« Si l’on simplifie les choses, il y a deux théories concurrentes qui permettent d'expliquer pourquoi l'Argentine a une longue histoire de turbulences financières.
L'une d’elles met en avant la tradition argentine de clientélisme politique, son système complexe de fédéralisme budgétaire (et la difficulté à contenir les puissants gouverneurs provinciaux) et les difficultés résultantes auxquelles l'Argentine fait face pour maintenir la discipline budgétaire. Le président libertarien à la tronçonneuse a, semblerait-il, avoir résolu ce problème. Le budget officiel est à l’équilibre et le vrai déficit, c’est-à-dire celui incluant le déficit "caché" de la banque centrale, a été considérablement réduit.
L'autre théorie souligne la difficulté à laquelle l'Argentine fait face pour générer des devises étrangères , ainsi que les risques engendrés par le faible niveau de ses réserves de change par rapport à ses importants besoins d'importations et à son stock relativement important de dette extérieure.
L'Argentine a besoin de réserves de change, en partie parce qu’elle n’a pas de base d’exportation robuste. Ses exportations de biens oscillent généralement entre 60 et 90 milliards de dollars par an. La balance des services affiche un déficit chronique. Ce n’est pas une somme d'exportations importante au regard de la dette extérieure de 200 milliards de dollars de l'État (y compris celle de la Banque centrale argentine) et de la dette extérieure totale de près de 300 milliards de dollars de l'économie. En réalité, l'Argentine serait bien davantage en difficulté si elle devait rembourser aux taux du marché sa dette extérieure, qui est en grande partie sous la forme d'obligations à faible coupon issues de la restructuration de 2020 et de prêts publics.
De ce point de vue, le récent besoin d'aide de la part des États-Unis pour l'Argentine n'est guère surprenant. Le président Milei a hérité d'une banque centrale exsangue, ainsi que d'un budget boursouflé.
Il a initialement autorisé une dépréciation nécessaire et a fortement réduit les importations pour reconstituer les réserves, tout en sabrant impitoyablement les dépenses publiques, notamment avec des coupes draconiennes dans les investissements publics qui ne sont pas soutenables à long terme.
Le président Milei a alors adopté une politique de peso fort afin de réduire l'inflation. Le peso a été autorisé à se déprécier lentement par rapport au dollar (un flottement rampant, ou crawl), mais à un rythme inférieur à celui de l'inflation. La valeur réelle du peso (c’est-à-dire corrigée des prix) a fortement augmenté, tout comme les importations.
Le maintien d'un peso fort a primé sur la reconstitution des réserves de change. Le flottement rampant a été remplacé par une bande de fluctuation lorsque l'Argentine a obtenu du FMI un nouveau prêt de 12 milliards de dollars en avril.
Cette injection de liquidités a principalement été utilisée pour compenser les remboursements de la dette en devises étrangères. Les achats de devises prévus sur le marché ont été reportés afin de soutenir la vigueur du peso. L'Argentine a ainsi manqué l'objectif de réserves fixé par son programme du FMI (ses réserves nettes avoisinaient les -5 milliards de dollars alors que la cible était de -1 milliard ; le FMI exclut le swap de la Banque populaire de Chine et les dépôts en devises des banques et du fonds de garantie des dépôts). L'Argentine a dû obtenir une dérogation à sa cible de réserves nettes pour recevoir la deuxième tranche de fonds du FMI à la fin de l'été. Ce fut un signal très clair, comme la cible de réserves avait été présentée en avril comme la condition du soutien du FMI.
Il convient d'examiner de plus près les réserves de l’Argentine. La banque centrale déclare détenir environ 40 milliards de dollars de réserves totales, un montant gonflé par les 14 milliards de dollars reçus de la part du FMI cette année et les 40 milliards empruntés par le président Macri en 2018 et 2019. Mais même en faisant abstraction du fait que les réserves de change de l'Argentine sont bien plus faibles que la somme de 54 milliards de dollars empruntés au FMI au fil des ans, le total annoncé est trompeur.
Après déduction des 7 milliards de dollars en or (utilisables en cas d'urgence, mais non pour la gestion courante du taux de change), le montant des avoirs en devises étrangères s'élève à environ 33 milliards de dollars. Mais 13 milliards de dollars de cette somme sont détenus en yuans chinois et ils ne peuvent être utilisés qu'avec l'autorisation de la banque centrale chinoise, une autorisation qu’un allié régional des États-Unis n’est guère susceptible d’obtenir. Sur les 20 milliards de dollars restants, plus de 12 milliards correspondent à des devises étrangères que les banques commerciales domestiques ont déposées auprès de la banque centrale et 2 milliards proviennent des fonds de garantie des dépôts argentins. Ces réserves ne peuvent être utilisées sans mettre en péril la stabilité du système bancaire. Le montant de réserves qui sont réellement utilisables est donc très limité, bien en deçà de 10 milliards de dollars.
La définition des réserves nettes du programme du FMI exclut les fonds récemment empruntés auprès du FMI, le swap avec la Chine, les 12 milliards de dollars que le gouvernement doit aux banques domestiques et les 2 milliards de dollars en devises étrangères du fonds de garantie des dépôts argentin. Il en résulte un solde négatif […].
Il y a d'autres dettes libellées en devises étrangères. Par exemple, la banque centrale a vendu pour 9 milliards de dollars de contrats libellés en pesos qui offrent une assurance contre les fluctuations du taux de change du peso vis-à-vis du dollar américain.
L'Argentine ne dispose tout simplement pas d'un niveau satisfaisant de réserves de change, et ce, quel que soit l’indicateur retenu.
Ce faible niveau de réserves (et le fait que le gouvernement ait préféré rechercher un peso fort plutôt que de reconstituer les réserves au printemps et en été) explique pourquoi l'Argentine a dû compter sur environ 2 milliards de dollars d'achats de pesos par le Trésor américain pour maintenir le peso dans sa nouvelle fourchette de change avant les récentes élections.
De plus, l'Argentine s'est vu promettre un soutien encore plus important de la part de l'administration Trump après les élections, à savoir une ligne de swap de 20 milliards de dollars qui permettrait à sa banque centrale de reconstituer ses réserves de dollars épuisées.
L'Argentine est désormais confrontée à un choix crucial.
En Argentine, beaucoup croyaient que les pressions sur le peso étaient largement dues à l'incertitude électorale et à la possibilité que l'opposition obtienne un score suffisant pour annuler les coupes budgétaires du président Milei. Les détenteurs de pesos argentins hésitaient à les conserver s'il y avait un risque de perte de soutien politique pour le gouvernement – et potentiellement une perte d'accès au programme d'échange de 20 milliards de dollars du Trésor américain. Mais cette incertitude est désormais dissipée et, avec une orientation politique claire et un engagement en faveur de la stabilité du taux de change, les Argentins pourraient rapatrier leurs dollars détenus à l'étranger, générant ainsi un flux qui soutiendrait le peso et permettrait à l'Argentine d'afficher un léger déficit de son compte courant. Iván Werning, du MIT, a présenté cet argument de manière convaincante.
Les partisans de ce point de vue, parmi lesquels semble figurer le secrétaire au Trésor américain Bessent, notent que la valeur du peso corrigée de l'inflation a chuté d'environ 15 % (selon l'indice de la BRI) au cours de l'année et affirment donc que le peso peut se maintenir dans la nouvelle fourchette avec un modeste soutien additionnel de la part des États-Unis (et peut-être du FMI à l'avenir).
Mais cette approche comporte des risques importants. Les réserves de l’Argentine étaient déjà instables avant même la forte hausse de l'incertitude électorale en septembre et octobre. Si l'on exclut les nouveaux fonds du FMI et des autres bailleurs de fonds publics (la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement), l'Argentine a puisé dans ses réserves environ 10 milliards de dollars entre fin décembre et fin août.
Les exportations ne devraient pas augmenter beaucoup plus non plus, même si le total d'octobre sera gonflé par la vente exceptionnelle d'un stock important de soja après que la taxe à l'exportation ait été temporairement suspendue.
Pour éviter un déficit courant encore plus important à l’avenir, il est donc nécessaire de ralentir la croissance des importations. Or, rien n'indique pour l'instant que le peso soit suffisamment faible pour dissuader les Argentins de dépenser à l'étranger. Au contraire, de nombreux éléments suggèrent l’inverse.
Il y a deux autres facteurs additionnels qui compliquent le rétablissement de l’autonomie financière de l'Argentine.
L'ajustement mensuel de la bande de fluctuation du taux de change argentin n'est que d'un point de pourcentage, tandis que l'inflation se poursuit à un rythme mensuel bien plus élevé. Cela signifie que l'ajustement du taux de change corrigé de l'inflation intervenu en Argentine au cours de l'année 2025 sera progressivement annulé en 2026. […]
L'Argentine doit également faire face à d'importants remboursements de sa dette extérieure en janvier. Les données du FMI montrent que 5 milliards de dollars de principal et 3 milliards de dollars d'intérêts sur la dette extérieure du gouvernement seront dus au cours du premier semestre 2026. L’essentiel de cette somme est exigible en janvier et des paiements légèrement plus importants sont prévus au second semestre 2026.
Autrement dit, les réserves utilisables de l'Argentine atteindront probablement des niveaux critiques début 2026 en l’absence d’apport substantiel de capitaux américains. L'appel du secrétaire au Trésor à ce que l'Argentine se finance dès maintenant sur les marchés financiers est illusoire ; tout financement sur les marchés sera coûteux et exercera une pression supplémentaire sur les réserves de l’Argentine.
Le choix judicieux est ici assez évident. Voir le professeur Eichengreen. L'Argentine ne devrait pas dépenser ses réserves restantes et les 20 milliards de dollars américains pour défendre une bande de change qu'elle ne pourra probablement pas maintenir. Il vaut mieux laisser le peso s'ajuster (que ce soit en le laissant flotter ou en ajustant la bande) et de chercher ensuite à reconstituer les réserves à partir d'un point de départ plus solide.
L'Argentine a, après tout, réellement besoin d'un plan qui lui permette de rembourser 5 milliards de dollars par an en principal sur ses obligations extérieures et sur ses obligations de banque centrale libellées en dollars (les BOPREALs), tout en reconstituant sa trésorerie et en générant les fonds pour rembourser la Chine, les États-Unis et enfin le FMI.
Le montant total que l'Argentine pourrait devoir rembourser pourrait facilement avoisiner les 100 milliards de dollars si la totalité des 20 milliards de dollars américains est utilisée. C'est un défi de taille et en l’occurrence un défi plus facilement atteignable par un pays affichant un excédent courant et pouvant utiliser tout accès aux marchés pour refinancer sa dette publique plutôt que pour financer ses déficits actuels.
Mais pour l'instant, le gouvernement argentin et le secrétaire au Trésor américain semblent tous deux enclins à défendre le régime de change actuel de l'Argentine. Cela risque fortement de se révéler être une erreur avec le temps.
La dette extérieure n'est pas, en réalité, remboursée par l'ajustement budgétaire. Elle est remboursée avec les réserves de change. Les comptes budgétaires de l'Argentine se sont améliorés sous Milei, mais ses comptes extérieurs se sont détériorés. L'équilibre budgétaire a été maintenu, notamment grâce à une expansion du crédit en coulisses et à une politique monétaire relativement accommodante en 2024 avec un déficit extérieur croissant.
Mais les déficits extérieurs doivent être financés. Les marchés privés ne sont pas ouverts à un coût réaliste. La volonté du FMI de reconstituer les réserves de l'Argentine a été épuisée. Il appartient désormais au Trésor américain de décider s'il est réellement disposé à faire tout ce qu’il faut (whatever it takes) pour permettre à l'Argentine de maintenir sa bande de fluctuation de change - et le déficit extérieur qui en découle. »
Brad W. Setser, « Argentina needs foreign exchange reserves of its own », in Follow the Money (blog), 4 novembre 2025. Traduit par Martin Anota




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