jeudi 3 janvier 2013

Les grands problèmes en macroéconomie : le chômage

« Pour poursuivre le propos de mon billet précédent, j’aimerais me pencher sur les principaux points de désaccord en macroéconomie. (…) Je vais développer l’idée que les économistes (orthodoxes) sont si divisés sur ces questions que toute idée de consensus (…) est une absurdité. Le fait que, malgré ces profonds désaccords, de nombreux spécialistes en macroéconomie ne voient aucun problème est, lui-même, une partie du problème.

Je vais commencer par la question centrale de la macroéconomie, en l’occurrence le chômage. C'est la question centrale parce que la macroéconomie a vu le jour avec l’affirmation de Keynes selon laquelle une économie de marché peut rester durablement dans une situation où le chômage est élevé et l’offre excédentaire sur tous les marchés. Si cette affirmation est fausse, comme le soutiennent les néoclassiques, alors il n'y a pas besoin de faire de la macroéconomie un champ spécifique de la science économique : tout peut et doit être dérivé de la microéconomie (néoclassique standard). 

Selon la conception néoclassique, le chômage résulte de problèmes sur le marché du travail et ne peut être supprimé qu’en résolvant ces problèmes. Dans le camp néoclassique, la théorie des cycles d’affaires réels (real business cycle theory) conçoit le chômage conjoncturel comme une réponse volontaire aux chocs technologiques et aux changements dans les préférences pour le loisir. Pour reprendre la boutade de Krugman, les théoriciens des cycles d’affaires réels devraient rebaptiser la Grande Dépression des années trente les Grandes Vacances. Plus généralement, selon les néoclassiques, le chômage de longue durée doit être expliqué par les distorsions sur le marché du travail telles que le salaire minimum, les syndicats, les restrictions en matière d'embauche et de licenciement, etc. 

L'école des cycles réels a principalement traité la Grande Dépression comme un cas exceptionnel (…) et elle n’a pas davantage réussi à expliquer la Grande Récession. Bien que certains aient essayé de le faire, il est absurde d'expliquer la récession actuelle comme le produit de chocs technologiques au sens ordinaire du terme. Si vous ramenez l'effondrement du secteur financier à un simple choc technologique, la théorie des cycles d’affaires réels s’avère aussi utile que le constat que l'opium vous fait somnoler à cause de ses propriétés dormitives. Puisque les booms et effondrements du secteur financier sont clairement conduits par le cycle conjoncturel général, vous obtenez la théorie selon laquelle le cycle d’affaires est causé par... le cycle d’affaires. 

Une lecture approfondie de la théorie néoclassique du chômage fait apparaître deux problèmes majeurs. Tout d'abord, au cours des vingt ou trente dernières années, les syndicats ont perdu de leur pouvoir, les salaires minima ont généralement diminué en termes réels, ou du moins par rapport aux salaires moyens, et les marchés du travail ont été "réformés" pour gagner en flexibilité. Donc, la théorie néoclassique suggère que l’on pourrait s'attendre dans un tel contexte à ce que le chômage soit faible et décline. Certains ont cru percevoir le faible taux de chômage américain des années quatre-vingt-dix et (dans une moindre mesure) des années 2000 comme une confirmation de cette théorie, mais les fortes hausses du chômage qui ont été observées depuis viennent l’invalider. Un problème encore plus important qui se pose à la théorie néoclassique est que, depuis 2008, le chômage a fortement augmenté dans de nombreux pays, dotés d’institutions très différentes. Beaucoup de ces pays ont réagi en allégeant la protection sociale (c’est le cas de la Lettonie, par exemple), mais le chômage est resté élevé. 

La principale alternative à la vision néoclassique est une interprétation du keynésianisme qui met l’accent sur la "viscosité" (stickiness) des prix et des salaires. L’idée de base est que l'économie est soumise à des chocs de demande négatifs, à cause desquels les prix et des salaires se révèlent trop élevés. Mais il est difficile de réduire les salaires et les prix en raison de défauts de coordination. Réduire les salaires et les prix dans un secteur ou bien réduire les salaires sans toucher aux prix n'aide aucunement. En fait, la baisse des salaires ne peut que davantage déprimer la demande globale. Ainsi, l'économie est confrontée au sous-emploi pour une longue période. 

Si vous acceptez l'histoire des salaires rigides, alors vous comprenez la politique que soutiennent les nouveaux keynésiens dans le débat actuel. Celle-ci dot que, dans des conditions normales, la politique monétaire peut être utilisée pour éviter la déflation. En revanche dans une situation de "trappe à liquidité" (liquidity trap), telle que nous connaissons actuellement, où les taux d'intérêt sont à leur borne inférieure zéro (zero lower bound) et où l'expansion de l’offre de monnaie n'a aucun effet, il est nécessaire que les gouvernements génèrent directement de la demande via la politique budgétaire.

Beaucoup de keynésiens (notamment moi) et d'économistes critiques vis-à-vis du point de vue néoclassique ne sont pas satisfaits par cette théorie de la viscosité des prix ou du moins la considèrent comme incomplète. (…) Le gros problème avec l'histoire des salaires visqueux est qu'elle suppose implicitement un équilibre général unique qui serait associé à une répartition associée des salaires réels. Mais les processus politiques et la lutte des classes ont en réalité beaucoup de marge de manœuvre pour influer sur les salaires et le chômage fait en outre partie intégrante de cette lutte (l’"armée industrielle de réserve"). Donc, la réduction des salaires réels lors d’une dépression peut entraîner un nouvel équilibre caractérisé par un salaire plus faible, ce qui laisse les salaires en vigueur encore "trop élevés" pour équilibrer le marché du travail. Evidemment, il y a des limites à ce processus, mais elles peuvent ne pas être pertinentes. 

Sur le plan empirique, l'histoire des salaires visqueux implique que les salaires réels devraient être contracycliques (c’est-à-dire plus élevés en période de récession). Les versions alternatives du keynésianisme impliquent généralement le contraire. Les données empiriques sont malheureusement indécises sur ce point. 

Mais les désaccords qui existent entre les keynésiens ou entre les keynésiens et les différentes écoles hétérodoxes, sont moins importants que leur désaccord commun avec le point de vue néoclassique. Selon l’économie classique, une récession mondiale comme celle que nous observons, survenant simultanément dans plusieurs pays très différents et durant plusieurs années, devrait être impossible ou, du moins, hautement improbable. Pour que la vision classique fonctionne, plusieurs marchés du travail séparés et organisés différemment devraient être détraqués simultanément et rester dans cet état pendant une longue période. Mais l’improbabilité de cette hypothèse n’a pas ébranlé la foi des partisans de l’économie classique.  » 

John Quiggin, « The big issues in macroeconomics: Unemployment », in Crooked Timber (blog), 3 janvier 2013. Traduit par Martin Anota