mercredi 11 septembre 2024

Il n’y a pas de base scientifique pour la décroissance

« Au cours de la dernière décennie, de nombreuses études proposant la stratégie de la "décroissance" (degrowth) comme alternative à la "croissance verte" [Tréquer et alii, 2012 ; Tol et Lyons, 2012 ; Aghion, 2023] ont été publiées dans des revues scientifiques. La notion de décroissance fait référence à la réduction de la taille de l'économie pour faire face aux problèmes environnementaux et sociaux. Bien qu’il ait (encore) une place limitée dans le champ universitaire, le sujet reçoit une attention considérable dans les médias et la sphère publique en général. En témoignent deux conférences organisées au Parlement européen.

Pour évaluer la qualité scientifique de la réflexion sur la décroissance, nous avons mené une revue systématique de la littérature portant à partir de 561 études publiées utilisant le terme de "décroissance" dans leur titre [Savin et van den Bergh 2024]. […] 

La grande majorité (près de 90 %) des études sont des opinions plutôt que des analyses. Seules neuf études (1,6 % de l'échantillon) utilisent un modèle théorique, huit (1,4 %) ont employé un modèle empirique, 31 (5,5 %) ont effectué une analyse de données quantitatives et 23 autres études (4,1 %) une analyse de données qualitatives (par exemple des entretiens). […]

La plupart des auteurs de l’échantillon sont affiliés à des instituts d’Europe occidentale et des États-Unis (Figure 2), avec le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Allemagne arrivant largement en tête. Cela concorde avec les conclusions de travaux antérieurs selon lesqulles le soutien en faveur de la décroissance dans les pays du Sud est limité [King et alii, 2023].

En examinant les 54 études qui ont utilisé une analyse de données qualitative ou quantitative, nous constatons qu'elles ont tendance à inclure de petits échantillons ou à se concentrer sur des cas particuliers (par exemple, dix entretiens avec 11 répondants sur le thème des discours sur la croissance locale dans la petite ville d'Alingsås, en Suède [Buhr et alii, 2018] ou deux sites de "squats rurbains" dans les collines barcelonaises de Collserola [Cattaneo et Gavaldà, 2010]). Cela donne facilement lieu à des observations non représentatives, voire même biaisées. 

Cette faiblesse de la recherche empirique sur la décroissance est compréhensible dans une certaine mesure. L'idée de décroissance [...] n'a pas connu de mise en œuvre sérieuse, ce qui fait qu’il est difficile de réaliser de bonnes études empiriques. Les expériences passées comme celle des pays communistes (par exemple Cuba), celle des pays à faible croissance (par exemple le Japon) ou la contraction économique due au Covid-19 ne sont pas des exemples convaincants de décroissance. 

Le meilleur moyen d’y parvenir est sans doute de recourir à des recherches sur les préférences déclarées et à des expériences comportementales. Alors que ces recherches devraient être menées sur des échantillons suffisamment grands, cette ambition fait généralement défaut dans les études sur la décroissance. Les rares études qui utilisent des ensembles de données plus importants ont tendance à ne pas les collecter elles-mêmes, mais à s’appuyer sur des données de nature générale, comme l’European Value Study [Paulson et Büchs, 2022]. Le problème est que ces enquêtes ne s’intéressent pas explicitement à la décroissance, mais posent plutôt des questions générales sur la croissance par rapport à l’environnement, des questions qui sont ouvertes à interprétation [Drews et alii, 2018]. En conséquence, les études associées arrivent à des conclusions trop optimistes sur le soutien à la décroissance [Paulson et Büchs, 2022]. Cela est confirmé par plusieurs études solides menées par des psychologues qui constatent que la plupart des participants aux expériences qu’ils mènent ont tendance à réagir émotionnellement négativement à un message préconisant une décroissance radicale, tandis que beaucoup perçoivent les stratégies de décroissance comme une menace. En outre, des enquêtes antérieures qui essayent de séparer clairement les positions distinctes sur la croissance et sur l'environnement (comme celle de Drews et alii [2019]) trouvent plus de soutien à l’"a-croissance" (agrowth), c'est-à-dire à l'agnosticisme ou à l'ignorance vis-à-vis du PIB [van den Bergh, 2011], qu'à la décroissance parmi les chercheurs universitaires en général ainsi que dans le grand public.

Puisque les stratégies de décroissance tendent à être radicales, c'est-à-dire qu'elles proposent des changements majeurs dans les systèmes socio-économiques, il est crucial d'avoir une bonne idée de leurs conséquences systémiques et macroéconomiques. Mais malheureusement, de nombreuses études proposent d'entreprendre une grande expérience socio-économique avec de grands risques socio-économiques sans avoir une image plus globale. La plupart des études quantitatives et qualitatives se concentrent sur de petits problèmes à l’échelle locale, généralement avec des échantillons non représentatifs et très petits, ce qui rend impossible de tirer des conclusions sur les impacts systémiques. Sur les 561 études que nous avons passées en revue, seules 17 études utilisant une modélisation théorique ou empirique apportent un éclairage sur ces conséquences plus larges. Plusieurs d'entre elles tirent des conclusions plutôt pessimistes à cet égard. Par exemple, Hardt et alii (2020) constatent qu’un passage vers des activités tertiaires intensives en travail (ce qui fait partie de nombreuses propositions de décroissance) entraînerait de faibles réductions de la consommation globale d'énergie en raison de leur consommation énergétique indirecte. Et Malmaeus et alii (2020) concluent que le revenu de base universel, un thème populaire dans les écrits sur la décroissance, est moins compatible avec une économie locale, intensive en travail et autosuffisante qu’avec une économie mondiale, intensive en capital et de haute technologie.

Il est utile de noter que de nombreux travaux qui utilisent le label "décroissance" ne sont pas originaux, mais se résument en fait à une réétiquetage de travaux existants, par exemple sur la réduction du temps de travail, l’économie circulaire, la rénovation des logements ou la bioéconomie. C’est ironique étant donné le plaidoyer en faveur de la « décolonisation » dans la communauté de la décroissance [Deschner et Hurst, 2018]. […] »

Ivan Savin & Jeroen van den Bergh, « No solid scientific basis for degrowth », in VoxEU.org, 11 septembre 2024. 



voir la réponse de Timothée Parrique