vendredi 13 septembre 2024

Ceci n'est pas la décroissance. Une réponse à Savin et van den Bergh

« Les revues de littérature ne prêtent généralement pas à controverse. Mais ce n’est pas le cas de "Reviewing studies of degrowth: Are claims matched by data, methods and policy analysis?", un papier récent d’Ivan Savin et Jeroen van den Bergh, deux économistes de l’Université autonome de Barcelone. "L’article a déclenché un effondrement", explique Glen Peters, qui a été témoin de l’émoi provoqué en ligne par sa publication la semaine dernière. Giorgos Kallis, l’un des principaux chercheurs sur le thème de la décroissance, l’a qualifié d’"article de mauvaise foi" avec une "étrange méthode", suivi par certains de ses collègues qui l’ont décrit comme une revue "injuste" (Julia Steinberger) avec une "méthodologie extrêmement défectueuse" (Jason Hickel). Plongeons dans le vif du sujet. 

Défauts méthodologiques

La méthode utilisée dans cette revue de la littérature présente trois défauts principaux. Son protocole d’échantillonnage est trop restrictif et exclut la plupart des études portant sur le sujet et les méthodes que les auteurs recherchent (c’est-à-dire les politiques environnementales et les études quantitatives). Si ce seul point suffit à infirmer la plupart des conclusions de l’étude, il faut ajouter deux autres défauts. Les auteurs confondent à tort arguments théoriques et opinions, ce qui les amène à négliger la partie la plus solide de la littérature. Enfin, ils évaluent l’ensemble du champ à travers le prisme étroit de la politique climatique, qui ne constitue qu’une partie limitée et récente des études critiques de la croissance. 

Toutes les études sur la décroissance n’utilisent pas le terme "décroissance" 

L’étude analyse 561 publications dont le titre contient soit le terme "décroissance", soit le terme "post-croissance". Ce processus de sélection est discutable car, comme l’explique le spécialiste de la décroissance Jason Hickel, "toutes les recherches sur la décroissance n’ont pas le mot ‘décroissance’ dans leur titre". "Cela n’indique rien", s’exclame Julia Steinberger, une éminente chercheuse qui se penche sur la croissance. "Ayant dirigé un vaste projet sur la décroissance, qui a conduit à la publication de 33 articles, dont environ la moitié concernait l’analyse et la modélisation de données, seuls deux d’entre eux auraient été retenus pour les paramètres de l’étude".

La même perplexité se retrouve chez l’économiste écologiste Andrew Fanning : "Aucune des publications quantitatives menées à partir d’un large échantillon auxquelles j’ai participées n’a été retenue, mais toutes traitent de la décroissance dans les pays à revenu élevé et de la nécessité d’une politique post-croissance comme implications des résultats". D’après ses propres calculs, l’analyse ne prend en compte que 1 % des publications trouvées avec les termes de recherche "décroissance" et "post-croissance". Même si la taille de l’échantillon n’est pas un problème en soi, elle devient une limitation sévère lorsque les auteurs supposent qu’un échantillon aussi biaisé est représentatif de toute la littérature qu’ils prétendent synthétiser. Ce serait comme passer en revue des comédies romantiques en incluant seulement les films avec le mot "amour" dans le titre.

Dans une publication à paraître, Nick Fitzpatrick identifie 1.715 textes universitaires à propos de la décroissance, dont 160 chapitres de livres, 37 livres, 235 thèses d’étudiants et 1.263 articles publiés dans des revues à comité de lecture. Et même cela, comme nous le verrons bientôt, est seulement la partie visible de l’iceberg. Le petit échantillon de la revue de la littérature n’est pas représentatif de l’ensemble du champ. Il est difficile d’accorder une quelconque crédibilité à Savin et van den Bergh lorsque leur analyse sur la décroissance et les entreprises découle de seulement cinq articles (Jennifer Wilkins […] a trouvé plus de 80 articles faisant référence à la stratégie d’entreprise). Ayant moi-même mené une revue de la littérature approfondie, bien que non quantitative, du champ de la décroissance dans The Political Economy of Degrowth (2019), je trouve leur synthèse de la littérature extrêmement superficielle.

Cette ’étude "ignore de nombreuses études parmi les plus solides qui ont façonné le champ", dit Yannick Oswald, chercheur à l’Université de Lausanne. Les critères d’échantillonnage (incluant seulement les titres et ne filtrant pas les éditoriaux et autres articles non scientifiques) sont biaisés au détriment des études empiriques. Cela explique pourquoi leurs conclusions diffèrent de celles d’Engler et alii (2024), une autre étude qui incluait des résumés et excluait les textes non scientifiques. O’Neill et alii (2018) en est un parfait exemple. Publié dans la prestigieuse revue Nature Sustainability, ce travail révolutionnaire a été le premier à quantifier les limites planétaires et les seuils sociaux au niveau des pays. Citée 1.824 fois, l’étude d’O’Neill et alii est devenue une pierre angulaire de la recherche critique sur la croissance. Ne pas l’inclure dans une revue de la littérature du champ serait comme passer en revue les films de science-fiction sans mentionner Star Wars. 

Cette étude et bien d’autres (par exemple, Fanning et alii [2022], Haberl et alii [2020] et Vogel et Hickel [2023]) fournissent les preuves empiriques pour justifier le besoin de décroissance. Puisqu’une réduction coordonnée de la production et de la consommation n’a pas encore été tentée, il n’y a pas beaucoup d’événements empiriques à étudier, c’est pourquoi l’essentiel de la littérature sur la décroissance est théorique. Mais ces théories se basent sur des preuves empiriques sur une variété de sujets comme le dépassement écologique, le découplage, l’échange inégal, l’effet rebond, etc. Elles n’ont peut-être pas le mot "décroissance" dans leur titre, mais elles font partie intégrante de la recherche sur la décroissance. Il n’y a rien d’étrange à cela. Les scientifiques de l’environnement ne mettent pas toujours "études environnementales" ou même "environnement" dans le titre des articles qu’ils écrivent. 

Voici un autre exemple d’étude qui, bien que la notion soit mentionnée deux fois dans l’article, "ne fait pas partie de l’échantillon car elle n’utilise pas le terme décroissance ou post-croissance dans son titre" (p. 6). L’étude de D’Alessandro et alii (2020) dans Nature Sustainability utilise le terme "décroissance" deux fois dans son résumé et 32 fois dans son texte principal, qui n’est long que de sept pages. Son objectif même, comme le disent clairement les auteurs, est de "développer un modèle de macrosimulation dynamique pour étudier les effets à long terme de trois scénarios : la croissance verte, les politiques pour équité sociale et la décroissance". Mais, selon Savin et van den Bergh, il ne s’agit pas d’une étude sur la décroissance. Il y a évidemment ici un problème d’échantillonnage. 

La définition de ce qui constitue une étude sur la décroissance n’est même pas cohérente dans l’article. Les auteurs décrivent le travail de Naomi Klein comme "des livres promouvant une stratégie de décroissance" (p. 9) même si le mot n’est utilisé le titre d’aucun de ses livre, pas une seule fois dans On Fire (2020) et n’est mentionné que trois fois dans This Changes Everything (2014), où deux de ces trois occurrences ont des guillemets pour faire référence à un texte cité et où la troisième occurrence est utilisée comme une référence générale aux penseurs de la décroissance. Le double standard est évident ; les auteurs classent quelque chose comme de la "décroissance" lorsqu’il correspond à leur vision du monde et l’excluent lorsqu’il ne correspond pas. 

Les études omises sont légion. Vogel et alii (2021) étudient la relation entre la consommation d’énergie et six dimensions de la satisfaction des besoins humains dans 106 pays. Fanning et Hickel (2023) quantifient le niveau de compensation dû au Sud global dans un scénario de 1,5°C (192.000 milliards de dollars). Millward-Hopkins et alii (2020) estiment l’énergie minimale nécessaire pour assurer un niveau de vie décent à tous. Dans les années 2000, la littérature critique sur la croissance était une niche et elle était dépourvue d’études empiriques. Mais ce n’est plus le cas. Ces articles sont désormais le pain et le beurre de la recherche critique sur la croissance et ne pas les inclure dans une étude du champ est le fait de la maladresse ou de la malhonnêteté. 

Toutes les sciences utiles ne sont pas empiriques 

L’étude discrédite indûment la recherche théorique. Notons leur deuxième résultat principal : "la grande majorité (près de 90 %) des études rapportent des opinions plutôt que des analyses" (p. 14), le slogan accrocheur le plus souvent cité par ceux qui utilisent cette étude pour attaquer la décroissance. Mais selon la définition de la science donnée par les auteurs, la quasi-totalité du champ de l’économie politique serait considérée comme des "opinions". Cela signifierait que Le Capital, La Grande Transformation, ou même le chef-d’œuvre de Keynes La Théorie générale ne seraient rien d’autre que des croyances déclarées. C’est évidemment une erreur : si seule l’analyse des données primaires compte comme science, alors l’ensemble des sciences sociales, notamment une grande partie de la science économique, ne sont que des points de vue subjectifs. 

"Cet article […] qualifie essentiellement le paradigme de la décroissance dans son ensemble de "non scientifique" sans beaucoup de preuves empiriques", écrit Jostein Hauge, professeur à l’Université de Cambridge. "Si vous voulez affirmer qu’un paradigme universitaire entier est basé sur des opinions plutôt que sur des analyses […], vous devez avoir des preuves à toute épreuve, car c’est une déclaration chargée et potentiellement toxique." Donc, où est la preuve pour une accusation aussi tonitruante ? Eh bien, pour les auteurs, toute étude qui n’utilise pas d’analyse de données qualitatives ou quantitatives et de modélisation théorique et empirique formelle est rétrogradée dans la catégorie homogène de "discussion conceptuelle et d’opinions subjectives". Donc, fondamentalement, tout ce qui n’a pas "(d’ensemble) d’équation(s) originale(s)" n’est qu’une opinion. Leur échantillon de la littérature sur la décroissance contient 31 études quantitatives et 23 études qualitatives, ce qui laisse 507 textes qui sont décrits comme rien d’autre que des opinions triviales. 

Vous n’avez pas besoin d’une thèse en philosophie des sciences pour comprendre pourquoi cela est erroné. Le travail théorique fait partie intégrante de la science, en particulier dans les champs de recherche naissants. Les nouveaux domaines de recherche commencent toujours avec une théorisation fondamentale. Quand Corvellec et alii (2021) développent le concept de "ressourcification" (resourcification), ils mènent une recherche théorique fondamentale, offrant une nouvelle réponse à la question "Qu’est-ce qu’une ressource ?" Même dans le cadre d’une science fondée sur l’observation, la théorisation est un processus important. Une recherche rigoureuse impose de nommer le phénomène étudié, de développer des concepts, des analogies, des types idéaux, des schémas, des contrefactuels, des typologies, des classifications, des associations, etc. Sans ce processus, il n’y aurait pas de théorie provisoire prête à être formalisée, modélisée et testée empiriquement. Je doute que Jeroen van den Bergh dise que son propre travail sur l’a-croissance (agrowth), classé comme "analyse" dans Ecological Economics, n’est qu’une opinion personnelle.

Sans théorie, il ne peut y avoir de travail empirique. Comment pourriez-vous mesure l’usage des ressources sans pouvoir définir ce qu’est une ressource ? Prenons le concept d’échange écologique inégal. Dans un article de 1998, l’anthropologue Alf Hornborg a développé pour la première fois une "théorie écologique de l’échange inégal". Cette nouvelle théorie a conduit à d’autres travaux analytiques pour mieux conceptualiser le phénomène, ce qui a finit par créer la possibilité même d’un travail empirique. Ainsi, si Alf Hornborg n’avait pas pris le temps de théoriser l’existence de l’échange écologiquement inégal, nous n’aurions jamais su que pour chaque unité de travail que le Sud importait du Nord, il devait exporter 13 unités pour la payer (l’un des résultats d’une étude empirique de 2022). 

Prenons un autre exemple : la célèbre "économie du donut" (doughnut economics) de Kate Raworth. En 2012, elle a publié un document de travail conceptuel à Oxfam où elle a développé pour la première fois sa théorie d’un espace sûr et juste pour l’humanité. Sans cette précieuse théorisation, O’Neill et alii (2018) n’auraient pas été capables de quantifier le donut car l’idée conceptuelle du donut n’aurait pas existé. Sans cette innovation théorique, tous les projets de recherche empirique appliquant le donut à des villes comme Bruxelles et Amsterdam, à des universités comme l’UNIL ou à des pays et des régions n’auraient jamais existé. Ainsi, si l’on devait passer en revue le champ de l’économie du donut, il serait injuste de classer le travail initial de Kate comme une simple opinion subjective. Ce n’est pas le cas. C’est de la recherche théorique fondamentale. 

Il y a une section longue comme un paragraphe dans laquelle les auteurs accusent les chercheurs travaillant sur la décroissance d’utiliser trop de noms zombies, des termes créés en ajoutant un suffixe comme "-ité", "-tion" ou "-isme" à un adjectif, un verbe ou un autre nom. Tout d’abord, cette critique n’est pas juste puisque la plupart des chercheurs le font ; de plus, les auteurs n’apportent aucune preuve tangible qu’il y ait quelque chose de spécial à ce propos dans la littérature sur la décroissance. La plupart des scientifiques sont de piètres écrivains, mais c’est un autre problème. Il faut différencier les noms zombies inutiles, qui devraient en effet être remplacés par des termes plus simples, des vrais concepts. "Démarchandisation", "économicisme" ou "hégémonie", par exemple, sont des concepts. Ils ne peuvent pas être remplacés par des synonymes sans perdre en profondeur et en précision. L’essence même de la théorisation consiste à créer de nouveaux concepts, ce qui implique nécessairement des nominalisations (le terme formel pour les noms zombies). Choisir une poignée de titres funky comme le font Savin et van den Bergh confine à la pseudoscience. Ils rapportent avoir trouvé "productivisme" dans le titre d’un article universitaire. C’est choquant ! Appelez la police !

Un petit commentaire à propos des études de cas. Savin et van den Bergh sélectionnent sept études de cas comme preuves que "les études sur la décroissance, lorsqu’elles sont qualitatives, utilisent souvent des études de cas non représentatives" (p. 9). Premièrement, pourquoi choisir ces 7 études parmi les 23 de l’échantillon qui réalisent une analyse de données qualitatives ? Comme souvent dans l’article, aucune justification n’est donnée. Deuxièmement, il s’agit d’une incompréhension totale de ce que sont les études de cas, de leur fonctionnement et de la manière (et de ce que) l’on peut généraliser à partir d’études de cas uniques. Il existe des normes spécifiques qui doivent être respectées pour généraliser à partir d’une étude de cas et donc si Savin et van den Bergh veulent montrer que les études de cas de la décroissance sont effectivement invalides, ils doivent démontrer, pour chaque étude, que ces normes ne sont pas respectées. Devons-nous écarter l’étude de Kallis et alii (2022) qui a fait l'objet de plusieurs séries de révisions dans une revue réputée bien au fait de ces méthodes, simplement parce que deux économistes pris au hasard se demandent "dans quelle mesure de telles îles sont représentatives de la majeure partie du monde moderne" (je ne pense pas que quiconque prétende qu'elles le sont) et se plaignent que "leurs tailles de population sont très différentes" (p. 9). Comment pourraient-ils même le savoir, peut-on se demander ? Non seulement ils n'ont dû lire que le résumé de l'article, mais les deux auteurs ont été formés comme économistes orthodoxes, des universitaires qui en savent typiquement très peu sur les méthodes d'étude de cas. 

Cette critique conduit à une intéressante énigme. S’il est vrai que 90 % de l’échantillon ne sont rien d’autre que des "opinions déguisées en science (bâclée)" (J. van den Bergh) et que la littérature sur la décroissance "oscille entre trivialités et affirmations non prouvées" (J. van den Bergh), alors cela remet en cause la crédibilité scientifique d’Ecological Economics en tant que revue puisque c’est là où la majorité des articles de l’échantillon ont été publiés. Donc, si l’équipe éditoriale lit ceci : soit vous vous en tenez aux conclusions de l’article et par extension reconnaissez que votre revue a publié à plusieurs reprises du contenu non scientifique, soit vous devez admettre qu’il y a quelque chose de louche dans l’article de Savin et van den Bergh. 

Toutes les études sur la décroissance ne portent pas sur le changement climatique 

Même si la première phrase du résumé définit la décroissance comme "une stratégie pour faire face aux problèmes environnementaux et sociaux", l’analyse se focalise seulement sur la politique climatique. C’est trop étroit. Ce serait comme évaluer la performance d’un athlète de triathlon en ne prenant en compte que sa vitesse à la nage. Non, l’essence même du triathlon est de nager, de faire du vélo et de courir. Il en va de même pour la décroissance : sa caractéristique principale en tant que concept est de lier soutenabilité, démocratie, justice et bien-être, le tout appliqué à un phénomène spécifique, en l’occurrence la réduction de la production et de la consommation. 

En discutant des dix propositions politiques les plus fréquemment citées dans la littérature sur la décroissance (un résultat tiré de Fitzpatrick et alii [2022]), les auteurs écrivent que "la plupart d’entre elles ne sont pas vraiment des politiques environnementales/climatiques" (p. 11). Non, elles ne le sont pas. Le revenu de base universel, la réduction du temps de travail et les coopératives d’habitation, par exemple, sont des propositions qui répondent principalement (mais pas exclusivement) aux autres objectifs associés au concept de décroissance (rendre la démocratie plus participative, réduire les inégalités et garantir le bien-être). Il est trompeur d’évaluer la totalité de la littérature sur la décroissance en se basant seulement sur l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre. Puisque le social et l’écologique sont indissociables, les économistes écologiques doivent être simultanément conscients des deux pour éviter de préconiser des résultats soit qui n’ont aucun rapport avec la réalité biophysique, soit qui mésinterprètent un contexte social spécifique. 

"Qu’apporte réellement l’approche de la décroissance" (p. 11), se demandent les auteurs, sans avoir conscience que c’est précisément cette pluralité d’objectifs qui rend la littérature sur la décroissance utile. Le versement d’un revenu de base sous forme de bons d’ achat, de monnaies locales ou d’un accès direct aux services publics serait-il un moyen d’éviter des effets-rebond environnementalement indésirables ? La réduction du temps de travail est-elle une stratégie efficace pour éviter le chômage en période de contraction économique ? Les coopératives d’habitation suppriment-elles l’impératif de croissance inhérent à un modèle à but lucratif et ouvrent-elles la voie à un partage des espaces de vie écologiquement plus efficace ? Ces études ne portent ni principalement, ni uniquement sur l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre, mais elles apportent néanmoins des éclairages essentiels sur la façon de gérer les transitions socio-écologiques. 

Des affirmations douteuses

Etant donnés les défauts méthodologiques exposés ci-dessus, les résultats de l’étude doivent être pris avec modestie. Et pourtant, ils ne le sont pas. Tout au long de l’article, les auteurs distillent des messages discutables. (Cette phrase tirée de l’article est parfaitement adaptée à l’autocritique : "malgré une base aussi maigre, le langage de l’article respire la droiture, comme s’il n’y avait aucun doute du tout", p. 10.) Je me focaliserai ici sur trois arguments douteux. Premièrement, la décroissance ne "colonise" pas d’autres domaines de recherche, c’est un point de rencontre conceptuel pour différents groupes de chercheurs. Deuxièmement, il y a des différences analytiques entre la décroissance et la post-croissance. Troisièmement, il n’y a pas d’opposition entre la décroissance et l’élaboration de politiques comme les réformes environnementales font partie intégrante de toute stratégie de décroissance. 

La décroissance "colonise"-t-elle d’autres domaines de recherche ? 

Selon les auteurs, "une grande partie des travaux sous l’étiquette de décroissance ne sont pas originaux, mais se résument à un réétiquetage et à la colonisation de travaux existants" (p. 14). C’est un étrange argument, surtout à un moment où tout le monde ne cesse de répéter que les chercheurs devraient sortir de leurs silos et faire plus d’efforts pour s’engager dans des projets multidisciplinaires, interdisciplinaires et transdisciplinaires. (Ajoutons que, compte tenu de la tragédie des pratiques coloniales existantes, utiliser ce terme pour des questions aussi triviales est plutôt maladroit.) Je crois que c’est tout le contraire : nous devrions valoriser des domaines de recherche épistémologiquement agiles comme les études sur la décroissance car ils offrent un terrain fertile à divers chercheurs pour élaborer de nouvelles théories. 

Ils citent la réduction du temps de travail et l’économie circulaire comme exemples de territoires universitaires "colonisés". Il existe peut-être une abondante littérature sur l’économie circulaire, mais je ne vois pas beaucoup d’articles qui examinent la circularité des ressources sous l’angle de la décroissance, en se demandant, par exemple, si une économie entièrement circulaire pourrait fonctionner efficacement étant donnée l’ampleur que prend actuellement l’utilisation des ressources dans les pays à revenu élevé. Ce serait une étude sur la décroissance intéressante. De même, la littérature sur la réduction du temps de travail est abondante, mais très peu de ces articles se focalisent sur la réduction du travail comme politique spécifique pour atténuer le chômage durant une période de contraction économique. La réduction du temps de travail moyen est-elle une alternative viable au licenciement de salariés pour une entreprise confrontée à une baisse de la demande ? Voici une autre question de recherche liée à la décroissance sur laquelle j’aimerais en lire plus. 

Soit les spécialistes de la décroissance reconditionnent de la science ancienne, soit les gens utilisent le terme comme un outil de marketing, disent les auteurs. "La décroissance semble n’être qu’un terme utilisé pour attirer l’attention d’un lectorat plus large" (p. 12). Commençons par remarquer que cela contredit l’une de leurs principales affirmations, à savoir que la décroissance manque de soutien. Pourquoi les gens utiliseraient-ils le terme pour "attirer l’attention d’un lectorat plus large" si la décroissance est un mot si répulsif ? En outre, et comme souvent dans l’article, les auteurs n’apportent aucune preuve convaincante qu’il s’agit de quelque chose de plus qu’une pratique marginale ; ils prennent simplement neuf articles au hasard qui le font et supposent qu’il s’agit d’une tendance. 

D’un autre côté, il y a de nombreux exemples adoptant utilement le concept dans de nouveaux domaines. Prenons la littérature florissante sur la décroissance dans les études sur le tourisme ou l’architecture par exemple. Le fait qu’une nouvelle communauté universitaire commence à utiliser un concept est la meilleure preuve qu’elle n’est pas sans valeur. Il existe un chevauchement d’intérêt dans plusieurs de ces sujets et c’est une bonne chose de voir des scientifiques de différents horizons de recherche travailler ensemble. Par exemple, Juliet Schor, l’une des principales chercheuses sur la réduction du temps de travail, a coécrit l’article de Nature "Degrowth can work – here’s how science can help" (2022). Il ne s’agit pas d’appropriation, mais de collaboration.

"Le fait que les études sur la décroissance manquent d’interaction avec la littérature sur les instruments politiques et leur performance sur des critères clés peut expliquer pourquoi de nombreux chercheurs sur le climat et experts en politique ne soutiennent pas la position de la décroissance [King et alii, 2023]" (p. 9). Là encore, il y a une contradiction : la décroissance "coloniserait" d’autres domaines tout en "manquant d’interaction" avec eux. Un autre cas de jugement aberrant : c’est une erreur quand ils le font, mais aussi quand ils ne le font pas. Rappelons aux auteurs la dernière phrase du résumé de l’étude citée (dont Ivan Savin est coauteur) : "Ce constat souligne l’importance d’envisager des perspectives post-croissance alternatives, notamment les stratégies d’a-croissance et de décroissance, pour cultiver un discours plus complet sur les stratégies de développement soutenable." C’est une mentalité plus sage que cette analyse idéologiquement chargée. 

Dans l’ensemble, c’est difficile à croire. S’il n’y avait vraiment "rien de nouveau sous le soleil de la décroissance" (p. 12), pourquoi tant de gens décideraient-ils soudainement d’étudier et de faire des recherches sur la décroissance et pourquoi tant de médias y prêteraient-ils attention ? Les auteurs présentent 16 années de recherche sur la décroissance comme une grande escroquerie collective, une sorte de contrefaçon universitaire organisée. Mais pourquoi le Conseil européen de la recherche donnerait-il 10 millions d’euros pour financer un projet sur les "chemins vers des accords post-croissance" ? Pourquoi le dernier rapport du GIEC mentionne-t-il plusieurs fois la décroissance et pourquoi le prochain rapport de l’IPBES consacrerait-il une section entière à ce sujet ? La popularité de la décroissance est en hausse et la tentative de Savin et van den Bergh de montrer qu’il s’agit d’une hystérie de masse n’est tout simplement pas convaincante. 

Décroissance, post-croissance ou a-croissance ? 

"Comme un bon nombre d’études utilisent le terme ‘post-croissance’ pour désigner les sentiments de type décroissance, nous avons décidé d’inclure ce terme comme terme clé dans notre recherche" (p. 1). Il n’est pas rigoureux de regrouper ces deux concepts sans davantage d’explications. Les auteurs remarquent qu’"il y a dix ans, pratiquement toutes les études utilisaient le terme ‘décroissance’, alors que ces dernières années, environ 25 % des études utilisent le terme ‘post-croissance’, signifiant dans la plupart des cas décroissance" (p. 3). Bien que certains articles isolés puissent confondre les deux termes (de nouveau, cela ne devrait pas être surprenant : il existe des cas de science de mauvaise qualité dans tous les champs de recherche), prétendre qu’un domaine universitaire entier utilise mal ses concepts clés est une accusation grave qui nécessite une justification approfondie avec de nombreuses citations et exemples ; les auteurs n’en fournissent pas. 

Voici une proposition. Je pense que le terme "post-croissance" devrait être utilisé dans deux cas. On devrait se référer aux études post-croissance comme un terme large regroupant différents courants de la littérature critique de la croissance (par exemple, la décroissance, les limites de la croissance, l’économie stationnaire, l’écosocialisme, l’économie du donut, la simplicité volontaire, etc.). Tout comme le "post-capitalisme" partant des critiques du capitalisme, le terme "post-croissance" est un bon terme générique pour les approches universitaires qui s’éloignent d’une critique de la croissance économique. Le terme est également souvent utilisé pour décrire l’utopie d’une société future émancipée des impératifs de croissance, par exemple une société post-croissance.

Il en va de même pour la "décroissance". Ce terme peut faire référence à ce sous-domaine des études post-croissance, à savoir les travaux qui s’intéressent le plus directement aux réductions systémiques de la production et de la consommation. Il peut également être utilisé pour désigner le phénomène concret étudié, ce que je définirai plus tard comme une réduction de la production et de la consommation en vue de réduire l’empreinte écologique qui est planifiée démocratiquement et équitable tout en préservant le bien-être. 

Les définitions de côté, les auteurs affirment qu’il est plus facile d’obtenir le soutien de politiques "sans mettre l’accent sur [la décroissance] dans la promotion de telles politiques" (p. 11). C’est peut-être vrai, mais, selon moi, cela ne devrait pas trop nous inquiéter. La décroissance est un concept universitaire et je ne pense pas que les scientifiques devraient nommer leurs théories en fonction de ce qui est considéré comme sexy sur le plan linguistique au parlement. C’est de la science, pas un concours de beauté. Si la "décroissance" s’apparente à une réduction de la production et de la consommation au niveau agrégé, c’est parce que c’est le cas. Le terme n’édulcore pas ce qu’il étudie. 

Lorsqu’on lui demande sur Twitter si ce n’est ni croissance verte, ni la décroissance, alors quoi ? Jeroen van den Bergh évoque rapidement l’"a-croissance" comme une troisième voie. La promotion de ce concept a été pour lui une croisade déterminante pour sa carrière (par exemple, "Environment versus growth — A criticism of degrowth and a plea for a-growth"), même si le terme n’est pas de lui. L’idée d’a-croissance a été formulée par le spécialiste français de la décroissance Serge Latouche au début des années 2000, une formule rhétorique qu’il a régulièrement utilisé dans ses textes et ses conférences.

Personnellement, je n’utilise pas le terme "a-croissance" parce que je ne le trouve pas utile. Tout d’abord, la façon dont Jeroen van den Bergh l’utilise réduit la décroissance à une simple contraction économique. L’apparente neutralité de l’approche de l’a-croissance qui la rend attrayante est aussi sa faiblesse : elle ne s’engage sur rien d’autre qu’une position critique à l’égard du PIB, une vision qui fait déjà consensus, même parmi les économistes néoclassiques. Deuxièmement, elle contredit implicitement un solide corpus de travaux démontrant l’impossibilité de réduire l’empreinte écologique tout en maintenant les niveaux actuels de production et de consommation (cf. Hickel et Kallis [2019] par exemple, une autre étude critique vis-à-vis de la croissance bien connue et qui n’est pas incluse dans leur échantillon). Troisièmement, je trouve ce terme à la fois inutilement abstrait, conceptuellement creux et culturellement maladroit en raison de ses connotations religieuses. Pour ces raisons, je doute que le terme rencontre beaucoup de succès. L’histoire m’a donné raison jusqu’à présent : il n’y a pas de mouvement d’a-croissance et le concept est principalement maintenu en vie par Jeroen van den Bergh et seulement lui. 

La décroissance contre la politique environnementale ? 

Dans l’introduction de l’article, les deux auteurs dupent les lecteurs avec une fausse dichotomie. Après avoir défini la décroissance comme une stratégie visant "à réduire la taille de l’économie de marché comme stratégie clé pour résoudre les problèmes environnementaux", ils écrivent : "à l’opposé, les chercheurs en politique environnementale ont tendance à considérer une politique climatique ambitieuse comme fondamentale pour résoudre le changement climatique". Même déclaration dans ce billet en ligne : "Vous pensez que la décroissance est la seule solution disponible ? Qu’en est-il de la politique environnementale et climatique ?" (J. van den Bergh). Ce n’est pas une image exacte. Ce qui définit l’approche de la décroissance est l’hypothèse selon laquelle un ensemble de politiques parvenant à réduire suffisamment l’empreinte écologique d’un pays impliquera inévitablement une réduction significative de la production et de la consommation. 

Il n’y a pas d’opposition entre la décroissance et la politique environnementale. En faisant ce commentaire, les auteurs suggèrent que les chercheurs en décroissance croient naïvement en l’existence d’un "bouton de croissance" caché quelque part au ministère de l’Économie et qu’une stratégie de décroissance consiste simplement à faire baisser le PIB. C’est, bien sûr, un non-sens. Le ralentissement d’une économie moderne pour atteindre les quadruples objectifs de la décroissance (soutenabilité, démocratie, justice, bien-être) nécessite divers leviers, dont beaucoup sont d’ailleurs étudiés par des chercheurs extérieurs au champ de la décroissance.

Dans Fitzpatrick et alii (2022), nous réutilisons une définition que j’ai développée pendant mon doctorat : une proposition de politique de décroissance est "un plan ou un principe d’action adopté ou proposé par une organisation ou un individu visant à atteindre les objectifs de la décroissance" [Parrique, 2019]. La taxe sur le capital de Piketty n’est devenue une politique de décroissance que lorsqu’elle a été reprise et adaptée à l’agenda politique de la décroissance. Ce qui importe n’est pas d’où vient l’idée politique, mais comment elle est mobilisée et pourquoi. L’auteur qualifie de "déroutant" Germain (2017) lorsqu’il qualifie de politique de décroissance "un impôt prélevé sur l’exploitation de la ressource naturelle". Pourtant, dans le modèle simplifié développé dans l’article de Germain, la production est proportionnelle aux taux d’extraction, si bien qu’une taxe sur l’utilisation des ressources a un impact direct sur la production. De plus, qui se soucie de savoir qui a parlé en premier de taxer les ressources et quelle était sa formation universitaire. Il ne s’agit pas d’histoire de la pensée. À mesure que le champ des études sur la décroissance se développe, ses chercheurs mobilisent de plus en plus de politiques et certaines sont empruntées en-dehors du champ, d’autres sont inventées en son sein. La seule chose qui compte vraiment, c’est le programme politique final et s’il est adéquat pour l’objectif […].

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"Quel gâchis d’efforts universitaires", écrit Jennifer Wilkins, commentant l’article. Et en effet, j’ai moi aussi honte de la longueur de cette réponse. C’est une perte d’énergie pour tous ceux qui y ont participé, alors qu’elle aurait pu être consacrée à des recherches utiles. La seule raison pour laquelle je me suis engagé avec cet article, c’est parce qu’il est actuellement utilisé politiquement pour discréditer la décroissance et parce qu’il pourrait potentiellement être utilisé pour jeter le doute sur l’idée même de soutenabilité écologique. Jostein Hauge le résume bien : "répandre de fausses allégations sur la décroissance ne fera pas progresser le savoir en économie écologique ou en écologie politique." Je suis d’accord avec lui et j’ai peur que cela fasse exactement l’opposé et que cela érode la confiance du public vis-à-vis des sciences environnementales de manière plus générale. […]

Je ne défendrai pas la littérature sur la décroissance comme un tout monolithique ; une partie de cette littérature est effectivement de la mauvaise science et les auteurs ont fait un travail décent pour en extraire les pires morceaux. Mais je pense que c’est aussi vrai pour tous les champs universitaires, en particulier les plus récents. Ce qui est répréhensible, c’est qu’au lieu de trier le bon du mauvais, les auteurs choisissent le pire pour délibérément dénaturer le champ. Tout au long de l’article, ils sélectionnent soigneusement seulement les parties d’études qui mettent en évidence les défis de la décroissance tout en ignorant toutes les autres. Cette réponse n’est donc pas une défense de la décroissance, c’est une attaque contre la mauvaise science.

Je dois dire que je l’ai vu venir. Il est difficile de croire que Jeroen van den Bergh ait pu mener une revue de la littérature "objective", alors qu’il a passé ces dernières années à se livrer à une vendetta personnelle à la John Wick pour dénigrer les décroissants. Ce genre de rage au volant universitaire n’a pas sa place dans les revues à comité de lecture ; c’est à cela que servent les blogs personnels. »

Timothée Parrique, « A response to Savin and van den Bergh: Ceci n’est pas degrowth », 9 septembre 2024. Traduit par Martin Anota