samedi 7 septembre 2024

Camille Landais : l'inégalité entre les sexes résulte des inégalités dans la garde d’enfants

« Avoir des enfants peut ralentir significativement la progression de carrière des femmes, mais pas celle des hommes. Camille Landais, professeur à la London School of Economics (LES), a étudié cette différence de trajectoires et l’a baptisée "pénalité associée aux enfants" (child penalty). Il s’est entretenu avec Anna Bevan (…). Ils ont discuté de la dynamique derrière la pénalité associée aux enfants, de ce que les décideurs politiques peuvent faire, de la question de savoir si les choses sont différentes pour les couples homosexuels et de la façon par laquelle le Portugal a réussi à avoir des taux d’emploi féminins élevés.

Anna Bevan : Qu’est-ce que la pénalité associée aux enfants et comment l’avez-vous mise en évidence ?

Camille Landais : L’idée est de décrire la situation des femmes sur le marché du travail par rapport à celle des hommes juste après la naissance du premier enfant. On observe l’évolution de la rémunération des femmes juste avant et juste après la naissance du premier enfant. On compare cela avec l’évolution de la carrière des pères juste avant et juste après la naissance du premier enfant. Ce que l’on constate aujourd’hui dans presque tous les pays développés est un impact massif pour les femmes et limité pour les hommes. Au Royaume-Uni, dix ans après la naissance du premier enfant, la baisse de l’emploi des femmes est 33 % plus importante que celle des hommes. Même les femmes qui réussissent très bien subissent à peu près la même pénalité que celles qui ont des rémunérations, un niveau d’éducation et des perspectives de carrière bien moindres que celles de leur partenaire quand leur premier enfant nait.

Bevan : Pourquoi est-ce le cas ?

Landais : La question clé qui se pose derrière la pénalité liée aux enfants est qu'elle ne réagit étrangement pas aux incitations économiques traditionnelles. Si les décideurs politiques donnent plus d’incitation à travailler aux femmes après la naissance de leurs enfants ou s'ils tentent de modifier la répartition du travail au sein de la famille par des incitations financières, ils n'obtiendront que peu d'effets.

Les femmes qui ont de meilleures perspectives de carrière que leurs partenaires supportent pourtant la pénalité liée aux enfants. Du point de vue économique et de l’économie de la spécialisation, cela n’a aucun sens. Cela nous montre qu’il y a quelque chose de plus profond dans la façon dont se forment notre identité et rôles de genre.

Il est fascinant d'essayer de comprendre à quel moment précis nous commençons à former ces croyances sur ce que signifie être père ou mère. Il y a beaucoup d’espoir et de persistance dans ces croyances. De l’espoir, parce qu'elles sont malléables et peuvent changer rapidement. De la persistance, parce qu'elles se forment relativement tôt : ce qui se passe durant votre enfance, ce qui se passe dans votre foyer, en regardant vos parents, etc.

Bevan : Comment avez-vous calculé la pénalité liée aux enfants ?

Landais : Nous savons depuis un certain temps que les enfants ont un impact sur la carrière, mais nous manquions de données fiables pour le mesurer. Il était rare d’avoir des données de panel complètes qui nous auraient permis de suivre tout le monde et de voir ce qui se passe lorsque les enfants naissent. Nous avions besoin d’un vaste ensemble de données administratives enregistrant la situation sur le marché du travail, ce qui se passe dans les contrats de travail, les revenus, la durée du travail, etc., pour pouvoir suivre la population d’un pays. Nous avons trouvé de telles données au Danemark, un pays qui dispose de bonnes données administratives. Nous avons commencé à suivre ce qui se passait là-bas, puis nous avons élargi notre recherche en créant un atlas des pénalités associées aux enfants qui nous permet de voir à quoi ressemble la pénalité associée aux enfants dans 134 pays.

Bevan : Pourquoi la pénalité est-elle statique ?

Landais : C'est une bonne question. En tant qu'universitaire, père et partenaire, j’aimerais comprendre ce qui explique cette incroyable persévérance. Certains pensent que ce qui aiderait les femmes, c'est d'apporter plus de flexibilité sur le lieu de travail. Selon cette vision des choses, au cœur de la pénalisation des enfants se trouve l'incapacité à combiner le travail avec la garde d'enfants. Plus le lieu de travail est flexible, plus les choses seront faciles pour les femmes.

On ne peut pas nier que le manque de flexibilité est préjudiciable aux femmes si elles doivent prendre en charge la majeure partie de la garde d’enfants. Mais mon point de vue est un peu différent. Je pense que nous avons un problème fondamental avec la répartition des tâches de garde d’enfants au sein du couple. Et si vous ne vous attaquez pas à ce problème en premier lieu, vous pouvez rendre le lieu de travail aussi flexible que vous le souhaitez, mais il y aura incompatibilité. On ne peut pas laisser les femmes prendre en charge toutes les responsabilités liées à la garde des enfants et continuer à travailler en même temps.

Il faut donc s’attaquer au fardeau inégal au sein du couple. Cela change totalement le type d’actions que vous devez adopter en tant que décideur politique. Vous devez vous attaquer aux normes sociales autour de la spécialisation et à la législation qui crée des normes strictes sur qui doit s’occuper des enfants. Dans un monde où vous concevez des politiques de congé parental qui accordent explicitement plus de congés aux femmes qu’aux hommes, vous montrez clairement que la norme implicite de la société est qu’une part beaucoup plus importante de la charge de la garde des enfants devrait incomber aux femmes.

Bevan : Quel rôle la politique publique peut-elle jouer ?

Landais : Prenons l’exemple du Portugal. Le Portugal ressemble à la Scandinavie en termes d’emploi des femmes. C’est une culture relativement machiste, comme l’Espagne. Mais l’Espagne ressemble à l’Italie en termes d’emploi des femmes. Cependant, à un moment donné, à la fin des années 1960, au début des années 1970, le régime de Salazar a imposé la conscription aux hommes et a entraîné de lourdes pertes dans l’armée lors des guerres qui ont eu lieu au Mozambique, en Angola, etc. Beaucoup d’hommes ont décidé de quitter le pays et le déséquilibre du ratio hommes-femmes qui en a résulté a poussé beaucoup de femmes sur le marché du travail. Soudainement, il y a eu des changements rapides non seulement dans l’emploi, mais aussi dans tout ce qui touche à l’autonomisation des femmes dans l’économie. Les normes en ce qui concerne la présence des femmes sur le marché du travail ont dû changer radicalement et rapidement.

Cela montre que des pays peuvent être exactement identiques en termes d’infrastructures, de culture et de normes, mais qu’une certaine force peut les faire diverger fortement. Maintenant, pourquoi attendre ces forces extérieures alors que nous pouvons en provoquer nous-mêmes ? Les décideurs politiques peuvent mettre en place des politiques assez ambitieuses, en indiquant clairement que, du moins pour l’instant, nous voulons nous coordonner pour parvenir à un nouvel équilibre où la norme générale est une répartition des tâches domestiques moins inégalitaire au sein du ménage.

Bevan : Est-ce la même chose pour les couples de même sexe ?

Landais : Au début, il était très difficile d'obtenir des données sur les couples homosexuels ayant des enfants. Mais depuis que les pays ont commencé à légaliser l'adoption pour ces couples, on peut examiner les résultats non seulement pour les enfants biologiques de couples lesbiens, mais aussi pour les enfants adoptés ou issus de mères porteuses par des couples homosexuels masculins.

Dans les pays scandinaves comme la Norvège et la Suède, il existe un congé de maternité pour la mère biologique dans le couple lesbien. On peut la comparer avec sa conjointe qui n'a pas porté l'enfant. Il n'y a absolument aucune différence dans l'impact de l'arrivée des enfants. Cela signifie que le partage est possible. Avec les couples lesbiens, le partage est presque parfait, même s'ils n'ont pas nécessairement les mêmes incitations ou accès aux mêmes politiques de congé de maternité.

Elles partagent la pénalité de manière égale au sein du couple, contrairement aux couples hétérosexuels. Je ne veux pas trop insister sur ces résultats car nous n'avons pas beaucoup de couples homosexuels masculins dans notre étude, mais pour l'instant nous ne voyons aucune pénalité pour aucun des deux pères. Cela pourrait signifier que les hommes d'un couple homosexuel avec enfants ont recours à des nounous et à d'autres formes de garde d'enfants. C'est aussi une forme de partage, mais radicalement différente lorsque l'on s'appuie davantage sur des sources externes de garde d'enfants.

Bevan : Serait-il possible que certaines femmes souhaitent travailler moins ?

Landais : C'est un point important. Lorsque nous parlons de « pénalité », nous faisons référence à la situation sur le marché du travail. Mais s'agit-il d'une pénalité en termes de bien-être et de satisfaction de vie ? Les données sur la satisfaction de vie autour de l'arrivée des enfants ne montrent pas de divergence radicale entre les pères et les mères.

Il serait facile de dire : "peut-être que la pénalité n’est pas une pénalité, après tout". Tout le monde est heureux et il semble que ce soit un arrangement approprié. C’est là que commence la partie intéressante de l’exploration. D’après les résultats de la satisfaction de vie, on pourrait dire qu’il n’existe pas de fardeau pour la santé mentale. Mais lorsque vous examinez les données, vous voyez que le fardeau qui pèse sur les femmes est beaucoup plus lourd et qu’il a de réelles conséquences sur leur vie. Regardez l’utilisation du temps et vous verrez qu’il y a une baisse massive du temps de loisirs par rapport aux hommes au moment de l’arrivée des enfants. Le temps actif augmente et le sommeil diminue. L’allocation du temps est modifiée d’une manière qui n’est pas triviale et ce n’est pas « je travaille moins, mais je m’occupe plus des enfants ». Non. Tout exige davantage de la part des femmes après l’accouchement, car il ne s’agit pas seulement de s’occuper des enfants. Il y a aussi les tâches ménagères et tant d’autres activités qui incombent davantage aux femmes. Lorsque vous examinez le temps utilisé et la diminution des loisirs et du sommeil, vous constatez une augmentation du stress et des problèmes de santé mentale. Vous pouvez constater une augmentation des prescriptions de médicaments contre la dépression.

Il faut aussi regarder la satisfaction de vie du point de vue du couple. Dans le couple, la satisfaction est un peu un bien public. Si je suis extrêmement insatisfait de ma vie, je vais aussi vous rendre la vie misérable. Donc, il est un peu normal qu'on ne voit pas forcément de divergence au sein d'un couple.

L’autre aspect important de la satisfaction dans la vie est que nous ne la mesurons que pour les couples qui prennent la décision active d’avoir des enfants ensemble. Dans un certain sens, ils ont choisi cette spécialisation avant d’avoir un enfant et, s’ils l’ont fait, c’est parce qu’ils étaient d’accord avec ce type de répartition. Il est vraiment important de comprendre pourquoi. Pourquoi les femmes continuent-elles à croire que cette répartition est acceptable ?

Je pense que c'est à cause de ces croyances, normes et préférences que les femmes considèrent cela comme leur identité, que leur rôle en tant que femmes est de s'occuper des enfants. Pour moi, c'est là la racine du problème. Pourquoi les attentes concernant ce que l'on doit faire au moment où les enfants arrivent sont-elles si différentes pour les hommes et les femmes ? »

Anna Bevan, « Camille Landais: The gender gap stems from the unequal allocation of childcare work between partners », LSE Business Review, 4 septembre 2024.


Aller plus loin…

La maternité, ultime frein à l’égalité salariale ?

La maternité, cette source persistante d’inégalités dans les pays développés

Ce que ça coûte d’être maman (quand on travaille dans une grande entreprise française)

La biologie explique-t-elle les inégalités salariales entre hommes et femmes ?

Les politiques familiales contribuent-elles à réduire les inégalités de genre ?