« L’un des principaux domaines d’étude de l’économie du travail est celui des causes des différences de rémunérations entre les individus et, par extension, de la structure des salaires et des rémunérations sur le marché du travail. Comme l’ont montré les travaux fondateurs de Mincer (1958), Becker (1962) et bien d’autres, le capital humain est un important prédicteur des différences de rémunérations entre les individus et entre les pays. La théorie du capital humain repose sur l’idée que les investissements comme l’éducation ou la formation qui rendent les individus plus productifs sont récompensés par une augmentation des rémunérations sur le marché du travail. […]
Mincer (1974) a développé un modèle formel dans lequel des travailleurs identiques investissent dans le capital humain pour maximiser leurs rémunérations futures et il en a déduit une relation, connue familièrement sous le nom d'"équation Mincer" (Mincer equation). […] L'équation Mincer régresse le logarithme des rémunérations individuelles sur les années d'éducation (de scolarité) et une fonction flexible de l'expérience professionnelle. [...]
Les principales idées tirées du modèle Mincer ont largement résisté à l'épreuve du temps [Lemieux, 2006]. Psacharopoulos et Patrinos (2018) ont compilé 1.120 estimations des rendements de l’éducation couvrant 139 pays depuis 1950 et ils ont conclu que le rendement moyen privé de l’éducation est d’environ 9 % par année d’éducation, les estimations se situant typiquement entre 5 et 15 % [Gunderson et Oreopolous, 2020 ; Patrinos et Psacharopoulos, 2020]. Aux États-Unis, les différences en matière d’éducation expliqueraient environ un tiers de la variation des rémunérations transversales [Card, 1999 ; Deming, 2022].
L'un des problèmes est que les personnes qui s’attendent à avoir des rendements plus élevés investiront davantage dans l’éducation, si bien que les comparaisons entre personnes ayant des niveaux d’éducation différents souffrent d’un "biais de capacité" (ability bias) [Griliches, 1979 ; Card, 1999]. Les économistes du travail ont cherché à surmonter ce problème avec diverses approches quasi-expérimentales. Il s’agit par exemple de trouver des variables instrumentales qui affectent la scolarité mais qui sont supposées ne pas être liées aux capacités, ni à d’autres facteurs prédictifs des rémunérations tels que les lois sur la scolarité obligatoire, la construction d’écoles et les changements dans le financement de l’éducation [Angrist et Krueger, 1991 ; Duflo, 2001 ; Oreopoulos, 2006 ; Khanna, 2023] et d’exploiter les changements discontinus dans la probabilité d’admission autour des seuils de notes ou de tests. Ces modèles dits de "discontinuité de régression" (regression discontinuity) sont devenus courants ces dernières années et ont été utilisés pour estimer le rendement de l'éducation aux États-Unis, en Suède, en Chine, en Corée du Sud et en Finlande [Hoekstra, 2009 ; Öckert, 2010 ; Zimmerman, 2014 ; Fan et al., 2018 ; Ost et al., 2018 ; Smith et al., 2020 ; Kim, 2021 ; Kozakowski, 2023 ; Mountjoy, 2024 ; Virtanen et al., 2024].
Les modèles avec variables instrumentales et régression de discontinuité rapportent des estimations causales, mais généralement pour un sous-ensemble sélectionné d'une population plus large. Par exemple, les estimations avec régression de discontinuité ne s'appliquent qu'à ceux qui ont été à peine rejetés ou admis, si bien qu'elles ne peuvent pas être généralisées à l'ensemble de la population.
Malgré cette limite, les estimations du rendement de l'éducation issues d'études quasi-expérimentales sont étonnamment similaires entre elles et aux estimations naïves du modèle de Mincer. Par exemple, Zimmerman (2014) a utilisé un modèle avec régression de discontinuité pour les universités publiques de Floride et il a constaté un rendement d'environ 10 % pour une année supplémentaire […]. Duflo (2001) a étudié un programme massif de construction d'écoles en Indonésie et elle a conclu à un rendement de l'éducation compris entre 7 et 10 %. Khanna (2023) a étudié un programme de construction d'écoles en Inde et a estimé que le rendement moyen de la scolarité était d’environ 13 %. Oreopoulos (2006) a comparé les cohortes au Royaume-Uni nées juste avant et juste après les changements dans l'âge de fin de scolarité et il a conclu qu'une année supplémentaire d'éducation se traduit par une hausse des rémunérations comprises entre 10 et 14 %. Selon un large éventail d’approches, de lieux et de périodes de temps, le rendement d'une année d'éducation semble être d'environ 10 %.
Bien sûr, le capital humain va au-delà de la simple quantité d'éducation. La qualité de l'éducation varie probablement beaucoup entre les travailleurs ayant le même niveau d'éducation [Card, 1993 ; Carneiro et al., 2011]. Plus généralement, le capital humain comprend tout attribut qui rend les gens plus productifs sur le marché du travail, y compris le sens des affaires, la santé et d'autres facteurs [Schultz, 1961 ; Becker, 2007 ; Smith et al., 2019]. Smith et al. (2019) constatent que 75 % des bénéfices des entreprises privées sont attribuables au capital humain du propriétaire plutôt qu’à des actifs physiques ou financiers et les décompositions de variance des rémunérations dans les données appariées employeurs-salariés révèlent que les "effets travailleurs" représentent près de la moitié de la variance des rémunérations [Card et al., 2018 ; Song et al., 2019]. Ces études, qui tiennent compte de toutes les formes mesurées et non mesurées de capital humain, constatent généralement que le capital humain explique la moitié ou plus de la variation des rémunérations.
Néanmoins, une possibilité est que la scolarité signale une productivité plus élevée, mais qu'elle n’en est pas directement la cause [Spence, 1974 ; Caplan, 2019]. Cela dit, de nombreuses études constatent des rendements positifs pour des années d’études supplémentaires qui ne sont pas directement observées par les employeurs et qui ne peuvent donc pas servir de signaux. Les lois d’allongement de la scolarité obligatoire et les programmes de construction d’écoles ont été suivis d’une hausse des inscriptions dans l’enseignement primaire et secondaire et des rémunérations sans entraîner de fortes augmentations de l’obtention de diplômes [Angrist et Krueger, 1991 ; Duflo, 2001]. D’autres études rendent compte d’importants rendements marchands pour les cours suivis et les compétences spécifiques pour des personnes ayant le même diplôme [Arteaga, 2018 ; Goodman, 2019]. Bien qu’il soit difficile de distinguer empiriquement entre le capital humain et le signal, une étude particulièrement intelligente d’Aryal et al. (2022) a utilisé l’observabilité différentielle des lois sur la scolarité obligatoire dans les différentes régions de Norvège pour distinguer le capital humain du signal. Ils ont conclu que le capital humain expliquait environ 70 % du rendement de l’enseignement secondaire. […] »
David J. Deming & Mikko I. Silliman, « Skills and human capital in the labor market », NBER, working paper, n° 32908, septembre. Traduit par Martin Anota
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