vendredi 23 août 2024

Le rôle changeant du dollar américain

« Le dollar américain est la monnaie dominante dans le monde. Cependant, dans un contexte de fragmentation géopolitique croissante, de conflits commerciaux et financiers internationaux et de contrecoup populiste à la mondialisation dans de nombreuses démocraties occidentales, il y a des spéculations persistantes quant à une mise en péril du statut du dollar. Ce billet explique le rôle du dollar américain dans l'économie mondiale et le débat à propos de son avenir.

Comment le dollar est-il utilisé à l’étranger ?

Les réserves. Les gouvernements et les banques centrales à travers le monde détiennent des actifs libellés en dollars, généralement des titres du Trésor américain, comme réserves pour gérer le taux de change de leur monnaie ou faire face aux chocs économiques. Les actifs en dollars représentent environ 59 % des réserves mondiales de devises étrangères ; la deuxième part la plus importante est celle de l'euro, à 20 %.

L’emprunt. Les gouvernements et les entreprises étrangères empruntent de l’argent en dollars pour assurer leurs créanciers contre le risque de change ; 64 % de la dette mondiale est libellée en dollars.

Les paiements. Le dollar représente une part importante des paiements internationaux (58 %, hors paiements au sein de la zone euro) et des transactions de change.

Le commerce. Le dollar joue un rôle majeur dans le commerce mondial. En 2022, il était utilisé dans 54 % des factures du commerce extérieur mondial.

Le graphique ci-dessous illustre le rôle du dollar dans l’économie mondiale à travers six dimensions (les réserves de change, la dette internationale, les prêts internationaux, les paiements internationaux, les factures commerciales et les marchés des changes étrangers) par rapport à ses principaux concurrents : l’euro, la livre sterling, le yen japonais et le renminbi chinois.

Pourquoi le dollar est-il la monnaie dominante dans le monde ?

Le dollar américain est la monnaie dominante dans le monde depuis les années 1920, lorsqu'il a détrôné la livre sterling.

Les États-Unis ont une économie vaste et dynamique (représentant 26 % du PIB mondial) et d'un historique de stabilité soutenu par la protection des investisseurs et l'État de droit. La taille et la stabilité de l'économie américaine font du dollar une réserve de valeur efficace et une valeur refuge pour les investisseurs étrangers, qui lui font confiance. Et comme le note Eswar Prasad de Brookings : "Les turbulences économiques et géopolitiques ne font qu'intensifier la quête d'investissements sûrs, ramenant habituellement les investisseurs vers le dollar, qui reste la monnaie la plus fiable".

En outre, le dollar est ancré dans le commerce et la finance mondiaux. Les entreprises américaines jouent un rôle important dans le commerce mondial. Les entreprises et les gouvernements étrangers fonds des transactions et échangent des dollars, même lorsque les entreprises américaines ne sont pas impliquées dans la transaction. De plus, les États-Unis sont le premier bénéficiaire et la première source d'investissements directs étrangers au monde. Les marchés des capitaux américains sont profonds, ouverts sur le monde et très liquides, ce qui facilite l'achat de dette américaine par les investisseurs étrangers. Le dollar est facilement convertible (c’est-à-dire facile à acheter ou à vendre sur les marchés des changes), tandis que les banques centrales du monde entier l'utilisent pour préserver la valeur de leurs devises. La Fed accorde des lignes de swap aux banques centrales étrangères, leur fournissant ainsi des liquidités en dollars en période de fortes tensions financières. Enfin, il est difficile de modifier la structure du système financier international. Les États-Unis contribuent à la supervision des infrastructures et des institutions qui dominent l'ordre financier international, notamment la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT), une plateforme de messagerie de paiement interbancaire, et le Clearing House Interbank Payments System (CHIPS), une chambre de compensation de paiements interbancaires.

Quels sont les avantages et les coûts d’un dollar dominant pour les États-Unis ?

Les avantages d'un dollar dominant ont été qualifiés de "privilège exorbitant" pour les États-Unis. Il réduit le coût des emprunts et le service de la dette pour le gouvernement et les consommateurs américains ; cela signifie également que les États-Unis peuvent emprunter davantage qu'ils ne le pourraient autrement. Pour les consommateurs, un dollar dominant, par l'intermédiaire du taux de change, réduit le coût des importations, facilitant l'achat de biens bon marché à l'étranger. Le statut de réserve mondiale du dollar réduit le risque que les États-Unis soient confrontés à une crise de change, dans laquelle une dévaluation soudaine du dollar pourrait stopper les importations, détériorer les termes de l'échange et provoquer une crise financière. (Cela fonctionne aussi en sens inverse : les autres pays deviennent plus sensibles au dollar et aux conditions financières américaines.) En outre, l’ubiquité du dollar confère aux États-Unis un pouvoir sur le système financier international, notamment sous la forme de sanctions.

La domination du dollar a aussi des coûts pour les États-Unis Avec un dollar dominant, selon l'économiste Michael Pettis  du Carnegie Endowment for International Peace, "les États-Unis doivent laisser les capitaux circuler librement à travers leurs frontières et absorber les déséquilibres d'épargne et de demande des autres pays, c'est-à-dire qu'ils doivent enregistrer des déficits pour compenser les excédents des autres et leur permettre de convertir leur excédent de production et d'épargne en actifs américains en achetant des biens immobiliers, des usines, des actions ou des obligations". Ces déséquilibres économiques pourraient accroître l'endettement américain, comme l'excédent d'épargne se dirige vers des actifs américains sûrs depuis l'étranger. La demande étrangère pour le dollar peut aussi exercer une pression à la hausse sur le taux de change du dollar, même à un moment où les conditions économiques pousseraient sinon le taux de change du dollar à la baisse.

Le dollar perd-il sa part de marché ?

Oui, selon certains indicateurs. Par exemple, la part du dollar dans les réserves mondiales a chuté en passant de plus de 70 % en 2000 à 59 % aujourd'hui.

Répartition des réserves de change dans le monde selon la devise (en %)

Les réserves de change étrangères n’affluent pas vers les principaux concurrents du dollar, l'euro et le yen. Elles affluent plutôt vers ce que l'on appelle parfois des "monnaies non traditionnelles", comme le dollar canadien, le dollar australien et le renminbi chinois. Hormis la Chine, ce sont des monnaies de pays stables, dotés d'économies solides et entretenant des relations étroites avec les États-Unis. Cette stabilité, combinée aux rendements plus élevés des réserves que les banques centrales peuvent gagner en diversifiant leurs avoirs en devises, pourrait expliquer en partie cette évolution.

Répartition des réserves de change dans le monde selon la devise (en %)

Le désengagement vis-à-vis du dollar a également été prononcé dans les pays préoccupés par les sanctions financières américaines, comme la Russie et la Chine, et par l'hégémonie du dollar. Ces banques centrales ont également augmenté leurs avoirs en or, même si ce dernier ne représente qu'un faible pourcentage (environ 10 %) des réserves totales des banques centrales.

Le dollar est-il destiné à perdre sa domination ?

La plupart des économistes pensent que non, du moins pas dans un avenir immédiat. Premièrement, dans certains cas, l'importance du dollar a augmenté, pas diminué. L'encours des titres de dette libellés en dollars est par exemple passé de 49 % en 2010 à 64 % en 2024.

Deuxièmement, les monnaies concurrentes, comme l'euro ou le renminbi chinois, ne partagent pas les caractéristiques qui ont rendu le dollar dominant. L’essentiel de la dette publique en Europe est émise par les États-membres, non par l'UE, et la crise de la zone euro a nui à l'attrait de cette monnaie. Le gouvernement chinois maintient un contrôle strict des capitaux pour gérer ses taux de change, ce qui rend difficiles les sorties de capitaux du pays et le renminbi est très illiquide.

Bien que le rôle du dollar dans l'économie mondiale soit contesté, Steve Kamin de l'American Enterprise Institute et Mark Sobel de l'Official Monetary and Financial Institutions Forum soutiennent que les États-Unis peuvent maintenir les avantages d'un dollar fort sur le long terme en "[préservant] les caractéristiques et propriétés uniques du système économique et financier américain, [en menant] des politiques macroéconomiques américaines saines, [en évitant] l'abus unilatéral de sanctions financières et [en maintenant] la confiance mondiale dans la capacité de l'Amérique à agir de manière responsable et à s'acquitter de sa responsabilité particulière pour la bonne gestion du système monétaire international".

Quels sont les défis à la domination du dollar ?

Les sanctions. Depuis 2010, les États-Unis ont intensifié leur usage des sanctions. Les critiques des sanctions américaines affirment que les États-Unis ont "armé le dollar", en particulier quand les Etats-Unis imposent des sanctions sans le soutien de leurs alliés et partenaires. En Chine et dans les pays alignés sur la Chine comme la Russie, les dirigeants aspirent à commercer et prêter dans leurs propres devises, loin du regard vigilant de l'Oncle Sam. Le gouvernement chinois, par exemple, a promu le renminbi comme alternative au dollar pour le commerce et le financement du développement, dans le cadre de son initiative des "nouvelles Routes de la soie". Les dirigeants de l'alliance BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ont étudié la possibilité de développer une monnaie commune, bien que la plupart des experts lui accordent peu de chances de succès. Si les États-Unis se montrent capricieux avec les sanctions, agissent unilatéralement et ne parviennent pas à développer une doctrine de gouvernance économique, le dollar pourrait être détrôné, a averti Janet Yellen, la secrétaire au Trésor.

La dette et les dysfonctionnements. La politique américaine est controversée et polarisée. La politique budgétaire est indisciplinée, avec le ratio dette publique/PIB atteignant des sommets inédits. Les agences de notation ont dégradé la note de crédit à long terme des États-Unis. En proie à des querelles budgétaires, le Congrès a paralysé le gouvernement à plusieurs reprises. Une instabilité politique accrue pourrait éroder la confiance des investisseurs dans le dollar.

La technologie. Les innovations en matière de technologies de paiement pourraient réduire le rôle du dollar dans l'économie mondiale. Josh Lipsky, directeur principal du Geoeconomics Center de l'Atlantic Council, note que la dédollarisation "concerne moins la manière dont les pays détiennent leurs réserves de change et leur montant en dollars (qui est la façon habituelle par laquelle nous mesurons cela) que la manière par laquelle les règlements sont faits". Les transactions impliquant différentes devises ont longtemps été lentes, coûteuses et difficiles à suivre en temps réel ; il était plus facile de connaître instantanément la valeur d'une monnaie en dollars américains que dans certaines devises moins utilisées. Mais la situation est en train de changer. Comme l'explique Eswar Prasad de Brookings :"Par exemple, les transactions entre paires de devises des pays émergents sont de plus en plus faciles à réaliser à mesure que les marchés financiers et les systèmes de paiement deviennent plus mâtures. En général, convertir ces devises en dollars, et inversement, est plus simple et moins coûteux que de les échanger entre elles. Mais la Chine et l'Inde, par exemple, n'auront bientôt plus besoin de convertir leurs devises respectives en dollars pour réaliser des échanges commerciaux à moindre coût. En effet, l'échange direct de renminbis contre des roupies deviendra moins cher. Par conséquent, la dépendance aux 'monnaies véhiculaires', en particulier au dollar, diminuera".

Les monnaies numériques des banques centrales pourraient également bouleverser le rôle du dollar en tant que devise "intermédiaire" en réduisant les délais de règlement, rendant moins cher et plus facile le commerce de devises autres que le dollar et, contrairement à SWIFT et CHIPS, en intégrant la messagerie et les paiements.

Les gouvernements étrangers ont pris note. En 2015, la Chine a mis en place un système de paiement interbancaire transfrontalier qui, en plus d'intégrer des systèmes de messagerie et de paiement, permet aux pays de contourner SWIFT, CHIPS et le dollar. SWIFT reste bien plus important que CIPS, bien que ce dernier ait connu une croissance rapide ces dernières années. Les Chinois développent également mBridge, une monnaie numérique de banque centrale. La Réserve fédérale a mis en place FedNow, un réseau de paiement instantané, mais les États-Unis pourraient prendre du retard sur le reste du monde en matière de technologies de paiement. Comme le souligne Jared Cohen de Goldman Sachs : "Si la position du dollar devait changer, ce serait par évolution, et non par révolution". »

Sam Boocker & David Wessel, « The changing role of the US dollar », 23 août 2024. Traduit par Martin Anota


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