avec ce consensus et j’écrivais sur Minsky et les bulles d’actifs en 2006, mais ce genre de travail n’a pas été (et n’est toujours pas) publié dans les revues macroéconomiques traditionnelles.

(3) L'hypothèse sous-jacente était que l'inflation faible et stable est compatible avec une croissance globalement stable de la production. Parce qu’elle a d'abord été présentée comme une description du comportement réel des banques centrales et puis comme une règle générale, elle était acceptable pour les économistes d'eau salée et d'eau douce et elle a contribué à brouiller les différences entre eux. Les nouveaux keynésiens ont interprété la règle de Taylor comme un mandat pour poursuivre deux objectifs. Selon les nouveaux classiques, les banques centrales devaient se focaliser uniquement sur la stabilité des prix, mais les fluctuations de la production pouvaient fournir des informations à propos de l'inflation future et pouvaient donc être prises en compte pour élaborer la politique monétaire. »

John Quiggin, « The (failed) state of macroeconomics », in Crooked Timber, 1er janvier 2013. Traduit par Martin Anota