Crédit : The Friedman Foundation for Educational Choice
« Lors d'un événement tenu en 2002 en l'honneur du 90ème anniversaire de Milton Friedman, Ben Bernanke, alors membre du conseil des gouverneurs de la Fed, lui a présenté une sorte de rameau d'olivier au nom de la Fed. "En ce qui concerne la Grande Dépression, vous avez raison, nous en sommes responsables", a concédé Bernanke. "Nous sommes vraiment désolés. Mais grâce à vous, nous ne la referons plus."
Le commentaire de Bernanke était une allusion au livre A Monetary History of the United States 1867-1960, publié en 1963, écrit par Friedman et l'économiste Anna Schwartz, dans lequel ils affirmaient que la politique monétaire menée par la Fed avait une énorme influence sur les récessions de l'économie américaine, y compris la Grande Dépression. Ce point de vue, bien que contradictoire avec la croyance générale de l’époque selon laquelle la monnaie avait un rôle limité dans les fluctuations économiques, a gagné en popularité et a influencé les actions adoptées par la Fed lors de la crise financière de 2008.
Tout au long de sa carrière, Friedman a défendu le monétarisme et le libre marché. Il estime qu'un cadre monétaire stable, caractérisé par une croissance régulière de la masse monétaire, est essentiel pour favoriser la stabilité et la prospérité économiques. De plus, il considérait le libre marché comme le meilleur moyen pour allouer les ressources et d’assurer la prospérité économique, et il pensait qu’il allait de pair avec la liberté individuelle. Ces idées ont longtemps été délaissées dans les cercles universitaires, mais elles se sont révélées être un autre domaine dans lequel, au fil du temps, la pensée dominante s’est rapprochée des idées de Friedman.
Un début de carrière en temps de crise
Étudiant talentueux, Friedman obtint son diplôme universitaire avant d'avoir 16 ans et poursuivit ses études universitaires à l'Université Rutgers. Comme il avait des facilités en mathématiques, il envisagea tout d'abord de se spécialiser dans cette matière. Le destin est intervenu par le biais d'Arthur Burns, doctorant à Rutgers, qui l'initia à la science économique à travers son cours intitulé "Business cycle". (Burns est devenu plus tard président du Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale et le présida durant la forte inflation des années 1970.)
Burns a présenté à Friedman des idées importantes en économie. Tout d’abord, il l’a initié à la théorie du cycle d’affaires. Deuxièmement, il lui a présenté les idées d'Alfred Marshall, connues sous le nom de marginalisme, qui décrivaient comment l'utilité marginale que les individus obtiennent en consommant une unité supplémentaire de service ou de bien influence leurs décisions économiques. Burns, impressionné par le jeune étudiant, lui demanda de relire sa thèse. Grâce à ses interactions avec Burns, non seulement Friedman apprit la pratique de l'érudition, mais le lien entre les deux hommes se resserra, au point que Friedman finit par le considérer comme un "père de substitution" (…), ayant perdu son père juste avant d'entrer à Rutgers.
À Rutgers, Friedman découvrit une autre idée importante en science économique à travers un livre de Frank Knight, professeur à l'Université de Chicago. Friedman a été initié au travail de Knight par un instructeur de Rutgers qui avait Knight comme conseiller de doctorat. Dans un cours sur l'assurance, l'instructeur utilisa le livre de Knight, Risk, Uncertainty and Profit, dans lequel Knight définit le risque et l'incertitude comme des concepts distincts (le risque peut être mesuré, l’incertitude non) et les utilisa pour discuter de questions plus fondamentales dans l'économie, comme « pourquoi les profits existent-ils ? »
Après avoir obtenu son diplôme en 1932, Friedman décida de poursuivre ses études supérieures en économie à l'Université de Chicago et non d’étudier les mathématiques à l'Université Brown. À l’époque, la faculté d’économie de l’Université de Chicago n’était pas connue pour sa perspective de laissez-faire comme elle le sera les années suivantes. Friedman était également exposé aux questions politiques de l’époque. Beaucoup blâmaient le capitalisme pour la Grande Dépression, alors en cours ; il y avait eu des manifestations en faveur du communisme et de la social-démocratie, tandis que le fascisme se propageait en Europe et que le Japon militariste montrait ses muscles.
À propos de cette période, l'économiste Allan Meltzer écrivit plus tard : "l'opinion dominante était alors que le capitalisme avait échoué, que l'avenir était une forme de socialisme et que la seule question était de savoir quelle devrait être son étendue. Keynes voulait des marchés libres pour les biens de consommation, mais la planification étatique de l’investissement". De nombreux économistes associaient la concurrence au gaspillage, comme dans le cas où plusieurs entreprises livraient du lait au même quartier ; on s’intéressait moins aux avantages que la concurrence pouvait offrir aux consommateurs.
Après avoir appris que son conseiller à Chicago serait absent, Friedman décida de passer sa deuxième année à l'Université de Columbia. Celle-ci était connue pour son approche interventionniste de l’économie. Les économistes de Columbia pensaient généralement que l'économie n'atteindrait pas naturellement un équilibre et qu'il était important de disposer de politiques actives bien planifiées de la part du gouvernement pour résoudre les problèmes économiques. En participant à des séminaires à Columbia, Friedman a été exposé à différentes idées sur la manière de faire face à la dépression à laquelle le pays était à l'époque confronté. Il ajouta une autre dimension à sa formation en suivant des cours d'économie mathématique d'Harold Hotelling. Ce fut une étape importante pour Friedman puisque la recherche en science économique devenait de plus en plus mathématisée.
Suite à ses passages à Rutgers, Chicago et Columbia, à la fin de sa deuxième année d'études supérieures, Friedman avait été exposé à un large éventail d'approches de l'économie, notamment la théorie néoclassique des prix, la théorie quantitative de la monnaie, l’économie institutionnelle et l’économie mathématique. (…)
Friedman débuta sa carrière dans le domaine des statistiques. En 1935, Friedman, alors âgé d'une vingtaine d'années, obtint un emploi de statisticien au National Resources Committee, une agence du New Deal à Washington. Préfigurant ses travaux ultérieurs sur l'inflation, il fut chargé de développer des méthodes pour calculer les pondérations pour l’indice des prix à la consommation. Il travailla ensuite pour le Trésor dans sa Division of Tax Research de 1941 à 1943. À ce moment-là, Friedman rejoignit le groupe de recherche statistique de Columbia, dirigé par Hotelling ; là, Friedman assista à l'utilisation des statistiques dans des projets liés à la guerre.
La montée du monétarisme
Après ses travaux en tant que statisticien, Friedman accepta un poste à l'Université de Chicago en 1946 pour enseigner la théorie des prix. Au cours des décennies qui suivirent, Friedman apporta d’importantes contributions à la macroéconomie, tandis des microéconomistes de Chicago, notamment George Stigler et Ronald Coase, remettaient en question les idées alors dominantes en faveur de l’intervention publique. Ce qui a émergé de leurs travaux a été une « école de Chicago » qui mettait l’accent sur l'importance de la liberté individuelle et de la limitation des interventions publiques pour la prospérité économique.
Alors que la plus célèbre contribution de Friedman, le monétarisme, a été exposée dans son livre de 1963 A Monetary History of the United States 1867-1960, écrit avec Anna Schwartz, elle a pris tout son sens dans les années 1970 lorsqu'elle gagna en influence auprès des décideurs politiques. Le livre analysait les principales fluctuations économiques connues par l’économie américaine entre 1867 et 1960 et décrit le rôle joué par la politique monétaire dans ces événements. Robert Hetzel, doctorant de Friedman et ancien économiste de la Fed de Richmond, estimait que "A Monetary History a été l'un des livres les plus influents du vingtième siècle en raison de la façon dont il a radicalement modifié les opinions sur la cause de la Grande Dépression". Le président de la Fed, Paul Volcker, et la Première ministre britannique Margaret Thatcher ont utilisé des éléments des travaux de Friedman pour maîtriser l'inflation à laquelle leurs pays étaient confrontés dans les années 1970 et au début des années 1980.
Le monétarisme affirme qu'à long terme la masse monétaire détermine le niveau des prix ou, comme le disait Friedman en 1970, "l'inflation est toujours et partout un phénomène monétaire". (Il a précisé plus tard qu'il faisait référence à une inflation persistante.) Ainsi, selon lui, les banques centrales atteindraient plus facilement l'objectif de stabilité des prix en ciblant le taux de croissance à long terme de la masse monétaire.
Au fondement du monétarisme, se trouve un concept appelé théorie quantitative de la monnaie, qui découle d'une identité comptable simple : MV = PQ, où M représente la masse monétaire, V représente la vitesse (la fréquence à laquelle un dollar change de mains), P représente le niveau des prix et Q représente la quantité de biens et services achetés et vendus. Selon les monétaristes, V reste relativement constant dans le temps. Ainsi, une modification de la masse monétaire entraînerait inévitablement (mathématiquement) une modification du niveau des prix. Friedman avait été exposé à ces idées à Chicago par l’intermédiaire de Knight et de l'économiste Henry Simons.
Les keynésiens, ainsi nommés en référence à l’économiste britannique John Maynard Keynes, avaient une vision différente des fluctuations économiques et de l’inflation. Ils ne croyaient pas que le type de politique monétaire préconisé par Friedman conduirait aux résultats économiques souhaités. Ils estimaient plutôt que, pour atteindre le plein emploi, il fallait que le gouvernement utilise la politique budgétaire pour influencer la demande globale.
Ces différences de points de vue sur la façon par laquelle l’équilibre macroéconomique est atteint et sur le rôle de la politique monétaire jouaient sur la manière par laquelle les monétaristes et les keynésiens envisageaient la Grande Dépression. Les keynésiens interprétaient cette dernière comme résultant d’une insuffisance de la demande globale auquel il était préférable de remédier par la politique budgétaire. Leur influence a stimulé la « révolution fiscale » aux Etats-Unis : le budget gouvernemental n’est plus seulement considéré comme un moyen de soutien à des fonctions gouvernementales limitées mais nécessaires, il est désormais également considéré comme un outil de stabilisation de l'économie. Friedman et Schwartz, de leur côté, considéraient la Grande Dépression comme un échec de la politique monétaire : la Fed n’aurait pas réussi à fournir aux banques les liquidités nécessaires pour empêcher que des paniques bancaires n’entraînent des faillites bancaires.
Un autre domaine dans lequel Friedman a apporté une contribution notable est l’hypothèse du revenu permanent. S'appuyant sur les travaux antérieurs de l'économiste Dorothy Brady et de son épouse Rose Friedman, il a développé une théorie selon laquelle la consommation des individus dépend de leurs perspectives de revenus à long terme, c'est-à-dire de leur « revenu permanent », plutôt que de leurs seuls revenus actuels, et il fournit des preuves empiriques en faveur de cette théorie.
Keynes avait déjà affirmé qu’à mesure que les individus gagnent de l’argent, ils augmentent leur consommation, mais moins que n’augmente leur revenu. Les économistes ont formulé le problème de manière mathématique et ont appelé la relation obtenue « la fonction de consommation ». Keynes a affirmé que la division entre consommation et épargne est déterminée par le revenu disponible de l’individu et a inventé le terme d’« hypothèse de revenu absolu ».
Rose Friedman et Brady ont remis en cause l'hypothèse du revenu absolu de Keynes. Dans un article intitulé "Savings and the Income Distribution", ils ont affirmé que les taux d'épargne et de consommation des ménages dépendaient de leur revenu relatif mais pas du revenu absolu au sein de leur voisinage, ce qui était connu sous le nom d'"hypothèse du revenu relatif". Margaret Reid, une autre économiste, a également contribué aux recherches dans ce domaine.
S’appuyant sur ces travaux, Friedman a modélisé la consommation en fonction du revenu permanent et du revenu transitoire et, à travers son analyse, il a affirmé que la consommation dépend du revenu permanent. Il a rappelé plus tard : "le catalyseur qui m'a permis de combiner mes travaux antérieurs sur la consommation avec l'analyse des revenus professionnels dans l'hypothèse du revenu permanent a été une série de conversations au coin du feu dans notre chalet d'été du New Hampshire avec ma femme et deux de nos amis, Dorothy S. Brady et Margaret Reid, qui travaillaient tous à l'époque sur la consommation".
L’hypothèse du revenu permanent avait des implications en matière de politique budgétaire et remettait là aussi en cause les idées keynésiennes. Comme dans la controverse autour des interventions publiques visant à maintenir l'équilibre macroéconomique, la théorie de Keynes justifiait les interventions publiques visant à aider les économies à échapper aux récessions. Son hypothèse du revenu absolu suggérait que, pour éviter les récessions, les gouvernements devraient transférer de l'argent aux citoyens ou augmenter les dépenses publiques pour augmenter les revenus des bénéficiaires et les encourager à dépenser l'argent reçu. L’hypothèse du revenu absolu impliquait que les individus augmenteraient leurs dépenses et leurs investissements à mesure que leurs revenus augmenteraient, que ce soit temporairement ou non.
En revanche, l'hypothèse du revenu permanent de Friedman postule que la consommation d'un individu est déterminée par son revenu permanent anticipé ; selon ce point de vue, si les gouvernements transfèrent de l’argent aux citoyens ou augmentent les dépenses publiques pour augmenter leur niveau de revenu et si les citoyens considèrent cette augmentation des revenus comme temporaire, alors l’effet sur leurs dépenses, et donc sur l’économie, sera limité. Aujourd’hui, les modèles macroéconomiques de pointe intègrent l’hypothèse du revenu permanent pour certains consommateurs, tout en admettant la possibilité que les contraintes d’emprunt obligent certains ménages à consommer en fonction de leur revenu actuel.
La diffusion des idées de Friedman au public
Au-delà de ses travaux, Friedman était un intellectuel public très actif et visible. Il s'est largement engagé auprès du public à travers ses livres et articles et il a participé à des débats et des forums. Ses engagements les plus notables incluent son livre de 1962 Capitalisme et liberté et sa série télévisée de 1980 Free to Choose et le livre qui l'accompagnait.
Dans Capitalisme et liberté, Friedman a défendu l'idée selon laquelle l'augmentation du niveau de vie est le résultat du libre marché. Il a formulé des recommandations dans ce livre sur un large éventail de questions politiques dans des domaines tels que la fiscalité, l'éducation, les licences et les taux de change.
Friedman a encore élargi sa portée lorsqu'il a commencé à écrire une chronique régulière pour le magazine Newsweek en 1966. En 1970, dans un article du New York Times, il s'est opposé aux interprétations larges de la responsabilité des entreprises, estimant que la principale responsabilité des entreprises est de générer autant de profits que possible pour leurs actionnaires. Il a soutenu que le gouvernement doit servir les intérêts sociaux en taxant la population et en fournissant des infrastructures publiques. Les entreprises, en revanche, ont la responsabilité de faire des choses qui servent le meilleur intérêt de l’entreprise et non de la société dans son ensemble.
La série Free to Choose a vu le jour à la fin des années 1970, peu après que Friedman ait reçu le prix Nobel d’économie en 1976. (…) Il a abordé des sujets tels que l'éducation, la protection des travailleurs et l'inflation. Par exemple, sur le thème de l'éducation, Friedman affirmait que (…) l'enseignement primaire et secondaire aux États-Unis devait être largement privatisé et permettre le développement d’établissements à but lucratif afin de promouvoir la concurrence dans les écoles publiques. Il a soutenu que la mise en place d'un chèque d'éducation (voucher) universel permettrait le transfert de l'éducation du gouvernement aux entités privées. (…)
L'héritage d'un économiste
Les travaux de Friedman ont eu des conséquences importantes pour la profession des économistes et pour le pays dans son ensemble. Certaines des politiques majeures qu’il préconisait ont été adoptées dans leur totalité ou en partie, notamment les taux de change flottants, le recours à des militaires volontaires et, dans certains États et certaines localités, les bons d’éducation (vouchers).
En politique macroéconomique, l’importance de la politique monétaire pour la stabilité économique est largement reconnue. (…) (La Fed ne suit pas la règle proposée par Friedman consistant à cibler un taux de croissance de la masse monétaire. la Fed, comme de nombreuses banques centrales, cible plutôt un taux d’inflation.)
Malgré l’énorme influence de Friedman dans le domaine économique, il existe des domaines dans lesquels, même 18 ans après sa mort en 2006, l’étendue de son héritage reste floue. Parmi ceux-ci figure la nature de la responsabilité des entreprises : les idées de l’essai qu’il a publié dans les pages du New York Times en 1970 restent controversées et, ces dernières années, des investisseurs activistes et d’autres ont poussé les entreprises à agir sur les questions environnementales et sociales. La Business Roundtable, un groupe de PDG de grandes entreprises, a publié une déclaration en 2019 inversant son soutien de longue date aux principes de primauté des actionnaires. (…) »
Julian Kikuchi, « Milton Friedman, dissenter », in Richmond Fed, Econ Focus, troisième trimestre 2024. Traduit par Martin Anota
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