samedi 22 novembre 2025

Comment négocier avec la Russie

« La nuit dernière, la Russie a attaqué les civils ukrainiens avec plus de cinq cents drones, missiles de croisière et roquettes. La plupart ont été abattus, mais une roquette a atteint Ternopil, dans l'ouest de l'Ukraine, frappant un immeuble d'habitation et tuant au moins vingt-cinq civils, dont trois enfants. A travers le pays, des immeubles, des commerces, des bureaux de poste et des centrales électriques étaient en flammes. Il s'agit du dernier grand crime de guerre dans la guerre criminelle de la Russie.

Entre-temps, nous avons appris que Poutine et Trump (ou leurs émissaires) se sont consultés en secret à propos d'un règlement pour mettre fin au conflit favorable à la Russie. Compte tenu des pièges inhérents au fait de laisser un agresseur décider de l'issue de sa guerre, je vais tenter de prendre du recul et de donner un rapide aperçu, éclairé par l’histoire, du possible déroulement des négociations. Voici dix principes fondamentaux :

1. Dans des négociations efficaces, les concessions ne sont pas faites à l'avance. Personne ne sait encore ce que nous concédons (au nom des Ukrainiens) dans l’actuelle proposition, mais par le passé l'administration Trump a évoqué d'énormes concessions : que l'Ukraine ne rejoigne pas l'OTAN ; que les Russes ne soient pas poursuivis pour crimes de guerre ; que la Russie ne verse pas de réparations de guerre. Il est contre-productif et injuste de faire des concessions à l'avance en contrepartie de rien, et surtout de les faire au nom des autres.

2. Les Ukrainiens doivent être entendus. Les responsables de l'État agresseur russe sont heureux que leur position soit la base de la proposition américaine. Les Américains devraient écouter les Ukrainiens. Les Russes savent pourquoi ils ont envahi l'Ukraine. Ils savent comment ils pensent pouvoir dominer le pays et détruire son indépendance. Rien n'indique que cette administration ait pris conscience que ce sont les objectifs de la Russie, ni qu'elle comprenne suffisamment le fonctionnement des États ukrainien et russe pour reconnaître le danger. Si l'on empêche les Ukrainiens de dénoncer l'évidence, ils en souffriront, et nous aussi. Dans des billets précédents, j'ai abordé ces questions en détail.

3. Les accords qui excluent les parties concernées ont peu de chances d'aboutir. Après la Première Guerre mondiale, les pays considérés comme agresseurs ont été exclus d’une grande partie des négociations. La Seconde Guerre mondiale a eu d'autres causes, mais celle-ci en était une. La situation aujourd’hui est bien plus dramatique : le pays qui est manifestement la victime, l'Ukraine, a été exclu. Ce qui mène à :

4. Les circonstances du déclenchement de la guerre sont importantes. Depuis la Seconde Guerre mondiale, un principe fondamental de l'ordre international a été que toute agression visant à modifier les frontières d'un État est illégale. Un règlement qui avantage la Russie affaiblit l'ordre international et accroît le risque de guerre à l’avenir. Un règlement qui défend l'Ukraine fait l’opposé : il renforce l'ordre mondial et réduit le risque de guerre à l’avenir.

5. Une guerre nucléaire serait une issue catastrophique. En résistant avec succès à la Russie, l'Ukraine réduit considérablement le risque de guerre nucléaire. Mais si l'Ukraine est perçue comme vaincue (par exemple, en étant contrainte à un accord injuste), d'autres pays, en Europe et en Asie, en concluront qu'ils doivent se doter de l'arme nucléaire pour dissuader la Russie (ou la Chine) de les envahir à l’avenir. C’est déjà largement débattu et généralement admis. La prolifération nucléaire conduirait à un monde bien plus dangereux et augmenterait considérablement le risque de guerre nucléaire. Pour éviter cela, il est essentiel que la communauté internationale reconnaisse que l'Ukraine s'est défendue avec succès. C’est un garde-fou raisonnable pour toute proposition d'accord.

6. Les participants doivent prendre en considération leurs propres vulnérabilités. Le désir du président Trump de recevoir le prix Nobel de la paix est peut-être la vulnérabilité émotionnelle la plus connue dans l'histoire des relations internationales. Mais si ce désir le conduit à une tentative de règlement de paix hâtive et malavisée, la guerre ne fera qu'empirer. Les Russes seront ravis de soutenir une campagne de relations publiques visant à faire attribuer le prix Nobel à Trump, tout en intensifiant leur guerre contre l'Ukraine après une tentative de règlement imprudente.

7. La politique à l’intérieur des pays compte aussi. Les démocraties diffèrent des tyrannies et se battent pour des raisons différentes. La Russie se bat car Poutine a des idées personnelles à propos de sa place dans l'histoire. L'Ukraine se bat car les Ukrainiens ne veulent pas être assujettis. Il s'ensuit que pour pousser l'Ukraine à mettre fin à la guerre, il est indispensable d'impliquer le peuple ukrainien et non le seul président Zelensky. L'administration américaine semble partir du principe que cette guerre n'est qu'un différend foncier entre deux hommes. Or, les Ukrainiens ne se battent pas pour Zelensky. Ils se battent pour leur vie et pour leur conception d’une vie digne. Même si nous pourrions oublier les campagnes d’exécutions de masse, les actes de torture et les enlèvements d'enfants, eux ne le peuvent pas. Les "garanties de sécurité" ne sont donc pas une abstraction.

8. Des mécanismes contraignants sont nécessaires. La Russie a violé tous les accords qu’elle a conclus avec l’Ukraine. Les assurances de Moscou selon lesquelles la Russie n'attaquera pas sont encore pires que dénuées de sens. Les promesses d’assistance sont également vides de sens : nous en avions déjà donné en 1994 lorsque l'Ukraine a renoncé à l'arme nucléaire, et cela n'a guère été utile. Les mécanismes contraignants impliquent des actions qui sont automatiquement déclenchées en cas de nouvelle agression russe. Et cela n'est possible qu’au sein d’institutions. Les Ukrainiens ont raison de vouloir rejoindre l'OTAN. C'est une véritable garantie de sécurité. La Russie attaque les pays qui n’appartiennent pas à l'OTAN. Elle n'attaque pas les pays-membres.

9. Pour l'Ukraine, la notion cruciale est celle de souveraineté. Il en va de même pour la Russie : l'objectif est de faire en sorte que cette guerre aboutisse à une situation où il n'existe plus d'État ukrainien souverain. Cela signifie que les négociateurs doivent faire preuve d'une grande prudence afin d'éviter toute ingérence russe dans la politique domestique ukrainienne : par exemple, exiger des modifications de la Constitution ou demander l'adoption de certaines lois. Par ailleurs, cela signifie aussi que les négociateurs doivent respecter les principes fondamentaux de la politique étrangère d'un pays : le droit de choisir ses alliés, de décider du stationnement de troupes étrangères sur son territoire et de définir sa propre politique de défense et sa propre politique étrangère. Un accord qui ne respecterait pas la souveraineté ukrainienne sur ces points essentiels serait non seulement illégal et injuste, mais il cautionnerait aussi l'agression russe de la manière la plus fondamentale, en garantirait la poursuite et déstabiliserait la région et le monde.

10. La paix ne se résume pas à l'absence d'hostilités à un instant donné. La paix implique que l'Ukraine se reconstruise. Si la reconstruction de l’Ukraine n'est pas au cœur d'un accord de paix, la paix ne pourra se maintenir. La reconstruction offrira d'immenses opportunités économiques aux alliés de l'Ukraine, bien plus importantes et prévisibles que celles que l’on peut trouver en Russie. L'Ukraine a besoin d'une aide à long terme pour ses organisations non gouvernementales, ses régions et son gouvernement central, ainsi que d'une adhésion à l'Union européenne. Ce n’est pas quelque chose qui peut se faire dans la précipitation. Et bien sûr, la participation de tous les alliés de l'Ukraine s’avère indispensable.

Dans un billet précédent, j'ai abordé plus en détail les problèmes probables, bien plus en détail qu'ici. Dans une vidéo précédente, j'ai évoqué certains des problèmes sous-jacents aux négociations avec la Russie. J'espère que cet essai apportera un peu de clarté dans la confusion actuelle.

On peut mettre fin à cette guerre, mais la logique fondamentale demeure celle qu’elle a toujours été : il faut soutenir les Ukrainiens pour que la Russie n’aspire plus à détruire leur pays. C’est le fondement. Les négociations ne pourront aboutir qu’une fois cela acquis. »

Timothy Snyder, « How to Negotiate with Russia. Account for history, law, and above all Ukraine », Thinking About… (blog), 19 novembre 2025. Traduit par Martin Anota

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