« Le plus gros problème théorique en macroéconomie est "ce qui provoque le chômage". Comme j’en ai discuté dans mon précédent billet, la réponse néoclassique (selon laquelle le chômage est causé par des problèmes sur le marché du travail) ne peut expliquer l’apparition simultanée d'un chômage élevé dans de nombreux pays. En effet, le chômage est un problème macroéconomique.
La question cruciale en matière de politique macroéconomique est alors : "que peut faire la politique macroéconomique pour ramener l'économie au plein emploi ?". Si vous acceptez le fait que, dans les conditions actuelles de taux d'intérêt nuls, la politique monétaire ne peut pas être très utile (1) et si vous restez dans les limites du débat de politique orthodoxe, cette question peut se reformuler ainsi : "quelle est l'efficacité de la politique budgétaire expansionniste ?" ou, en termes keynésiens, "quelle est la taille du multiplicateur budgétaire lors d’une dépression ?".
Reformulons cela avec des termes plus neutres : si le gouvernement dépense plus, par exemple en employant et en équipant plus de pompiers, que se passe-t-il dans le reste de l'économie ? La réponse avancée par les néoclassiques est que les pompiers nouvellement employés doivent provenir d’autres secteurs de l'économie, sans doute du secteur privé. De même, la production de camions de pompiers supplémentaires signifie que moins de véhicules peuvent être produits à d'autres fins. Bien que la manière exacte par laquelle les ressources sont réallouées soit difficilement prévisible, le modèle néoclassique en conclut que le niveau global de l'emploi et l’activité économique ne changeraient pas (2).
Keynes a donné une réponse différente. La solution néoclassique, dit-il, était applicable dans une situation de plein emploi, mais cette dernière constitue un cas particulier. En général, l'économie peut se retrouver en équilibre avec un chômage élevé, avec beaucoup de travailleurs oisifs qui pourraient être engagés comme pompiers et de nombreuses usines qui pourraient produire leur matériel. En outre, les pompiers nouvellement embauchés dépenseraient une partie de leurs revenus, ce qui stimulerait la demande. Finalement, la production agrégée et l’emploi augmenterait d’un montant bien supérieur à la hausse initiale des dépenses publiques, grâce à un effet "multiplicateur".
Plus précisément, le multiplicateur budgétaire est le rapport entre la variation finale de la production globale (…) et la variation initiale des dépenses publiques. Selon la conception du "vieux keynésianisme" (…), s'il y a beaucoup de ressources inemployées, le multiplicateur est supérieur à 1 (sa valeur dépend entre autres de la nature des dépenses. Par exemple, les ménages à faible revenu sont plus sensibles aux variations de revenu, de sorte que les dépenses publiques qui leur sont destinées auront un multiplicateur plus élevé). Ce point de vue est conforme aux analyses empiriques réalisées, par exemple, par Romer et Romer ou, encore plus récemment, par les Perspectives de l’économie mondiale du FMI qui concluaient que "(…) les multiplicateurs pourraient récemment avoir été supérieurs à 1".
On peut reformuler la position classique en disant que le multiplicateur budgétaire est selon elle égal à zéro. C’est ce qu’affirme précisément la nouvelle école classique. Si les travailleurs sont au chômage, c'est soit parce qu'ils ne sont pas enclins à travailler au salaire courant, soit parce que certaines barrières artificielles (les syndicats ou le salaire minimum) empêchent les salaires de s'ajuster pour atteindre leur niveau d'équilibre. Comme les politiques keynésiennes ont fonctionné par le passé, les nouveaux classiques tels que Lucas se sont défendus en affirmant que ces politiques ont généré une accélération non anticipée de l’inflation qui a poussé ainsi les travailleurs à accepter des salaires, certes plus élevés en termes nominaux, mais inférieurs en termes réels.
Avant la crise actuelle, les nouveaux keynésiens concédaient un peu de terrain à la conception néoclassique, mais ils plaidaient pour un multiplicateur positif, quoique pas nécessairement supérieur à 1 (…), puisque les dépenses publiques "évinceraient" une partie des dépenses privées. Mais la plupart des nouveaux keynésiens pensaient alors que la politique budgétaire n’était pas inutile, non seulement parce que la politique monétaire a les mêmes effets que celle-ci, mais aussi parce qu’elle s’avère en outre plus facile à mettre en œuvre.
J'ai critiqué le point de vue des nouveaux classiques la dernière fois, mais l'idée qui domine dans de nombreux milieux politiques européens et américains est encore bien pire. Elle repose sur la théorie de l'austérité expansionniste (expansionary austerity) qui fut mise en avant par Alesina et plusieurs de ses co-auteurs : le multiplicateur budgétaire serait considérable, mais négatif. Autrement dit, la réduction des dépenses publiques se traduirait par une hausse de la production. Cette affirmation n'a aucune base théorique solide et presque aucun soutien empirique, puisque celui-ci repose largement sur des données empiriques anecdotiques et sur une poignée études qui n'ont pas résisté à la critique. (…)
Pour résumer, malgré les milliers d'articles publiés chaque année dans le domaine, la théorie macroéconomique est incapable de donner ne serait-ce qu’une réponse qualitative aux questions les plus fondamentales posées par la politique budgétaire (…). Pire, (…) des mesures d'austérité sont prises sur la base d'une théorie magique qui n’a presque aucun soutien empirique.
C'est une situation déplorable, aggravée par la complaisance (du groupe dominant) des universitaires spécialistes en macroéconomie qui semblent penser que tout dans le jardin est rose ou le serait si les outsiders comme Krugman se la fermaient une bonne fois pour toute. Je vois difficilement comment la profession des économistes pourrait se remettre de son état actuel de pourriture, du moins en ce qui concerne la macroéconomie (…).
(1) Certains défenseurs du ciblage du PIB nominal, tels que Scott Sumner, affirment que la politique monétaire pourrait se révéler efficace si les banques centrales se montraient suffisamment déterminées pour convaincre les gens qu'elles toléreront l'inflation. Je suis en désaccord avec cette idée, mais je vais devoir repousser sa critique à une autre fois.
(2) Selon cette conception, le bien-être diminuerait, parce que les gouvernements utiliseraient moins efficacement les ressources. »
John Quiggin, « The big issues in macroeconomics: the fiscal multiplier », in The Crooked Timber (blog), 4 janvier 2013. Traduit par Martin Anota
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire