« Entre la Seconde Guerre mondiale et les années 1970, les disparités de revenus aux États-Unis étaient relativement faibles. Certains étaient riches et beaucoup étaient pauvres, mais les inégalités globales entre les Américains en termes de richesse, de revenus et de statut social étaient suffisamment faibles pour que le pays ait un sentiment d’une prospérité partagée. Les choses sont bien différentes aujourd'hui, comme la société américaine est minée par des inégalités extrêmes, par une fragmentation économique et par la lutte des classes.
Que s'est-il passé ? Les données économiques montrent un énorme élargissement des disparités de revenu et de patrimoine à partir de 1980 environ, finissant par saper la répartition relativement équitable des revenus des années 1940 aux années 1970. En outre, les disparités croissantes de revenu ont entraîné des disparités croissantes dans l’influence politique et la réémergence de ce qui est ressenti de plus en plus comme un système de classes oppressif.
Le billet d'aujourd'hui est le premier d'une série explorant la montée des inégalités aux États-Unis et ses conséquences. Je pense qu'il me faudrait tout un billet pour aborder ce que je crois être le facteur le plus important dans la montée des inégalités : le glissement du pouvoir politique et du pouvoir de négociation au détriment des travailleurs.
Je vais aborder quatre points :
• Quatre faits à propos des inégalités que toute histoire devrait expliquer ;
• Le rôle de la mondialisation ;
• Le rôle de la technologie ;
• Le rôle du pouvoir.
Quatre faits sur les inégalités
Les familles du 95e centile (celles qui sont plus riches que les 95 % de leurs compatriotes) se considèrent probablement aisées, mais pas riches. En 1950, elles gagnaient 2,43 fois plus que la famille médiane, c’est-à-dire celle qui se situe au milieu de la répartition des revenus. En 1980, ce ratio était de 2,62, soit un changement limité en 30 ans. Mais en 2023, les familles du 95e centile gagnaient 3,54 fois plus que la famille médiane. Autrement dit, en 2023, les Américains aisés se sont distancés de ceux qui se situaient en dessous d'eux dans la répartition des revenus.
Il y a plusieurs façons de mesurer les inégalités. J'ai tendance à privilégier des ratios simples comme ceux mentionnés ci-dessus, mais d'autres économistes privilégient des mesures plus complexes comme le coefficient de Gini. Je n'essaierai pas d'expliquer comment fonctionne ce coefficient, mais voici son évolution au fil du temps :
Indice de Gini de la répartition des revenus aux Etats-Unis Quelle que soit la mesure que vous utilisez pour quantifier les inégalités, elles racontent toutes la même histoire :
Fait n° 1 sur les inégalités : Les inégalités étaient relativement faibles et stables des années 1940 jusqu’à environ 1980 environ, mais elles ont augmenté de façon spectaculaire depuis.
Lorsqu'il est devenu manifeste que les inégalités augmentaient aux États-Unis, de nombreux observateurs ont tenté de nier ce qui se passait. Certes, leur principale motivation était politique. J'ai publié un article, "The rich, the right, and the facts", démystifiant diverses formes de déni des inégalités, en 1992. Vous pourriez penser que les arguments les plus manifestement erronés ont disparu depuis. Mais les mauvais arguments en économie des inégalités ne disparaissent jamais ; au mieux, ils restent en jachère pendant quelques années avant de réapparaître.
En fait, il y a eu une claire rupture dans la tendance vers 1980. Les inégalités, qui étaient stables depuis des décennies, ont soudainement commencé à grimper rapidement.
Chose importante, ce n'était pas seulement une question de quintile supérieur (les 20 % les plus riches de la population) s’éloignant des 80 % les plus pauvres. Nous avons aussi constaté une forte augmentation des inégalités au sein de ces 20 % les plus riches. Autrement dit, les riches se détachaient des simples nantis et les ultra-riches se détachaient des simples riches. Voici un graphique saisissant du Congressional Budget Office :
Croissance cumulée du revenu après transferts et impôts parmi les ménages du quintile le plus élevé (en %) Ce graphique montre qu'au sein du 1 % le plus riche de la distribution des revenus américains, les 0,1 % les plus riches se sont détachés du reste du 1 % supérieur et les 0,01 % les plus riches se sont détachés du reste du 0,1 % supérieur. Autrement dit, même au sein du 1 % le plus riche, les inégalités ont explosé.
Cela nous amène à notre deuxième fait :
Fait n° 2 sur l’inégalité : les gains de revenus apparaissent d’autant plus élevés que l’on monte dans l’échelle des revenus, avec des gains énormes tout en haut.
J'ai dit que la répartition des revenus aux États-Unis avait été relativement stable des années 1940 jusqu’à 1980 environ. Mais elle n'a pas toujours été stable. Les gens qualifient souvent la période que nous vivons de "nouvelle Belle Epoque" (new gilded age), en référence à une époque antérieure marquée par d'extrêmes inégalités de revenus et de richesses. À des fins de comparaison, pouvons-nous documenter statistiquement cette époque ?
L’essentiel de ce que nous savons sur les inégalités modernes provient d'enquêtes qui n'ont débuté que dans les années 1940. Nous avons cependant d'autres sources de données, en particulier pour les personnes à haut revenus qui ont commencé à payer l'impôt sur le revenu aux États-Unis après 1913 et au Royaume-Uni bien avant. Ces données peuvent être utilisées pour estimer la part des revenus des hauts revenus au cours du siècle dernier, voire davantage, comme le montre ce graphique de la World Inequality Database, qui estime la part du revenu total allant aux 1 % les plus riches de 1909 à 2023 :
Part du revenu national allant aux 1 % les plus riches aux États-Unis (en %) Ce graphique et des estimations similaires montrent de fortes inégalités au début du vingtième siècle, puis des inégalités bien plus faibles pendant plusieurs décennies après la Seconde Guerre mondiale, puis un retour à une seconde Belle Epoque. Voici donc notre troisième constat :
Fait n° 3 sur les inégalités : Les inégalités aux États-Unis ont suivi une courbe en forme de U au cours du temps : initialement elles étaient à un niveau élevé, puis elles ont diminué, puis elles ont augmenté de nouveau pour atteindre un niveau élevé.
Finalement, le graphique ci-dessus montre que les inégalités n'ont pas diminué de manière régulière au cours de la première moitié du vingtième siècle. Au contraire, elles ont diminué rapidement, s'effondrant brutalement entre la fin des années 1930 et la fin des années 1940. Ce schéma se retrouve à partir d'autres sources, donc il ne s'agit pas d'une anomalie du côté des données utilisées.
Dans un article célèbre, les économistes Claudia Goldin et Robert Margo, utilisant des données salariales détaillées du recensement, ont identifié ce phénomène, qu'ils ont appelé la "Grande Compression" (Great Compression), et ont montré qu'il s'est produit entre 1940 et 1950. Ils se sont concentrés sur le rapport interdécile, c’est-à-dire le rapport entre le salaire du 90e centile et celui du 10e centile, qui se présentait ainsi au cours du temps :
Rapport interdécile des salaires aux Etats-Unis Ils ont montré que le rapport interdécile (et d'autres mesures des inégalités salariales) a soudainement diminué dans les années 1940, puis est resté bas pendant plusieurs décennies avant de se creuser de nouveau. Cela est cohérent avec les données sur la part des revenus revenant aux 1 % les plus riches. La répartition relativement égalitaire des revenus dans l'Amérique d'après-guerre n'a pas évolué progressivement. Elle est apparue assez soudainement, à peu près pendant la Seconde Guerre mondiale, et n'a disparu que des décennies après la fin de celle-ci. Voici donc notre quatrième et dernier fait :
Fait n° 4 sur les inégalités : L’ère des inégalités relativement faibles a commencé soudainement, mais a persisté pendant des décennies.
Donc, quelle que soit la théorie que vous utilisez pour expliquer la hausse des inégalités, elle doit être cohérente avec ces quatre faits.
Était-ce la mondialisation ?
Le commerce international a connu une croissance rapide et un changement de nature à partir des années 1970. Jusqu’alors, dans la mesure où l'Amérique importait des biens manufacturés, donc principalement auprès d’autres pays à hauts salaires. Ce que nous achetions aux pays plus pauvres (ceux que nous appelons aujourd'hui les marchés émergents) était principalement des minéraux comme le pétrole et des produits agricoles comme le café et les bananes. Dans les années 1970, cependant, un nombre croissant de marchés émergents ont commencé à exporter des biens manufacturés fortement intensifs en travail, comme les vêtements. De plus, la baisse des coûts de transport, due en grande partie à la conteneurisation, a permis de fractionner la production de biens comme les automobiles et les ordinateurs en plusieurs étapes et d'effectuer les étapes très intensives en travail dans des pays à bas salaires comme la Chine ou le Vietnam.
Selon la théorie standard du commerce international, importer des biens fabriqués par des travailleurs à col bleu et exporter des biens dont la production requiert de nombreux diplômés du supérieur réduit la demande de travailleurs peu qualifiés tout en augmentant la demande de travailleurs plus qualifiés, creusant ainsi les inégalités salariales. Or il est clair que cela s'est produit. La question est plutôt de savoir dans quelle mesure cela a contribué à l’histoire de la montée des inégalités.
Il y a trois raisons principales de croire que le rôle de la mondialisation a été limité. La première, que j'ai partiellement documentée il y a quelques semaines, est que les chiffres ne sont tout simplement pas assez importants. Je pourrais m'étendre sur ce sujet bien plus longuement et je l'ai fait (avec de nombreux autres chercheurs) dans plusieurs articles publiés dans les années 1990. Mais c'est probablement plus que vous ne souhaitez savoir. En résumé, les calculs disent que la mondialisation n'a pas été le principal facteur des inégalités.
Une deuxième raison de douter de l'affirmation selon laquelle la mondialisation a provoqué la hausse des inégalités est qu’elle les creuse en creusant les écarts de rémunération entre travailleurs très qualifiés et les travailleurs peu qualifiés. Mais si l'élargissement des écarts de rémunération liés au niveau d'études explique en partie la montée des inégalités dans les années 1980 et 1990, l'écart de rémunération lié au niveau d'études a cessé de se creuser après 2000 et pourtant les inégalités ont continué de se creuser, une tendance incompatible avec l'idée que la mondialisation est le principal moteur des inégalités. […] Donc il s’est passé autre chose.
Finalement, la mondialisation ne peut expliquer l'énorme augmentation des inégalités parmi les travailleurs hautement qualifiés. Regardez de nouveau le graphique du CBO sur la croissance des revenus des 20 % les plus riches et voyez la croissance spectaculaire des revenus des 0,01 % les plus riches […]. Ou imaginez les choses ainsi : les enseignants du secondaire et les PDG ont des niveaux d'éducation similaires, mais ils n'ont pas connu des trajectoires de revenus exactement similaires. Ainsi, même si la mondialisation a certainement joué un certain rôle dans la montée des inégalités, elle ne peut pas en être le principal responsable.
Le progrès technique biaisé
Les ordinateurs personnels ont fait leur apparition sur les bureaux au début des années 1980. Je me souviens encore de mon premier PC, qui n’avait pas de carte graphique et qui affichait le texte dans la couleur de votre choix, pourvu qu'elle soit verte, et de l'importance qu'il revêtait néanmoins à l'époque. L'apparition des micro-ordinateurs correspond plus ou moins au moment où les inégalités ont commencé à se creuser aux États-Unis.
Dans les années 1990, plusieurs économistes, conscients que les chiffres ne suffisaient pas à expliquer la montée des inégalités par la mondialisation, ont affirmé que l'explication résidait plutôt dans la technologie. Plus précisément, ils ont suggéré que le "progrès technique biaisé en faveur des compétences" (skill-biased technological change), la technologie qui réduisait la demande de travailleurs peu qualifiés tout en augmentant la demande de travailleurs hautement qualifiés, en était le principal responsable. […]
En 2008, Claudia Goldin et Lawrence Katz ont publié un livre, The Race Between Education and Technology, plaçant le progrès technique biaisé au cœur de leur histoire. Il s'agit bien de la même Claudia Goldin qui a contribué à la découverte de la Grande Compression et qui allait plus tard remporter un prix Nobel d’économie amplement mérité pour ses nombreuses contributions à l'économie du travail. Et Katz est également l'un de nos plus grands économistes du travail.
Pourtant, en 2002, David Card, un autre futur lauréat du prix Nobel d’économie, et John DiNardo ont publié une critique du progrès technique biaisé qui était, pour un article universitaire, remarquablement directe : "Notre principale conclusion est que, contrairement à l’impression véhiculée par la plupart des publications récentes, l’hypothèse du progrès technique biaisé ne constitue pas une explication unicausale de l’évolution de la structure salariale aux États-Unis dans les années 1980 et 1990. En effet, nous trouvons des énigmes et des problèmes pour cette théorie dans presque toutes les dimensions de la structure salariale… Nous affirmons que l’hypothèse du progrès technique biaisé en elle-même n’est pas particulièrement utile pour organiser ou comprendre les changements dans la structure des salaires qui se sont produits sur le marché du travail américain."
Au risque de simplifier excessivement leur analyse détaillée, je dirais qu'ils ont identifié plus ou moins les mêmes problèmes dans le cadre du progrès technique biaisé que ceux que j'ai mentionnés pour les tentatives d’explications de la hausse des inégalités avec la mondialisation. Les ordinateurs ne peuvent expliquer pourquoi les inégalités ont continué d'augmenter malgré la stagnation de la prime salariale liée à l'éducation, ni pourquoi les 0,01 % les plus riches se détachent de tous les autres.
Je devrais mentionner une histoire bien différente à propos de la technologie et des inégalités : l’hypothèse de la "superstar" de Sherwin Rosen. Rosen affirmait que les technologies modernes, en particulier les technologies de communication, élargissaient le champ d’action des individus talentueux dans divers domaines. Rosen envisageait initialement les humoristes, dont le public était auparavant limité au nombre de personnes pouvant tenir dans une salle, mais qui ont finalement pu toucher un large public à la télévision. Il suggérait que ce changement creusait les inégalités entre les talents : les humoristes les plus drôles feraient rire des millions de personnes devant leur téléviseur […]. Il y a certaines preuves empiriques pour cette hypothèse et elle ne s'applique pas uniquement aux artistes. Par exemple, les télécommunications modernes permettent-elles à des avocats vedettes d'être avocats principaux dans plusieurs affaires ? Je suis personnellement fasciné par l'hypothèse dee la superstar, notamment parce que j'en vois des signes dans le monde universitaire. Mais je continue de penser que l'approfondir entraînerait cet article trop loin. J'y reviendrai une autre fois.
Le pouvoir
J’ai affirmé que ni la mondialisation ni le changement technologique biaisé en faveur des compétences ne constituent des explications adéquates à l’énorme augmentation des inégalités de revenus qui a eu lieu depuis 1980. Mais dans ce cas, quelle est l’histoire ?
Ma réponse préférée se focalise sur le pouvoir. J'entends par là en partie le pouvoir politique explicite. Il y a clairement eu un point tournant en matière d'inégalités vers 1980. Que s'est-il passé alors ? Comme indiqué précédemment, cette date correspond approximativement à l'essor de la mondialisation industrielle moderne. Elle correspond aussi à l'essor des micro-ordinateurs. Mais elle correspond à une autre chose encore : l'élection de Ronald Reagan et un glissement général vers la droite de la politique américaine.
Qu'en est-il du grand mouvement de réduction des inégalités (la Grande Compression) dans les années 1940 ? Le New Deal de Roosevelt contrôlait alors le gouvernement et ce depuis 1933. Néanmoins, la Seconde Guerre mondiale a donné au New Deal un pouvoir largement accru pour remodeler l'économie.
En tout cas, le pouvoir ne se limite pas au contrôle du Congrès et de la Maison Blanche. Il tient aussi aux institutions et aux normes sociales qui peuvent améliorer la position des travailleurs dans les négociations avec les employeurs et limiter les possibilités pour les membres de l'élite de s'enrichir par leurs propres intérêts.
Voici un graphique qui donne un aperçu de certains des arguments que je présenterai la semaine prochaine. Il montre le taux de syndicalisation (le pourcentage de travailleurs qui sont syndiqués) au fil du temps :
Taux de syndicalisation aux Etats-Unis (en %)
La corrélation avec la Grande Compression et la montée des inégalités après 1980 est évidente.
Cependant, exposer les façons par lesquelles le pouvoir peut expliquer la baisse et la montée des inégalités demandera beaucoup de temps et d'espace. Il en sera de même pour exposer les problèmes avec cet argument, car il présente lui aussi des points faibles.
Donc, à suivre. »
Paul Krugman, « Why did the rich pull away from the rest? Understanding inequality: Part I », Stone Center, 7 juillet 2025. Traduit par Martin Anota
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