« Depuis que Max Weber a proposé son hypothèse de "l’éthique protestante" en 1904-1905, les chercheurs en sciences sociales se sont interrogés sur le rôle que joue la religion dans la croissance économique. Le plus gros problème pour de telles enquêtes était le manque de données disponibles et de cadres analytiques permettant de relier religion et croissance. Ce n’est plus le cas. Au cours des deux dernières décennies, les chercheurs en sciences sociales ont significativement contribué à notre compréhension de la manière par laquelle la religion affecte la croissance.
La religion et les éléments de la fonction de production macroéconomique
Les modèles de croissance standard comprennent des fonctions de production macroéconomique contenant plusieurs intrants qui peuvent affecter la croissance économique. Ces intrants incluent le capital physique, le capital humain, la population/le travail et la productivité globale des facteurs (PGF). Dans un récent article de synthèse (Becker et al., 2024), nous soutenons que chacun de ces intrants peut être affecté, positivement ou négativement, par la religion. Ces liens existent dans la mesure où les croyances religieuses, la pratique religieuse, les institutions religieuses et la doctrine religieuse peuvent façonner les préférences individuelles, les normes sociétales et les institutions économiques. Nous utilisons les différents éléments de la fonction de production macroéconomique comme déterminants immédiats dans un cadre unificateur pour étudier la religion comme l’un des déterminants les plus profonds et les plus fondamentaux de la croissance.
La disponibilité de nouvelles données, les avancées en matière d’informatique et les nouvelles techniques économétriques ont grandement amélioré notre capacité à tester comment divers aspects de la religion affectent chacun de ces intrants de croissance dans les pays, qu’ils soient riches ou pauvres, que ce soit par le passé ou aujourd’hui (Becker et al., 2020 ; 2021). Bien que peu d’études cherchent à comprendre les liens plus larges entre religion et croissance (une exception bien connue étant le travail de Barro et McCleary, 2003 ; voir également McCleary et Barro, 2019), cette littérature s’est développé au point que nous pouvons commencer à généraliser en combinant et en organisant conceptuellement les résultats de différentes études, souvent déconnectées, dans un cadre unificateur.
Le capital physique
L’un des intrants les plus connus de la croissance économique est le capital physique et l’un des arguments centraux de Weber était que certains "traits protestants", tels que l’épargne, étaient essentiels à l’accumulation d’un capital protestant. Plusieurs études suggèrent qu’il existe effectivement des différences entre les confessions religieuses en matière d’épargne et d’autres croyances culturelles d’importance économique. Pourtant, la littérature récente est plutôt mitigée quant à savoir s’il s’agit d’une valeur spécifique à certaines religions ou si elle n’apparaît que dans certains contextes (Guiso et al., 2003 ; Kersting et al., 2020).
La religion affecte également le développement financier, qui constitue lui-même un élément clé de l’accumulation du capital physique. Les exemples incluent les restrictions sur la prise d’intérêts (Rubin, 2011a ; 2011b), la loi religieuse sur l’activité commerciale (Kuran, 2011 ; Kuran et Rubin, 2018a ; 2018b) et les institutions religieuses qui détournent l’allocation des capitaux vers les entreprises les plus productives (Kuran, 2023). Tous ces éléments sont susceptibles de placer certaines sociétés sur des trajectoires de croissance très différentes de celles des autres.
Le capital humain
Le capital humain a depuis longtemps été affecté par la religion et les croyances religieuses. Plusieurs auteurs ont étudié l’effet de l’éducation islamique sur la science (Chaney, 2023), les marchés du travail (Saleh, 2015) et l’alphabétisation (Chaudhary et Rubin, 2011). D’autres ont étudié l’effet d’éviction que l’éducation religieuse exerce sur l’éducation laïque et ses effets sur l’industrialisation (Squicciarini, 2020 ; Bénabou et al., 2022 ; Liang, 2010 ; Arold et al., 2022a ; 2022b). D’autres se sont concentrés sur les conséquences de l’activité missionnaire chrétienne sur le capital humain (Gallego et Woodberry, 2010 ; Bai et Kung, 2015 ; Valencia Caicedo, 2019).
Deux croyances se révèlent positivement liées aux dynamiques éducatives associées à la croissance économique : le judaïsme et le protestantisme. Les juifs se sont spécialisés dans des professions à fort capital humain à partir des siècles qui ont suivi la destruction du Second Temple de Jérusalem (Botticini et Eckstein, 2005 ; 2007) et cet avantage en capital humain a largement persisté jusqu’à nos jours (à quelques exceptions près, comme avec les juifs ultra-orthodoxes, cf. Berman, 2000).
Les protestants avaient une inclination culturelle à l’accumulation du capital humain dès leurs débuts. Martin Luther voulait que ses fidèles sachent lire pour qu’ils puissent étudier la Bible. Cela a eu des répercussions sur le capital humain économiquement pertinent, ce qui donna aux protestants un avantage dans le développement économique du dix-neuvième siècle et par la suite (Becker et Woessmann, 2009).
Population et travail
La religion a également un impact sur la croissance économique via les canaux de la population et du travail. Le canal du travail le plus célèbre est l’idée de Weber selon laquelle les protestants ont développé une plus forte éthique du travail que les autres pour montrer qu’ils faisaient partie des "élus", ceux prédestinés à aller au paradis. Bien que cette thèse ait captivé l’imagination populaire, les constats empiriques sont mitigées quant à savoir si les protestants ont bien une plus forte éthique du travail (par exemple, Andersen et al., 2017 ; Spenkuch, 2017).
La religion peut également façonner les modèles démographiques d’une société. Elle peut affecter la croissance économique en conduisant à une limitation du nombre d’enfants que les familles ont (ce qui accroît les ressources disponibles pour investir dans leur capital humain, cf. Becker et al., 2010), en accélérant ou en retardant la transition démographique d’un pays (Blanc, 2023) ou en affectant la mortalité (Becker et Woessmann, 2018).
La productivité globale des facteurs
(…) Il a y a plusieurs mécanismes par lesquels la religion affecte la productivité. L’un d’eux est la croyance religieuse. Les interdictions religieuses, en particulier celles concernant les activités productives ou les technologies, peuvent avoir un effet néfaste sur la productivité (Bénabou et al., 2022 ; Seror, 2018 ; Coşgel et al., 2012). De même, la tolérance religieuse peut avoir un impact positif sur l’utilisation de la technologie en élargissant les opportunités à ceux qui n’innoveraient pas autrement (Cinnirella et Streb, 2018 ; Hornung, 2019).
La religion peut également affecter la productivité via son effet sur l’économie politique. Les rituels religieux peuvent affecter la productivité en façonnant les normes culturelles et le comportement économique, comme dans le cas du jeûne du Ramadan (Campante et Yanagizawa-Drott, 2015) ou des fêtes des saints catholiques au Mexique (Montero et Yang, 2022). Lorsque la religion joue un rôle important dans la légitimation du pouvoir politique, il est probable que les autorités religieuses participent aux négociations politiques (Rubin, 2017). Cela peut avoir toutes sortes de conséquences inattendues sur la croissance économique, car les intérêts des autorités religieuses et les mécanismes de la politique religieuse ne sont pas toujours alignés sur la prospérité (Chaney, 2013 ; Bazzi et al., 2020). L'imbrication de la religion et de la politique peut également entraîner des persécutions religieuses, ce qui peut avoir des conséquences négatives sur la croissance à long terme (Voigtländer et Voth, 2012 ; Johnson et Koyama, 2019 ; Miguel, 2005).
La religion est importante pour la croissance de multiples façons
Dans le passé comme dans le présent, la religion empiète sur chaque intrant de la fonction de production macroéconomique. Bien que plusieurs études connectant religion et croissance économique se concentrent sur des événements, des époques et des lieux précis, les preuves cumulées torées de ces études sont claires : la religion a un impact sur la croissance économique. La manière, le moment et le lieu où elle se révèle d’importance dépendent du contexte, mais les économistes qui négligent la religion le font à leurs risques et périls. »
Sascha O. Becker, Jared Rubin & Ludger Woessmann, « Religion matters for economic growth through various channels », CEPR, VoxEU.org, 8 septembre 2024. Traduit par Martin Anota
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dimanche 8 septembre 2024
La religion importe pour la croissance économique
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